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L'enfant au renard

Summary:

« Au reste, ces enfants, quand ils dérobaient, craignaient si fort d'être découverts, qu'un d'eux, à ce qu'on rapporte, ayant pris un renardeau qu'il avait caché sous sa robe, se laissa déchirer le ventre par cet animal à coups d'ongles et de dents, sans jeter un seul cri, et aima mieux mourir que d'être découvert. »
(Plutarque, Vie de Lycurgue, XVIII, 1)

Le Visiteur ment, et voyage dans le temps.

Les deux choses le rattrapent.

Chapter 1: Ante mortem

Summary:

“I came upon a man at the top of a hill
Called himself the savior of the human race
Said he come to save the world from destruction and pain
But I said: how can you save the world from itself?”

Through the Valley (Shawn James)

Notes:

Oui, vous avez bien lu les tags. Bonne nouvelle : ça finit bien. Mauvaise nouvelle : ça fait plus de 100 pages dans mon doc word ♥️

Venez pour la souffrance, restez pour les rares moments d’humour, d’amour, et les références omniprésentes aux chansons de Florent Dorin qui ont littéralement construit cette fic à bout de bras. D'ailleurs, vous pourrez trouver au début de chaque chapitre une citation d'une chanson spécialement associée au chapitre en question, et faisant partie de la playlist constituée pour cette fic (je vous laisse l'écouter intégralement ici si jamais vous avez le cœur à bien fixer le vide en vous questionnant sur votre existence)

Ce fic part de deux principes, comme mentionné dans le résumé : l'un étant que le Visiteur est affecté psychologiquement et physiquement par ses voyages dans le temps (et les manipulations qui en découlent), l'autre étant que le gros plot twist de La Meute est vrai. Donc euh. S'il vous plaît, lisez les tags, prenez soin de vous car ça ne va pas être joyeux (mais oui : ça finit bien, promis), et pour les autres ayant décidé de rester, j'espère que vous aimez le concept de catharsis car il sponsorise toute la fic. On démarre à la saison 2 (pour ce chapitre uniquement), on s'étale sur toute la saison 3 et 4, et on finira jusqu'à la Meute.

Sur ce !

(See the end of the chapter for more notes.)

Chapter Text

L'enfant au renard couverture

 

Il ne sait pas quand est-ce que ça commence vraiment. La fatigue.

Elle le saisit au corps comme une enclume, compacte et lourde ; elle l’engourdit des pieds à la tête, et l’attire vers le sol avec plus de naturel que la gravité. Renard a pourtant l’habitude de frauder les principes les plus élémentaires de la physique. À lui seul, il incarne le concept de la relativité, quand bien même il n’a pas lu une seule ligne d’Einstein (ce qu’Henry déplore profondément) : chacun de ses pas, chacune de ses respirations glissent sur les règles et les conformités. Renard se fiche du monde réel. Il le triche sans cesse. Il n’en est pas issu.

Mais lorsqu’il lâche le corps de Dario dans un coin des souterrains, avec ce bout de papier griffonné ridicule et audacieux, le Visiteur est fourbu. Il n’a pas voulu qu’Henry l’accompagne ; croiser son regard alors qu’il vient de le rebooter lui fait toujours remonter un désagréable sentiment dans le dos, proche de la culpabilité. L’arrivée de ce Lambardi vient de le planter au pied du mur et il n’a pas besoin de ça. Bien sûr, ses motivations restent valables, mais le regard qu’Henry lui avait lancé, stoppé net dans ses explications par la possibilité que oui, des humains souffraient pour trois décisions prises entre les quatre murs décrépis d’un labo, lui a fait l’effet d’une sale envie d’éternuer : incontrôlable, soudaine et décidément très inconfortable. Ça gâche ses plans, alors qu'il sait ce qu’il fait.

Renard grimace en sentant ses reins le faire souffrir. Il n’a pas l’habitude de porter des corps. Aimerait que ça reste ainsi. Le souffle lui manque, quelques secondes tout au plus, à peine pour lui faire comprendre que l’effort physique a été conséquent, et il prend le temps de se craquer le bas du dos avant de faire demi-tour. Il connaît les coins à zombies dans la région et le comateux sera à l’abri pour un temps, s’il n’est pas aussi bête qu’il en a l’air. Pour trouver leur repère, et savoir qu’ils sont à l’origine de cette petite opération humanitaire qu’on appelle le sauvetage du monde, il faut, en fin de compte, avoir un peu de jugeote.

(Il a un mauvais pressentiment à propos de ce type. Il aurait pu l'amener un peu plus loin…)

Alors qu’il revient sur ses pas, il se met à bâiller. Peut-être que pour une fois, il peut s’autoriser une sieste, après avoir redémarré Henry. S’il se remet à lui raconter ses aventures en internat, celles qu’il connait déjà par cœur, ça l’aidera même à s’endormir.

 


 

En se téléportant après la mission catastrophique de M. Dassaut, Renard a du mal à taper le digicode. Sa main tremble. Frustré, sûrement, parce que décidément chaque jour lui confirme que les intérêts personnels passent avant le bien commun, et Raph a beau minauder sur des concepts aussi abstraits que la vérité et le consentement, ça ne va pas sauver l’humanité de toutes les catastrophes qui se déclencheront à cause de son irrémédiable individualité. Il doit s’y reprendre à trois fois avant d’avoir le 23-805, les grognements des ZQC n’alertant même pas son oreille – il lui reste trois balles dans son chargeur – et quand il pose une chaussure fatiguée sur le sol poussiéreux, Henry l’accueille comme d’habitude, sans lever le nez de son établi et de ses machines.

— Toi, t’as passé une sale journée.

Il laisse échapper un rire amer. Il est fascinant de constater qu’Henry utilise le langage conventionnel quand bien même les mots utilisés ne conviennent pas à la situation ; quand il part en mission, par exemple, c’est une « journée », même s’il y passe quelques heures, et si d’ordinaire les Castafolte détestent l’amalgame (ironie inconsciente programmée par le modèle original), Henry se plie volontiers aux convenances de la langue française sans sourciller. Le Visiteur du Futur trouve que confondre les journées avec les heures a quelque chose de drôle. De toute façon, il ne fait plus la différence depuis le temps.

— M’en parle pas.

Il tire l’un des tabourets pour s’affaler dessus, fixe la palette qui leur sert de table d’un air dépité. La lumière crue du néon lui attaque les yeux. Il se passe une main sur le visage comme si cela suffisait à effacer l’éblouissement. Il est claqué.

Le bruit d’une clé à molette reposée subitement contre le bois lui fait relever la tête. Il a la surprise de voir qu’Henry l’observe en haussant un sourcil, visiblement déphasé.

— … Ça va ?

Renard étouffe un bâillement.

— Ouais, pourquoi tu me regardes comme ça ?

— Tu t’es vu dans un miroir ? demande le robot d’un ton qui ressemble dangereusement à celui d’une mère voyant son gosse partir à l’école sans son cartable.

— T’as vraiment le chic pour parler aux Hommes, rétorque-t-il en soupirant.

Si le Visiteur pense faire allusion avec discrétion à la nature robotique de son compagnon, Henry ne l’entend pas de la même façon. Cela ne le vexe absolument pas, et le docteur lui tend un bout de miroir brisé en levant les yeux au ciel. Les doigts bandés du voyageur viennent le cueillir avec réticence, fatigué d’avance à l’idée de la connerie que Judith a décidé de lui dessiner sur le visage, ou peut-être du post-it que Raph lui a planté sur les cheveux quand il a eu les yeux tournés.

Des cernes.

Des cernes monstrueux creusent ses joues. Deux demi-lunes noires lui tombent des paupières sur deux centimètres, lui donnant l’air encore plus pitoyable avec le sang et les bandages qui encadrent son visage, et il se fait la réflexion qu’effectivement, bientôt il n’aura d’humain que le comportement, puisque son apparence se rapproche beaucoup plus de celle du zombie. Pourtant, en quittant le Maharadja, les trois autres n’ont pas eu l’air de remarquer la chose ; certes, Henry passe plus de temps avec lui, est bien plus habitué à voir sa tête que le reste du Plan à Trois, mais il est impossible de passer à côté des marques menaçantes qui lui encrent la face. Son reflet, qu’il n’a pas tant l’habitude de voir, lui paraît presque étranger. Du coin de l’œil, il voit Henry se pencher sur son tabouret, attendant une réaction vocale.

Renard se racle la gorge.

— Ouais, je dois un peu me surmener en ce moment…

Le docteur secoue la tête, l’air sincèrement préoccupé :

— Tu devrais prendre un jour de repos. C’est pas comme si le monde allait s’arrêter de tourner si tu prenais des vacances non plus…

Il tique. Henry continue à parler de jours comme si cette notion avait encore du sens.

— Non, c’est rien, t’inquiète. C’était la mission de trop, c’est tout.

Au moment où il bredouille son excuse, un gargouillement résonne dans le labo. Renard réalise soudainement qu’il n’a pas mangé. Depuis combien de temps ? Comme si ça peut vouloir dire quelque chose.

Henry soupire une deuxième fois. Il pivote vers son établi, fouille quelques instants, puis se retourne vers lui. Dans sa main, il y a un sandwich triangle à peine entamé.

— Tiens. Moi, j’avais pas faim…

Renard ravale une pique acerbe. Comment lui expliquer que de toute façon, il n’aura jamais faim ?

— … Merci, Henry.

Il se saisit du sandwich sans cacher son soulagement, et s’affale sur son tabouret après la première bouchée. Peut-être doit-il demander à Henry d’installer une alarme sur sa machine, histoire de garder un régime régulier. Ce dernier fronce les sourcils en le voyant engloutir son repas en quelques secondes à peine.

— Hé, je déconne pas. C’est un coup à tomber dans les pommes, tout ça…

— Mais non, t’en fais pas, je gère.

Ouais. Il gère.

 


 

Se retrouver enfermé dans une pièce à trois pendant plus de deux jours (et la notion temporelle est, cette fois, bel et bien concrète) vous fait terriblement prendre conscience de l’aspect corporel de votre existence. Le Visiteur, qui a toujours su se tordre face aux règles physiques, est en train de se prendre un retour de bâton lancé par un destin très rancunier. La vision de Judith et Mattéo, allongés sur les dalles, et le bruit sourd des zombies qui cognent contre la porte sont bien assez percutants. S’ils meurent pour la seconde fois, ce sera de façon beaucoup plus misérable.

Putain, il a la dalle.

Il est tout à coup ramené aux limites matérielles de sa propre vie, ce qui est d’autant plus contrariant quand on se rend compte d’à quel point il en a perdu l’habitude. Il est sale, il a faim, il est crevé. Voilà à quoi se résume son état. C’est risible, ironique même ; avoir passé le plus clair de son temps à voyager dedans, tout ça pour se retrouver aux portes de la mort à cause d’une stupide panne. Henry n’est plus là.

C’est sa faute. Il est parti parce qu’il en a eu marre de sa mission, à force de jouer avec sa programmation pour qu’il reste en adéquation avec ses objectifs, et maintenant il se retrouve seul, comme il a commencé, et il entraîne tous ceux qui ont voulu le suivre dans sa chute. La solitude ressemble à la fatigue, dans le fond : elle écrase, comprime la poitrine et surtout, on se sent démuni, il nous manque quelque chose, on a soif de repos et on voudrait colmater la brèche. Henry n’est plus là.

Les cernes sous les yeux de Renard se sont creusées comme des tombes. Ses mains tremblent tout le temps, maintenant.

Il se met à contempler le plafond sans vraiment le voir. Le Tempusfugitron peut se recharger à l’énergie solaire, mais ils sont sous terre. Sans que les boutons ne lui répondent sous ses doigts, qu’est-ce qu’il lui reste ? Il est aussi dépendant de la machine qu’Henry. Sans la présence familière du brassard sur son avant-bras, il n’est rien. Il ne peut plus accomplir la mission qu’il s’est donnée. Réduit à l’état de débris.

Ça fait une éternité qu’il n’a pas dormi. Vu les forces qui lui restent, il ne tardera pas à sombrer dans l’inconscience, de toute façon ; mais la mort est une chose trop abstraite pour qu’il puisse y penser avec la vraie peur aux tripes. Le Visiteur la voit vague, un peu floue, mais surtout il l’attend de loin, de très loin – la mort appartient à son futur. C’est une pensée terrible mais qui ne l’atteint pas. Après avoir triché avec la réalité, le voyageur du temps pipe les dés de l’existence.

Son Double existe encore. Ce n'est pas son heure.

N'est-ce pas ?

 


 

Il a envie de sombrer dans le coma lorsqu’Henry apprend la vérité.

Ce ne sont pas tant la colère et la peine du docteur, bientôt suivies d’une amertume justifiée, qui lui font l’effet d’un coup de tonnerre. Effondré à la table de Raph, alors que le monde s’effrite minute par minute, il n’a simplement plus la force de recoller les morceaux. Les Lombardi ont disparu, le temps va être diffracté comme si tous ses efforts pour le remettre sur le droit chemin n’avaient jamais existé. La fatigue est un marteau, il est l’enclume. Rien ne pourra jamais se forger là-dessus.

Et il a beau tenter d’empêcher Raph, d’empêcher Mattéo de partir, ça ne sert à rien. Judith est passée du mauvais côté et Stella a disparue. À rien : sa vie se résume à ça, c’est une boucle incessante de rien, fondée sur du vide, où tout ce qui le garde en place a lieu grâce aux machines, et la machine la plus importante dans cette existence vient de s’éveiller et de quitter la frontière si gentille de l’obéissance robotique.

Henry a surmonté son bug de fabrique au moment-même où Renard prend conscience du sien.

Tous les deux assis de chaque côté de la table, le silence s’est enraciné, même après que le docteur se soit permis de se faire une tisane pour rassembler ses esprits, ou du moins la nouveauté qui lui incombait. Le Visiteur fixe la nappe sous ses yeux, perdu et amorphe. La fatigue engourdit tout son crâne.

Il est si haïssable que ça ?

— Tu dois me détester, toi aussi.

Henry lève les yeux par-dessus la ligne de porcelaine. Le mug 221B de Raph dans ses gants fume à une température élevée. Trop élevée pour un humain.

— Pourquoi ?

Un sourire âpre étire les lèvres du Visiteur.

— À cause de moi tu sais que t’es un robot…

La peur dans sa phrase passe presque inaperçue – parce que Renard s’est rendu compte, il sait, maintenant, à quel point la machine est fondamentale dans sa vie ; un vertige terrifiant dont il ne sait pas comment se défaire, si jamais il en a eu la force.

— … Alors que tu les as toujours considérés comme des sous-hommes. Puis je t’ai fait rencontrer ton créateur, et il s’est avéré que c’était un con.

Petit silence. Une lueur s’allume dans les yeux d’Henry. Cela s’apparente presque à de la pitié, bien loin de la haine pure qu’il s’attend à voir éclater.

— … Maintenant que tu le dis, oui je te déteste.

Si Renard n’avait pas été si engourdi, s’il ne s’était pas laissé entraîner dans la léthargie la plus totale, peut-être aurait-il pu déceler le sarcasme dans la voix du docteur ; mais il hoche la tête d’un air convaincu, acceptant le jugement avec fatalité, puisque c’est tout ce qu’il lui reste désormais. La fatalité.

Henry fronce les sourcils. Le Visiteur ne le voit pas, parce qu’il a laissé tomber sa tête sur la table, histoire de secouer le peu de matière grise qu’il lui reste.

Il pense à mille et une chose en même temps mais, frappé par le désespoir, il s’embrouille dans chaque piste de réflexion qu’il emprunte ; il pense à Raph, à tout ce qu’il a fait pour changer sa vie jusqu’à modifier le cours entier de sa réalité ; il pense à Stella, qui n’a même pas été une variable dans ses missions alors que désormais, elle est la clé de voûte de tout un plan destiné à le tuer ; il pense à Judith, et Mattéo, qui se sont suivis après un remapage temporel de premier degré, comme si malgré le mélange de cartes qui s’effectuait là-haut, c’étaient toujours les mêmes suites qui se retrouvaient ; bien sûr il pense à Henry, mais penser à Henry cela aurait été envisager une galaxie toute entière, ça donne le vertige ; alors il pense au destin, à ces lignes de codes qui ne sont connues que par des ordinateurs métaphysiques inaccessibles, qui s’amusent avec la vie de chaque âme ici-bas, qu’elles soient nées dans une prison nécrophile ou à la surface malgré les pluies acides- les pluies acides qui n’existent plus.

D’un coup, le Visiteur a un plan.

Quand il relève la tête, Henry est terrifié par la taille des cernes qui trempent son visage.

 


 

Il n'arrive pas à finir le travail pour défendre Judith. Son souffle lui manque, la tête lui tourne, il a les pieds qui vrillent. Il a besoin d'Henry pour finir le travail - la Castagneuse, à la base, n'aurait dû servir qu'à intimider. Quand ils devront partir, ils devront le faire vite, parce que dix cadavres dans un hangar ne passeront pas inaperçus dans le Paris de 2010.

Il a du mal à parler face aux Lombardi. Il n'arrive pas à anticiper la froideur dans le regard de Dario et le coup de feu part tout seul dans la cuisse de Raul. En déposant les corps des deux frères dans les souterrains, il se dit qu'il aurait pu empêcher la chose. Peut-être. Il est fourbu.

Il bégaye quand Stella lui demande la vérité. N'esquive qu'à demi-mots une confirmation sur le potentiel de son futur avec Raph et sent un poids, horriblement familier parce qu'on l'appelle la culpabilité, peser sur sa nuque.

Rentrer au labo l’éreinte. Ils s’y téléportent en silence et quand ses pieds touchent le sol, Henry doit l’épauler jusqu’à son matelas.

Le Visiteur du Futur, inexorablement, ralentit.

Notes:

(Si vous voulez vous plaindre à la suite de la lecture de chaque chapitre, je vous invite à le faire sur twitter, @KalinckaVEVO)

EDIT : la magnifique couverture que vous voyez ici est un cadeau de @ArtsyArrowl, que je ne remercierai jamais assez. Voici le lien twitter et tumblr du dessin !

Chapter 2: Pour le meilleur

Summary:

“He took a step, but then felt tired
He said, “I'll rest a little while.” ”

Blue Lips (Regina Spektor)

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

Quand Renard ouvre les yeux, c’est à cause de l’éclairage. Loin du néon cru du labo, trop tamisé pour être habituel. Pourtant il est bien chez lui : il reconnaît la couverture qui le borde et l’oreiller sous son crâne sent le cambouis à cause de la tache qu’il a toujours eu la flemme de nettoyer. En levant la tête, il trouve enfin la source de cette obscurité : Henry travaille sur son établi, à la lueur de la petite lampe de chevet qui lui sert à se repérer, tandis que l’interrupteur principal a été laissé intact. D’ordinaire, son sommeil n’est pas troublé par la lumière, ou du moins il ne l’était que lorsqu’il s’était suffisamment reposé. Ça ne l’a jamais dérangé.

On l’a laissé dormir.

Henry bosse sur le Castabot. La forme cabossée du petit robot est immanquable malgré la distance et l’opacité de sa position. La chose le fait doucement sourire ; le docteur, sans s’en rendre compte, chantonne pendant ses opérations, fait tournoyer les outils entre ses gants noirs avec expertise, et la faible lumière qui s’échoue sur son visage découpe sa silhouette dans un halo doré qui lui donne l’air d’une ombre chinoise. Il n’a pas souvent l’habitude de le surprendre en plein travail, car il prend la peine de se téléporter devant le digicode pour l’avertir de son arrivée. Voir Henry dans son élément alors qu’il venait de voir son existence s’effondrer il y a peu était rassurant. Il chantonne quand il bricole.

Il se relève sur sa couche en grimaçant. Son dos lui fait mal et il a reçu un sale coup à la joue, en témoignent les quatre points de suture qui courent sur sa peau. Sa peau, justement, est sale, enfin plus que d’ordinaire. Il pue, il a faim, il est creusé jusqu’à la moelle, sa bouche lui a semblé morte au moment-même où il a décidé de dire à Raul Lombardi que ce dernier lui doit la vie. Même ses doigts, nécessaires pour écrire son message d’adieu aux deux frères, sont courbaturés. Lui aurait-on dit qu’un camion lui était passé dessus, il l’aurait cru.

Il fait craquer ses phalanges et le bruit attire immédiatement l’attention d’Henry. Ce dernier tourne la tête et le fredonnement de son Too late, my time has come meurt sur sa langue.

— Ça va ?

Henry lui pose beaucoup trop cette question ces derniers temps.

— Ouais, ouais, répond-il en étirant son cou. Juste un peu fatigué.

Sa voix est si éraillée qu’on l’aurait prise pour celle de son double. Par réflexe, il tourne entièrement la tête pour être plongé dans la lumière de la lampe, histoire de prouver que les deux côtés de son visage sont opérationnels.

— Qu’est-ce que ça fait ?

La question fait tomber un silence surpris. Henry a parlé spontanément.

— Hein ?

— D’être fatigué ? Ça fait quoi ?

On le fixe avec tout le sérieux du monde, avec un peu de curiosité aussi, mais en se plongeant dans le regard qui a tant de fois fait miroir avec le sien, Renard a l’impression de se trouver au bord du gouffre. Une ancre s’accroche à son cœur.

Il s’est trompé sur toute la ligne. Henry n’est pas dans son élément. Il fait semblant.

Une réponse trop cynique lui vient à l’esprit, mais il serait cruel de répondre ainsi alors que le robot vient de se découvrir une conscience. Être fatigué, c’est être vivant.

— … Je sais pas, Henry, c’est pas facile à décrire…

— Tu pourrais essayer, rétorque le docteur d’un ton assimilable au reproche.

Renard lève les yeux. Henry change immédiatement d’expression, partagé entre la curiosité et un soudain recul. Comme si, à la lumière de cette petite lampe de bureau, le visage du Visiteur vient de se révéler au grand jour – il passe deux doigts sur ses pommettes et le creux qu’il sent au-dessus lui fait réaliser que ses cernes se sont agrandis. Un rictus sarcastique étire ses lèvres gercées.

— Bah déjà, ça ressemble à ça.

— Renard.

Le nom le foudroie sur place. L’esquisse de sa grimace disparaît aussitôt.

— Tu as faim ?

Il n’en sait rien. Il est complètement creux, là.

Henry a l’air malade d’inquiétude. Il fait reculer son tabouret en posant une botte hésitante par terre. Prêt à se lever si jamais il s’effondre.

— Je vais bien, murmure le Visiteur en levant une main comme si cela pouvait suffire à le figer sur place.

— Ça fait un bout de temps que tu dis que tu vas bien.

Ah. Le reproche est de retour. Il secoue la tête.

— Je t’assure, Henry, je gère-

— S’il te plaît.

Renard est incapable de croiser son regard. Il fixe obstinément le sol, fatigué d’avance à l’idée d’affronter le miroir qu’Henry va lui tendre encore une fois.

— C’est déjà assez difficile comme ça, reprend ce dernier en faisant racler son tabouret.

Il ferme les yeux, défait en comprenant le blâme sous-jacent. Henry s’est levé et va le rejoindre sur son matelas. Il n’aurait pas dû se réveiller.

— Être fatigué, c’est se traîner parce que t’arrives plus à lever un pied devant l’autre, même si t'as envie, t'as une espèce de poids dans les muscles qui te ralentit, ou alors parfois tu as mal, c’est passer dix ans à chercher un mot tout simple parce que t’as des trous de mémoires, je sais pas, moi, c’est- c’est du vide en continu, ton corps qui te dit stop, quoi.

— Et ton corps, il te dit stop depuis longtemps, là ?

Son matelas s’affaisse quand Henry s’assoit à côté de lui. Il tourne la tête juste assez pour lui jeter un regard en coin, et le docteur Castafolte l’observe d’un air qui n’accepte pas le moindre mensonge lors de son diagnostic.

— J’ai pas vraiment l’impression d’avoir un corps, avoue-t-il à demi-mots.

Un silence passe.

Puis :

— Bah, moi non plus.

Ils contemplent le sol sans rien dire, jusqu’à ce que Renard ne cède et lui jette un coup d’œil discret, ce à quoi Henry répond par un petit sourire, jusqu’à ce que Renard étouffe un ricanement nerveux, jusqu’à ce qu’Henry renchérisse par un gloussement incontrôlable, jusqu’à ce qu’ils finissent par exploser d’un rire tonitruant et cynique, un rire à renvoyer des frissons, libérateur pour ses deux propriétaires, s’agitant subitement épaule contre épaule sous l’absurdité de leur condition. Le voyageur et l’humaniste écroulés de rire face à l’impasse de leur existence.

Renard sent son estomac gronder à cause de l’agitation, sûrement pour se plaindre de n’avoir pas eu autre chose que du Whizz et un bout de sandwich triangle dans les derniers jours, tandis que la mécanique d’Henry grince imperceptiblement contre son bras – vibrations du métal contre circulation sanguine. Complètement explosé, il finit par se laisser tomber en arrière sur son oreiller, bras repliés derrière la tête, et quelques taches noires viennent obstruer le plafond. Un long soupir lui échappe après avoir calmé son fou-rire. Henry s’allonge sur son coude, tout à côté, et promène son regard sur la pièce avec un sourire fébrile ; la lumière projetée dans la pièce fait ressortir ses cheveux bouclés et sa moustache. Renard, de là où il est, se permet de remarquer une nouvelle fois à quel point Henry ne ressemble pas à un robot. Que ce soit sa peau, sa blouse nonchalamment replacée sur une épaule, sa bouche et sa répartie si spontanée, ses yeux trop profonds pour ne pas s’y perdre, il est impossible de savoir qu’il est fait de métal et pas de chair, si ça n’est pas pour sa manche gauche un peu retroussée, laissant entrevoir un code-barres sur l’avant-bras.

— Je suis désolé.

Le Visiteur a parlé sans réfléchir. Henry tourne la tête pour l’observer de haut, l’air surpris. D’un geste du menton, il désigne le tatouage fautif, trop fatigué pour se demander s’il est intelligent de revenir sur un tabou encore vif.

— À propos de tout ça… ajoute-t-il d’une voix faible. Je suis désolé que tu l’aies appris comme ça.

Henry ramène son avant-bras sous la lumière et relève la manche. Pensif, il passe un doigt ganté sur les petites lignes noires qui font de lui un modèle et un individu :

— T’inquiète, murmure-t-il doucement.

Un petit sourire espiègle apparaît sous sa moustache.

— « Je gère. »

Renard souffle du nez. Henry, amusé par sa connerie, jette un dernier coup d’œil au code-barres avant de rabattre la manche de sa blouse par-dessus. Discussion close.

Il plie une jambe, histoire de faire circuler son sang déjà engourdi, et le geste attire l’attention du docteur, qui semble plongé dans une grande réflexion. Le Visiteur n’est pas sûr de savoir encore compter, mais ce doit certainement être des secondes et non pas des heures qui s’écoulent avant qu’un regard ne tombe dans le sien. Il reste épinglé sur son oreiller crevé, attendant la suite.

Dans le silence d’un labo de 2550, le bruit d’un premier baiser reste inaudible.

Renard ferme les yeux à l’exact moment où il sent le corps d’Henry s’affaisser sur lui. Il est trop à son aise avec le temps pour ne pas être précis, quand bien même la machine à son bras est tombée en veille ; c’est un univers qu’il a traversé et tordu assez de fois pour ne pas se laisser prendre par surprise. Un soupir étiolé lui échappe avant que sa bouche n’en trouve une autre, et une main de cuir vient se planter à quelques centimètres de sa tête pour offrir un soutien supplémentaire. Il passe ses doigts sur la nuque à sa portée, sans daigner faire le moindre mouvement de plus, il est vide mais rempli d’une émotion qui lui gonfle le cœur et les poumons. Henry l’embrasse et c’est aussi simple que ça.

Le temps n’a plus aucune concordance. Les aiguilles et les montres ne dépendent pas de la logique ; les heures et les secondes ne sont plus que des chiffres arbitraires, les journées se confondent avec les mois et les siècles deviennent des saisons, l’univers n’a plus besoin des Hommes pour se trouver un équilibre. Les dates sont fictives, les frises une plaisanterie. L’Histoire, convoquée au sein d’un laboratoire fatigué, est en train de prendre des notes.

Il a à peine la force de lever les bras pour enlacer Henry. Une respiration mécanique se loge dans son cou et il n’a même pas besoin de rouvrir les yeux, tandis que ses mains s’accrochent faiblement à la blouse sur le dos du docteur pour mieux le garder contre lui. Le câlin est complètement épuisé.

— Hé.

— Quoi.

— Je suis content d’avoir bugué.

Un sourire idiot étire ses lèvres.

— On dysfonctionne à deux maintenant.

Le Visiteur n’a aucune idée d’à quel point cette phrase change tout pour Henry. Ce dernier cherche quelque chose sur le matelas ; et quand il lui prend enfin la main, une promesse s’étouffe contre sa peau :

— Faut chercher à vivre, désormais.

 


 

Un soir, alors qu’il rentre de mission, éreinté comme à chaque fois désormais – peu importe le temps qu’il passe en 2010, maintenant, il est claqué dès qu’il appuie sur sa machine – il trébuche contre la porte en métal sans pouvoir se retenir à la poignée. Ses genoux cognent contre le sol et se brisent comme du verre, puis il s’écrase, rattrapé in extremis en plantant ses ongles dans la terre.

Le souffle lui manque dès qu’il veut relever la tête vers le digicode. Il tend la main mais cette dernière tremble ; les cercles noirs qui ont pris l’habitude de clignoter sur sa rétine le rendent aveugle. Un bourdonnement parasite ses tympans, l’empêche d’entendre les bruits des souterrains qui auraient dû l’avertir de l’arrivée des zombies – si l’un d’entre eux s’était retrouvé dans son dos, il ne l’aurait pas senti. Sa bouche est sèche malgré la bouteille entière qu’il a vidée chez Raph.

Le numéro tourne en boucle dans sa tête. 23-805, 23-805, 23-805. En six caractères, il peut rentrer au labo. Il jette un regard au pavé numérique de sa machine. Elle lui apparaît aussi fatiguée que lui, l’espace de quelques secondes – ah ! les secondes, quelle blague – pendant lesquelles il note que l’une de ses lanières de cuir va se rompre sous l’usage, et qu’une partie des symboles inscrits sur les touches s’est effacée à force d’avoir appuyé dessus. Paradoxalement – ce mot, ce mot lui colle à la peau comme la définition-même de sa réalité – la vitre du Tempusfugitron est propre et s’illumine en rouge et bleu à cause du noyau énergétique qui roule juste en-dessous, preuve qu’elle s’anime bel et bien. Chaque éclair clignote de plus en plus vite, jusqu’à ce que la crise épileptique n’atteigne le climax dans une décharge de violet ; puis l’éclairage reprend à zéro, un cycle temporel drôle pour son propriétaire qui ne bouclait jamais la boucle.

Un bruit électronique résonne dans le couloir. Le Visiteur, déphasé, fronce les sourcils, car il ne se rappelle pas avoir accédé au digicode. 23-805. Le son lui débouche la tête. Un grognement monstrueux lui envoie un frisson immonde dans le dos.

Le zombie l’aurait mordu si Henry ne l’avait pas crevé avec la Castagneuse.

— Qu’est-ce que tu fous ?! s’exclame le docteur d’une voix débordante de panique.

Renard n’a pas la force de répondre, complètement ahuri. Une poigne dont la puissance est propulsée par la peur le remet sur pieds. Le bruit assourdissant des coups de feu ricoche contre sa tête et le claquement de la porte, coupant court à cette cacophonie, lui fait l’effet d’un marteau abattu sur son crâne. Au loin, il entend un fracas de métal, probablement une arme tombée par terre, et un froissement de blouse se précipite vers lui au moment où il s’effondre comme une tour de kapla.

— Hé, tu m’entends ?!

Recroquevillé sur lui-même, le Visiteur s’est couvert le visage des pans de son manteau comme d’un suaire. Des spasmes le foudroient sur place et font trembler ses mains à la manière d’un condamné à la chaise électrique. Autour de lui le monde a disparu – c’est le noir et les flashs de couleurs, la douleur multipliée par mille, le contre-coup d’un jetlag trop long pour être rattrapé. Une montagne s’écroule pierre par pierre sur son visage. On le manipule de façon à ce qu’il bascule sur le côté, et on lui tire la langue hors de la bouche – pourquoi ?

— Merde merde merde-

Il est secoué de convulsions, renversé sur le flanc comme un animal fauché sur la route, et on lui enlève ses lunettes, on étale son manteau, sa machine jette un hurlement effroyable sur son âme-

Le Tempusfugitron est balancé sur le côté sans même un regard. Soudain l’univers est limpide, comme un grand écran rallumé après une mise en veille ; Renard se met à flotter loin, téléporté dans une autre réalité, et il a la sensation que sa poitrine se détache du reste de son corps, traversée par une multitude d’aiguilles et d’éclairs, pour s’envoler jusqu’à la surface. Son cœur bat si vite qu’il est sûr d’entendre sa cage thoracique craquer. Ses mains se sont tétanisées. Sa bouche est ouverte dans un cri fantôme. Henry le tient contre lui en le berçant, murmurant des mots qu’il ne comprend pas, jusqu’à ce que ses yeux roulent enfin dans ses orbites pour présenter autre chose que du blanc.

L’instant d’après, ses paupières se ferment : il perd conscience et Henry croit le perdre.

 


 

— C’est la machine.

Au début, il est trop à la ramasse pour comprendre ce qu’on lui dit. Assis à la table, une couverture sur les épaules, des cernes aussi noirs qu’un puits, le Visiteur tient sa tasse de café fumante en fixant le vide. Il est sorti d’un coma qui a duré des années.

— Hein ?

De l’autre côté, Henry le regarde avec une appréhension qui fait mal au cœur ; comme si, au moindre mouvement, il va refaire une crise – c’est comme ça qu’Henry l’appelle, « la crise », de quoi il ne sait pas, mais ce qu’il sait c’est que si le bruit qu’il avait fait en tombant avait été plus discret, Henry n’aurait jamais ouvert la porte et il serait mort là, dévoré par une créature apparemment plus vivante que lui.

— C’est la machine. Ou les voyages, je sais pas, mais il faut que t’arrête.

Il écarquille les yeux et resserre la prise sur son mug. Son sang s’est glacé.

— Me regarde pas comme ça, reprend le docteur d’un ton sévère.

— Mais-

— Je ne parle pas d’arrêter les missions. Je parle de prendre une pause.

Sa voix est catégorique. Renard se mord la lèvre, préférant contourner la difficulté par la rationalité – c’est ce qui marche le mieux avec Henry.

— Pourquoi maintenant ? demande-t-il d’une voix faible. Ça fait un bail que je voyage.

Touché. Son compagnon paraît embêté, et quitte la table pour aller farfouiller dans son établi. La machine, posée au bout du plan de travail, a cessé de clignoter en rouge et bleu. Le Visiteur a appris que les éclairs qui l’ont traversée juste avant sa perte de connaissance sont liés à son état. Quand il la porte, elle arrive à capter son pouls grâce à sa position sur son avant-bras, et réagit en conséquence.

Il faut vraiment qu’il lise son manuel.

— Tiens.

Henry revient à table. Avec lui, un gros réveil vintage tout rond, qui marche encore aux piles, et dont le cadran blanc fait ressortir les deux aiguilles argentées qui égrènent lentement le temps, accompagnées par une trotteuse rouge vif – son tic-tac, tic-tac est presque inaudible. L’appareil affiche huit heures cinq. Renard ne sait absolument pas si c’est vrai. Il lève les yeux vers Henry, déboussolé.

— Quand ce réveil aura fait un tour complet, tu reprendras les missions.

— Tu veux que je dorme une journée entière ?! s’indigne-t-il en se redressant sur son tabouret.

L’expression du docteur prend soudain un degré accru de sévérité, le défiant de contester son autorité savante par un mot de plus. Renard déglutit, effaré à l’idée de se clouer sur son matelas en face à face avec ses pensées qui durent des siècles, et il trempe les lèvres dans son café avec l’espoir de retrouver des forces.

— T’es pas obligé de dormir, répond Henry d’un ton ferme. Mais t’as interdiction de toucher à la machine pendant tout ce temps.

— Qu’est-ce qui te dis que c’est la faute de la machine ? Je te l’ai dit, ça doit faire un millénaire qu’on bosse comme ça, et-

— Justement.

Renard se tait.

— Voyager dans le temps, c’est tordre toutes les règles de la physique quantique. Peut-être qu’un humain n’est pas fait pour être exposé aussi longtemps à un tel mode de vie.

Son monde s’écroule. Interdit, il voit son partenaire baisser les yeux, comme saisi d’une pensée particulièrement lourde à supporter, et il réalise que c’est la première fois qu’Henry parle de lui comme d’un élément extérieur. Tout à coup, il devient l’humain, par opposition au robot ; et le Castafolte endosse le véritable rôle d’un docteur, à la recherche du moindre symptôme qui pourrait confirmer son diagnostic. Henry vient de démolir toute son existence rien qu’en ouvrant la bouche, rien qu’en laissant sous-entendre que le but de sa vie va le détruire avant qu’il ne puisse l’accomplir ; Henry vient de renverser son monde en lui faisant comprendre qu’il va devoir se défaire de la machine.

Mais le Visiteur ne peut pas laisser tomber la machine. C’est grâce à elle qu’il avance dans la vie, c’est elle qui lui permet d’exécuter chacun de ses plans, c’est elle encore qui constitue le lien entre son époque et celle de Raph. Sans elle, il n’aurait jamais pu ramener Judith et Mattéo en 2010. Sans la machine, il est condamné. Il n’est plus capable de se mesurer au temps ; à la place, il doit le subir. L’idée le rend malade.

Il pose la question interdite.

— Et à terme ?

Henry ne le regarde toujours pas dans les yeux. Sa main droite vient serrer la manche de sa blouse. Là où il y a son code-barres.

— … Écoute, c’est juste un test, pour voir. T’es déjà assez mal en point comme ça, ça peut que te faire du bien.

Ses babines se retroussent, et Renard n’arrive pas à s’empêcher de parler, prêt à défendre sa machine comme si c’était son repas du soir :

— C’est facile de dire ça. Toi, tu peux t’amuser avec les tas de ferrailles !

Henry fronce immédiatement les sourcils et serre les dents. Il n’en faut pas plus pour le faire démarrer :

— Ah oui ? Parce que passer vingt-quatre heures au labo, c’est trop te demander, peut-être ? Tu vas te sentir trop seul ? Mais tu penses que je vais où, moi, pendant que tu t’amuses en 2010 ?!

— Mais tu fais ce que tu veux ! Tu pourrais te balader à la surface, si tu voulais, y’a plus de pluie acide, que je sache ! Et c’est pas comme si les zombies pouvaient te bouffer non plus, non ?

— Mais vas-y, demande-moi de me casser, tant que t’y es !

Le docteur s’est penché par-dessus la table pour le fixer sans flancher cette fois, pour vérifier au fond de ses yeux qu’il ne pense pas ce qu’il dit. Le Visiteur aurait lâché la pire phrase du monde s’il avait eu la force de le faire. À la place, il sent la tasse lui glisser entre les doigts, et ce n’est que par l’intervention de la main d’Henry sur la sienne que le café brûlant ne vient pas fumer sa cuisse. Égaré, il scrute leurs deux mains autour de la tasse – les siennes, coupées et fatiguées de partout, enveloppées dans des mitaines effilochées, et celles tout autour, protégées par un cuir noir usé bien plus chaud que la laine et le café combinés – et reste ainsi même lorsque le docteur se dégage lentement après avoir stabilisé sa prise.

— … T’es pas en état, souffle Henry qui s’est calmé à une vitesse vertigineuse. Tu sais pas ce que tu fais.

C’est tristement vrai.

Il s'endort sur la table quelques minutes plus tard, malgré son avant-bras trop léger.

 


 

Quand il se réveille, il a assez de forces pour se lever et manger le sandwich qu’Henry est allé lui chercher. Il ne sait pas d’où vient la nourriture, il s’en fiche. Manger occupe ses pensées. Une fois fini, il se lève avec toute la peine du monde ; ses jambes tremblantes l’amènent jusqu’à l’établi, où il tire un deuxième tabouret pour s’y affaler, épuisé comme jamais. Il observe son compagnon travailler sans un mot.

Henry ne lui dit pas, mais la couverture autour de ses épaules ressemble à un linceul.

 


 

— Passe-moi la clé de 12.

— Celle-là ?

— Oui.

Renard tend la main pour donner l’outil à Henry, qui s’empresse de serrer un boulon dans l’une des trappes du Castabot. Le petit robot a été mis en mode veille, même s’il aurait pu supporter le calibrage une fois allumé – son créateur refuse de l’enclencher pendant qu’il le manipule, dans une rigueur médicale parfaite où le patient doit obligatoirement être anesthésié. Le but de toute cette opération reste flou. Il ne sait pas depuis quand cette routine dure ; la seule constante, c’est qu’il se réveille sur son matelas et qu’il s’en relève inlassablement pour tenir compagnie à Henry près de son poste de travail. Il ne se souvient pas des moments où il s’endort. Le réveil ne sert plus à rien.

Seule la radio trouble le silence.

Mais Henry ne chantonne plus.

 


 

Parfois, comme deux reflets parfaits, le Visiteur passe une main sur son avant-bras vide tandis qu’Henry frotte son code-barres à travers sa manche.

 


 

— Si tu veux, on peut se faire une partie de cartes.

Henry s’esclaffe sans lever les yeux de la carte mémoire qu’il a ouverte.

— Tu sais pas jouer.

— Tu dis ça parce que tu triches.

— J’ai pas besoin de tricher. T’es déjà assez nul comme ça.

C’est au tour du Visiteur de ricaner, amusé par la mauvaise foi qu’ils se renvoient comme une bombe.

— Trop pas…

Henry ne lui répond pas, mais il continue de sourire.

Plus tard, on le bat cinq à trois.

 


 

— Louis XI ?

— Non.

— Louis XII ?

— Non plus.

— Louis XIII ?

— T’es au courant qu’il y a pas que des Louis parmi les rois de France ?

— T’attends la treizième tentative pour me dire ça ?

— Mais c’est quand même grave, c’est une des batailles majeures de l’histoire de France ! Même Raph doit le savoir.

— C’est facile à dire, t’as une mémoire de 500Ta.

Immédiatement, Renard se mord la lèvre. L’insouciance de leur petit jeu vole en éclats et il risque avec peine un regard vers Henry, qui s’est figé, marteau en l’air au-dessus d’un vieux lecteur DVD.

Il n’y a pas un bruit.

— … C’est vrai, ça ?

Le Visiteur a l’impression de marcher sur un champ de mine. Incapable de répondre vocalement, il hoche la tête.

Henry, au lieu de mal prendre la nouvelle, a l’air enchanté. Une lueur s’allume dans ses yeux noirs et il finit par hausser un sourcil appréciateur :

— Tu me l’as jamais dit.

— … J’ai pas vraiment trouvé l’occasion, répond Renard en grimaçant.

Il resserre les pans de sa couverture autour de lui. Mine de rien, il fait un peu froid.

— … Mais ça n’excuse pas ta connaissance pitoyable de l’Histoire, reprend le docteur d’un ton accusateur.

— Vas-y, fais-moi passer une évaluation tant que t’y es.

— Oh, j’y ai pensé, mais j’aurais honte de couper un arbre pour que tu finisses par me rendre copie blanche à la question « Qui a mené la bataille de Marignan ».

— Ouais eh bah, si tu veux mon avis, faut pas trop espérer du côté de ma mémoire.

Un silence surpris tombe sur eux. Son retard de sommeil à peine rattrapé le fait osciller sur la frontière d’une blague interdite, que le Visiteur fait mourir sur sa langue au moment-même où Henry lui jette un coup d’œil choqué. Ils n’ont pas revu son Double mais son souvenir plane sur sa tête comme une épée de Damoclès.

Puis :

— Henri I ?

Le marteau retombe dans un fracas exaspéré.

 


 

C'est long, vingt-quatre heures, tout de même. C'est plus long que dans ses souvenirs, en tout cas. Même Henry jette des coups d’œil nerveux au réveil de temps en temps.

 


 

— Tiens.

Renard cligne des yeux alors qu’Henry pose le Tempusfugitron sur l’établi. Il lève un sourcil inquisiteur.

— Tu devrais rendre visite à Raph.

La proposition le laisse ébahi, mais il fait en sorte que son visage ne trahisse pas ses émotions. Désormais, il fixe la machine avec une suspicion toute nouvelle, se demandant si c’est bien elle, la raison de sa fatigue interminable, mais dès qu’il pose une main dessus, elle se retrouve attachée autour de son bras avec une rapidité phénoménale. Il resserre les lanières de cuir en notant qu’Henry les a réparées durant son sommeil.

— Merci, souffle-t-il en sentant l’émotion lui gonfler le cœur.

— De rien.

Elle n’a pas changé. Il effleure le pavé numérique et les combinaisons de chiffres inondent sa tête dans tous les recoins. Il aurait pu se rendre n’importe où. Les principes de la physique ne l’affectent plus et, s’il avait voulu tenter le destin, il se serait téléporté une seconde dans le futur pour prouver que c’était là son premier objectif. Un sourire déterminé tire sur le coin droit de son visage.

Henry finit par s’asseoir en face de lui. Il triture le bout de ses gants en fixant son invention et son expression est impénétrable. Renard, trop préoccupé par l’objet, n’y fait pas attention.

— Ça devrait marcher.

Henry n’utilise jamais le conditionnel : il veut toujours être sûr de tout, s’assurer qu’il n’y a pas de failles dans ses plans, et laisser sous-entendre qu’il n’a pas tous les éléments en main pour savoir si son hypothèse serait confirmée lui fait prendre conscience du dilemme moral qui a dû lui incomber. Touché, il relève la tête et son sourire se peint d’une tendresse sincère :

— Bien sûr que ça va marcher. Quand est-ce que tu t’es jamais trompé ?

Henry souffle du nez, légèrement rassuré. Le Visiteur, en tapant sa combinaison préférée, se dit que s’il avait été humain, peut-être aurait-il rougi.

Notes:

Funfact : si on entend autant parler de la bataille de Marignan, encore aujourd'hui, c'est parce qu'elle a permis à François Ier d'affirmer sa gloire en tant que nouveau roi, car il l'a gagnée dès la première année de son règne... Mais c'est aussi parce qu'après le désastre de la bataille de Pavie en 1525, il y a eu énormément de propagande en mode rétro-pédalage pour éclipser cette défaite et rappeler cette victoire passée. Parce qu'au fond, François Ier c'est un mec comme les autres qui répétait cent fois qu'il avait gagné le tournoi de skate en CM1 et qu'il aurait pu aller loin dans cette carrière mais bon, les croisés tu connais

Chapter 3: Affidavit

Summary:

“Sweet mistakes of mine
Sweep my weakness
‘Cause we deserve to feel fine me and my guiltiness”

Sweet Mistakes of Mine (Florent Dorin)

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

— Mais qu’est-ce que vous foutez là ?!

En effet, qu’est-ce qu’il fout là.

C’est déjà assez gênant de se téléporter dans des toilettes quand on vise le salon. D’une part, les murs sont étroits et l’on n’est pas à l’abri d’un petit accident de dématérialisation consistant à apparaître dans les dit-murs, condamnant à une mort pressurisée extrêmement douloureuse ; d’autre part, l’odeur et l’état de l’endroit laissent souvent à désirer, et il y a plus agréable comme destination moderne quand on quitte enfin le laboratoire humide d’une époque délabrée.

Ce qui est encore plus gênant, cependant, c’est de se téléporter dans des toilettes occupées.

Raph a remonté son jean en catastrophe tout en baissant son tee-shirt et s’est collé le plus possible au mur opposé au Visiteur. Visiteur qui, interdit, a le réflexe de tourner la tête en se cachant les yeux :

— Putain ! Qu’est-ce que tu fous à poil, Raph !

— Mais vous qu’est-ce que vous foutez dans mes chiottes putain !

— Mais j’en sais rien !

— Dégagez !

Raph se jette sur la serrure, ouvre la porte précipitamment, puis le Visiteur se jette dehors sans se faire prier. Il s’adosse contre le mur du salon, hébété, avant de fusiller sa machine du regard.

La fourbe. On ne l’utilise pas pendant une semaine et en retour, elle se venge.

— Désolé ! s’écrie-t-il à travers le mur.

La voix étouffée de Raph grommelle quelque chose à propos d’un manque d’intimité incontrôlable, mais elle est submergée par le bruit de la chasse d’eau.

Juste après, une tête hirsute le gratifie d’une œillade noire.

— J’peux savoir pourquoi vous êtes là ?

— … Je viens te rendre visite ?

L’étudiant le jauge avec suspicion, comme si la chose n’est pas naturelle.

— … Mais on s’est vus il y a une heure, déjà… ?

Le Visiteur du Futur se fige sur place. Il porte la machine à hauteur de visage, et se rend compte qu’effectivement, il a tapé la combinaison qui lui aurait permis d’aller voir Raph après être rentré au labo…

La veille.

Il vient d’agir comme si sa propre temporalité ne s’était pas écoulée. Un peu gêné, il se gratte le crâne, affiche un sourire penaud :

— Ah oui, oui ! Excuse-moi, je voulais seulement te dire que t’avais fait du bon boulot, tu vois- c’est important de féliciter son équipe quand elle fait du bon travail !

Raph croise les bras et penche la tête sur le côté. Il n’a pas l’air de suivre.

Pour changer.

— Me féliciter ? Pour quoi ?

— Mais la dernière mission voyons ! s’exclame-t-il sur le ton de l’évidence.

— Vous venez me féliciter parce que je me suis foutu un seau sur la tête ? Ou parce que j’ai empêché Judith d’assommer la cible avec une pompe à vélo ? Parce qu’elle me fait toujours la gueule à propos de ça, je vous signale. Et moi j’ai toujours mal à l’arcade…

— Eh baaaaah…

Et le Visiteur ne se souvient de rien.

Il reste planté là, statufié dans une position éternelle de doute, tandis que les engrenages rouillés de sa mémoire peinent à se mettre en route, enrayés depuis longtemps déjà ; il tente de rembobiner sur 24h en arrière, avant qu’il ne s’effondre au pied de la porte du labo en frôlant la mort, mais c’est un écran blanc – il ne voit que le visage d’Henry, concentré sur son établi, et la tasse de café entre ses mains qui le réchauffe avec la couverture. Il a subi une journée entière et désormais c’est le vide. Rien. Il n’a aucune idée de ce qui a bien pu le pousser à rentrer après sa mission, et il sait encore moins en quoi a consisté la dite-mission.

Il pousse plus loin le vice, et réalise qu’il n’arrive pas non plus à se souvenir de la semaine précédente.

Il jette un coup d’œil au pavé numérique, comme s’il s’agissait d’un coffre contenant tous ses souvenirs, comme s’il pouvait faire sauter le verrou rien qu’en lorgnant la touche entrée. Mais il ne se passe rien, rien du tout, évidemment. Même en appuyant sur une touche au hasard – celle avec une petite cloche dessus, il ne l’a jamais utilisée – la machine reste silencieuse. Une angoisse sourde bat contre ses tempes. Il a du mal à déglutir.

Raph fronce les sourcils, soudainement bien moins énervé.

— … Vous allez bien ?

— Oui oui, répond-il par automatisme.

Il ne quitte pas la machine des yeux.

— « Oui oui » ? répète Raph d’une voix inquiète. Comment ça, « oui oui » ?

— Oui vas-y Raph, t’as compris, ça va quoi.

Renard se passe la main sur la nuque, balayant l’appartement du regard. Il est incapable de dire s’il a changé. C’est dingue, ça, de n’accrocher aucun calendrier sur son mur…

Il n’attend pas que Raph l’interrompe. Il lui frappe l’épaule, en bonne et franche camaraderie, le tout accompagné d’un grand sourire :

— Eh bah bravo encore, hein ! On s’appelle, on se tient au jus, on se fait une bouffe !

Il se téléporte hors de l’appartement et il jurerait que sa dématérialisation prend plus de temps que d'ordinaire.

 


 

Quand il réapparaît – une semaine plus tard, histoire de respecter la concordance – c’est toujours dans les toilettes. Il se cogne contre la porte, étouffe un juron, et cherche la poignée à tâtons pour sortir, parce qu’il ne sait pas où se trouve l’interrupteur.

Raph, en train de se brosser les dents, lui jette un coup d’œil éberlué. Planté au beau milieu du salon, il se précipite vers la salle de bain pour cracher dans l’évier, tandis que le Visiteur fixe sa machine en fronçant les sourcils.

C’est la deuxième fois d’affilée qu’il se téléporte dans un endroit où il ne voulait pas être.

— Vous étiez passé où ?!

La voix de Raph lui fait relever la tête. Celui-ci a l’air encore plus hirsute que d’habitude, car mis à part ses cheveux et ses yeux écarquillés, un rond de dentifrice souligne sa mâchoire décrochée. Renard prend une expression perplexe, ne comprenant pas du tout ce que l’on peut lui reprocher – sachant que cette fois-ci, il n’a troublé l’intimité de personne – et il hausse un sourcil perdu, faisant un aller-retour nerveux sur le pavé numérique à son avant-bras.

— Comment ça, « j’étais passé où » ?

— Ça fait une semaine qu’on a pas de nouvelles ! s’exclame Raph en s’essuyant la bouche sur une serviette.

Le Visiteur se retient à grand-peine de se facepalmer. Qu’avait-il dit, déjà, avant de quitter Raph ?

On s’appelle, on se tient au jus !

Jouer avec le temps n’implique pas d’être intelligent, lui disait souvent Henry, et force est de constater que parfois, c’est vrai.

— J’ai essayé de vous joindre, mais à chaque fois que j’appelais, Henry disait que vous étiez pas dispo…

Raph est sincèrement inquiet, au-delà de l’exaspération ; il y a dans ses yeux une lueur qui ne trompe pas. Dans une autre situation, Renard aurait trouvé la chose plus que touchante, drôle peut-être. Mais il n’arrive pas à s’empêcher de penser à la journée qu’il a passée en quarantaine, ou plutôt à son absence de souvenirs concernant cette dernière, et il n’a aucune réminiscence d’un quelconque appel téléphonique qui aurait pu réveiller le labo.

Henry l’aurait mis au courant, non ?

— Oui, répond-il d’une voix flottante. Oui, je… J’avais des trucs à régler, c’était relou.

— … Vous avez recroisé votre Double ?

Le nom lui fait l’effet d’une claque.

— Quoi ? Non ! Pourquoi tu me parles de lui ?

Le nom, même implicite, pèse trop lourd sur sa langue. Raph baisse immédiatement les yeux, comme pris en flagrant délit d’une hypothèse maladroite et intrusive. Il croise les bras, se gratte le menton, puis se racle gorge d’un air gêné :

— Bah, je sais pas… On l’a plus revu depuis l’affaire avec les Lombardi, donc j’me dis que… Que peut-être vous l’auriez cherché, j’en sais rien…

— Écoute Raph, c’est plus un problème maintenant. Les Lombardi n’ont plus de machine et mon Double aura oublié ce qui s’est passé en trois secondes.

Tout en parlant, il tire une chaise et s’affale dessus, réalisant soudainement que son dos est salement courbaturé. Raph l’observe s’asseoir comme si la chose est miraculeuse.

— Et avec un peu de chance, il s’est fait renverser par une bagnole ou il s’est noyé, donc bon…

Renard accompagne la phrase d’un petit geste de la main nonchalant.

— … Quoi ? demande-t-il après un silence où Raph paraît profondément mal à l’aise.

— … Ça vous dérange pas, de parler de lui comme ça ?

— Comme ça quoi ?

— Bah, c’est votre futur-vous quoi… Je souhaiterais pas la mort à mon futur-moi.

L’explication est parfaitement logique en soi. Elle est indétrônable, même ; vouloir rester en vie était l’un des fondements indispensables pour mener une existence saine et paisible. L’instinct de survie se manifestait chez tous les Hommes. Le Visiteur, cependant, affiche un petit sourire tranquille qui se veut rassurant. Cette règle ne s’applique pas à lui. Comme toutes les autres.

Il triche.

— Nan mais t’inquiète, s’explique-t-il de bonne foi, lui et moi c’est pas pareil du tout ! Déjà, il fait partie d’une autre temporalité qui s’est superposée à la mienne, donc ça veut absolument pas dire que je vais avoir la même gueule plus tard, tu vois ? Parce que depuis tout le bordel avec les Lombardi, on a effectué un remapage temporel complet, du coup c’est comme… Un bug.

— Et pourquoi quand vous vous êtes tiré dessus il a aussi ressenti la douleur ?

Renard se fige.

— Quoi ?

— Quand il y avait la Brigade Temporelle, reprend Raph d’un ton sérieux. Il allait me tirer dessus et vous vous êtes tiré sur la main.

Il y eut une pause.

— Et après vous avez menacé de vous suicider et il a laissé tomber.

Ça par contre, il s’en souvient très bien. Le sourire du Visiteur se fane violemment, et ses yeux évitent ceux de Raph pendant plusieurs secondes jusqu’à ce qu’une voix faible ne remonte :

— Oui mais… Oui mais ça, c’était avant que tu brûles le manuel de la machine ! Je te l’ai dit, après tout a changé, c’est comme pour Judith et Mattéo, eux ils se souviennent de rien.

— Sauf que nous si.

Raph avance de quelques pas au milieu du salon, mais reste fermement debout. Désormais, sa posture de bras croisés prend une allure bien plus intimidante et ridicule. Le Visiteur, incapable de mettre le doigt sur ce qui le dérange, fronce les sourcils.

— … Et ?

— Et alors, insiste Raph en perdant peu à peu patience, si nous on a pas été affectés, peut-être que lui aussi, non ? Puisque ça reste quand même un peu vous ?

Le frisson descend jusque dans ses jambes. Ça l’embête presque, là.

— Ça veut pas dire que je vais finir comme lui Raph.

L’intéressé se décompose. Renard continue sur sa lancée avec une nonchalance discordante :

— Vois ça comme, je sais pas moi, un grand cours d’eau qui se divise en plein de petits ruisseaux. Le grand fleuve, c’est mon présent, et mon… Double, c’est l’un des ruisseaux, d’accord ? Bah rien n’est encore joué, ok ? Ce qu’il est, c’est pas forcément mon futur. Ou alors, c’était peut-être mon futur, mais depuis qu’on a bouleversé l’ordre du temps en effaçant la Brigade Temporelle de nos réalités, c’est plus du tout le cas. Tu vois ?

Raph reste silencieux un instant. Il fixe le tapis du salon en ayant sur le visage une ride soucieuse qui lui barre le front, signe qu’il est bel et bien en train de réfléchir ; et quand il relève la tête, c’est pour la secouer d’un air légèrement dépassé, mais sincèrement inquiet. Le Visiteur est toujours assis. C’est un record.

— … Ouais, d’accord, finit par lâcher l’étudiant. Je crois que je comprends…

— Parfait !

Il envoie nonchalamment sa main par-dessus son épaule histoire de bien enfoncer le clou.

— Je repasserai demain, promis ! Contacte Judith et Mattéo pour la prochaine mission.

Raph reprend de suite son expression déboussolée caractéristique :

— Mais je croyais qu’on reprenait maintenant ?

— Oui eh bah tu comprends, moi j’suis un peu fatigué, alors on se voit demain, d’accord ? Prends ça comme ton jour de congé !

Renard se lève précipitamment de la chaise, mais ses mouvements ont du mal à se coordonner : il n’arrive pas à la remettre à sa place, bien rangée sous la table, et se contente de la laisser sur le côté, vacillant à peine en se replantant sur ses deux pieds. Raph se voit adresser un sourire chargé d’assurance, qui dans d’autres conditions aurait pu être familier si ce n’était pas pour les mots qui viennent de le franchir – fatigué, demain, congé ? Depuis quand le Visiteur se base-t-il sur les repères temporels à échelle aussi courte ? Sait-il seulement en quoi consiste un jour de congé ?

A-t-il été une fois fatigué, depuis qu’il le connaît ?

— T’as vu, j’suis un boss sympa !

En disparaissant dans un tourbillon de particules, Renard ne sait même plus pourquoi il est venu chez Raph.

 


 

Ah, oui. Parce qu’Henry le lui a proposé.

La réponse éclot dans son esprit au moment où on pose une tasse de tisane sous son nez. Le Visiteur préfère le café, corsé de préférence, mais il se voit mal refuser la délicate attention de son compagnon pour son retour de « mission ». Déjà, parce qu’il est rare qu’Henry lui fasse un accueil spécifique quand il rentre – trop occupé à travailler – mais aussi parce que la tasse est bien plus qu’une simple tasse de tisane comme le docteur a l’habitude d’en faire. Non, cette tisane au tilleul n’est pas brûlante, ni même un peu chaude : elle est tiède. 25°C tout au plus. Le sachet a également été jeté, laissant planer le doute concernant la présence-même du tilleul. Enfin, il n’y a qu’un sucre. Henry en mettait deux et le Visiteur bourrait ses doses jusqu’à flirter avec le diabète.

Pour un prototype doté d’une précision mécanique impressionnante, Henry cache très mal ses remords. Peut-être, lui souffle une voix narquoise et méchante dans un coin de sa tête, est-ce parce qu’il a encore du mal à s’accoutumer à sa conscience libre et morale. La tasse est si mal présentée que le Castafolte la jetterait dans l’évier si on la lui proposait. Mais Renard n’est pas un robot tatillon, alors il boit la première gorgée après avoir soufflé un « Merci » à peine audible et se renfonce dans le col de son manteau sans dire un mot de plus. Il pense. C’est une activité de plus en plus difficile à accomplir, entre le temps et la fatigue, mais les signaux d’alarme qu’il a tirés en seulement deux voyages ont de quoi l’occuper pour un bon moment.

Premier problème. Sa machine le téléporte systématiquement dans les toilettes de Raph. Il ne s’est jamais vraiment penché sur le degré de précision de ses apparitions dans l’espace-temps, mais il est sûr, au plus profond de lui-même, que cela n’a rien à voir avec son état… Inhabituel. Le Visiteur a l’habitude de voyager. C’est la machine qui lui fait défaut. Pourtant, en voyant les lanières en cuir réparées et le pavé numérique nettoyé, il aurait été difficile de croire que le Tempusfugitron marchait mieux avant sa transformation.

Renard n’a pas touché à la machine pendant toute sa journée de désintoxication. C’est Henry qui l’a manipulée.

Deuxième constat : il a du mal à se souvenir de ce qu’il fait au XXIème siècle. Visiblement, sa mémoire est un peu plus claire lorsqu’il tente de remonter le fil en 2550, mais il doit reconnaître le reste – il a du mal à se rappeler ce qu’il faisait précédemment, à comprendre ce qu’il fait sur le moment et à anticiper ce qu’il allait faire plus tard. Soit. Le jetlag ne n’est probablement pas très bien tassé, et désormais il encaisse le choc restant. Tout ça, sans compter le fait que le Visiteur n’a jamais eu pour habitude de jouer le zombie dans le labo sans rien faire d’autre que dormir, boire, manger, réfléchir et aider. Cette hygiène de vie lui est parfaitement inconnue. Rien ne garantit que ce n’est pas ce choc-là, qui l’a déboussolé au moment de s’expliquer avec Raph.

La théorie d’Henry concernant les effets secondaires des voyages temporels n’est pas encore validée. Il faut, ironiquement, un peu plus de temps pour qu’elle soit confirmée.

La question de son Double ne fut même pas adressée.

Tout en buvant, Renard note qu’Henry ne lui demande pas de nouvelles. Il travaille sur la table, cette fois, pas sur l’établi ; ce faisant, son visage est éclairé d’en haut par le néon, ainsi que partiellement plongé dans l’ombre. Pourtant, même en étant caché, il peut sentir que le docteur n’arrête pas de faire des aller-retours visuels et nerveux sur son visage concentré.

Il boit une gorgée de plus.

La tisane est véritablement imbuvable. Elle est froide à présent, et il vient de remarquer qu’elle n’a pas été assez infusée. C’est comme si Henry, tracassé à l’idée de le voir rentrer, l’a passée au micro-onde avant de l’en sortir avec des mains tremblantes. Cela aurait expliqué la tache à peine sèche au niveau de l’anse, qui n’a pas été épongée.

— La machine déconne.

Il a parlé d’une voix certaine. Henry sursaute presque.

— Ah ?

Le docteur n’a pas cessé d’opérer sur le métal, mais il a réussi à faire trembler la seule onomatopée de sa pauvre phrase. Renard lève les yeux et croise le regard curieux du Castabot, qui flotte en bout de table, arbitre d’un match silencieux dépassant sa nature. Il reprend, plus déterminé cette fois :

— Oui. Je suis allé voir Raph deux fois.

Henry relève subitement la tête. Un tic agite sa main droite mais l’air inquiet sur son visage reste sincère :

— Deux fois ?

C’est au tour de Renard d’expérimenter la culpabilité. Sa bouche se tord.

— Oui, j’ai… Je me suis téléporté une heure après notre dernière mission. J’avais oublié.

Henry pose son tournevis, interdit.

— Et quand j’ai voulu revenir une semaine plus tard, ajoute-t-il d’une voix plus ferme, la machine m’a fait apparaître au même endroit. Alors que je le voulais pas.

— T’es sûr que c’est pas parce que tu as oublié la combinaison ? demande le docteur d’une voix trop compréhensive pour être rassurante.

— J’ai tapé la même.

— D’accord. Et ça t’a téléporté où ?

— Dans les toilettes.

La conversation aurait pu être drôle, si Henry n’avait pas vivement détourné les yeux l’espace d’une seconde, à la recherche d’une expression plus tranquille que celle qu’il aborde à l’instant présent. Finalement, le docteur secoue la tête :

— C’est probable qu’elle bug un peu.

— Mais elle buguait pas, avant.

— Peut-être que tu ne t’en rendais pas compte.

Renard se raidit. L’atmosphère se solidifie comme du plâtre.

— Henry, tu sais que j’ai pas complètement perdu la boule ?

L’accusation atteint le docteur en plein cœur, tant et si bien que ce dernier porte une main sur son torse, froissant sa blouse dans un mouvement outré :

— J’ai pas dit ça !

— Tu l’insinues un peu trop à mon goût, crache-t-il en repoussant sa tasse. Je te dis que la machine bug !

— Et alors ? J’ai dû la reconstruire de tête, évidemment qu’elle a quelques imperfections ! rétorque le scientifique en posant ses deux mains à plat sur la table comme pour mieux fonder son argument.

— Ça le faisait pas avant !

Le Castabot recule de quelques mètres lorsque le Visiteur hausse le ton. Henry jette un bref coup d’œil à son invention, surpris de la voir réagir de manière aussi craintive, et tandis qu’il tente d’orienter leur discussion sur un chemin moins violent, son tic s’accentue :

— Écoute, laisse-moi un peu de temps et j’y jetterai un œil. En attendant, il faudra limiter les déplacements, c’est tout. La machine te téléporte toujours chez Raph ?

— … Oui.

— Donc tu peux toujours continuer les missions. Il faut simplement faire un peu plus attention.

Un silence passe. Henry finit par remarquer qu’il a délaissé sa tisane, et d’après la grimace subtile qui tord sa bouche, il vient également de remarquer que la boisson mérite d’être ainsi abandonnée. Renard souffle, tente d’évacuer la tension qui lui crispe le corps.

Une pensée soudaine lui vient à l’esprit.

— Pourquoi tu peux pas la regarder maintenant ?

Afin d’appuyer sa proposition, il déclipse les lanières sur son avant-bras, et pose la machine à plat sur la table, entre eux deux. Henry la fixe sans rien dire, mais la panique qui traverse ses yeux est flagrante. Le sarcasme qui constitue la moitié de sa personnalité le sauve :

— Es-tu au courant que le monde n’est pas à tes ordres ?

Renard plisse les yeux, la pique lui glissant dessus comme la pluie sur un ciré.

— Qu’est-ce qui t’en empêche ?

Henry lui jette un regard offusqué.

— Je suis en train de préparer un nouveau module pour le Castabot, déclare ce dernier sans cacher sa fierté.

À la mention de son nom, le petit robot penche sa tête sur le côté, dressant une antenne. Son ronronnement mécanique s’accentue. Henry lui renvoie un petit sourire entendu, comme s’il faisait référence à une discussion privée sur laquelle ils avaient longtemps débattu, et Renard se laisse absorber dans la contemplation de cet échange robotique sans avoir l’impression d’y être étranger. Puis, ressaisissant ses esprits :

— Pour quoi faire ?

— Je préfère ne pas m’avancer pour l’instant. Quand ce sera amélioré, je te montrerai.

Le Visiteur, pour une rare fois, choisit de se taire. Il ramène la machine sur son avant-bras et la remet en place, tandis qu’Henry se replonge dans son travail. Il ne peut pas s’empêcher de repenser à la phrase lâchée juste avant qu’il ne se téléporte.

Ça devrait marcher.

Un nouveau sentiment vient lui ronger les sangs.

Après la fatigue, Renard fait l’expérience du doute.

Notes:

Un fleuve ne se décompose jamais en petits ruisseaux, c'est l'inverse. On repassera pour la métaphore géographique, Renard

Chapter 4: Adsum

Summary:

“From the dawn of time to the end of days,
I will have to run, away”

Iron (Woodkid)

Notes:

TW : scènes assez graphiques contenant du sang

Chapter Text

Judith ne s’amuse pas lorsqu’on a tendance à miser sur l’improvisation plus que sur l’organisation. Malheureusement pour elle, le Visiteur s’appuie souvent sur la première notion et moins sur la deuxième qui, lorsqu’il tente de la suivre, a la fâcheuse habitude de s’écrouler en quelques secondes.

— Vous voyez, c’était pas si dur que ça !

— Ah oui ? Revenez me dire ça quand vous manquerez de vous faire défenestrer du deuxième étage !

Renard roule des yeux sans ralentir la marche, les mains tranquillement confinées dans ses poches trouées. À sa gauche, les talons de Judith résonnent furieusement contre le pavé. Les pans rouge de son manteau donnent l’impression qu’une traînée de feu s’allume dans son sillage.

— J’espère que Mattéo et Raph auront mieux réussi que vous, siffle-t-elle en shootant dans un gravier.

Ce dernier ricoche contre le pied d’un panneau de signalisation et finit sa course dans le trou d’une bouche d’égout.

But, songe le Visiteur qui scanne déjà le trottoir à la recherche d’un autre caillou.

— Vous êtes trop pessimiste, Judith. J’suis sûr qu’on a fini en premiers !

Il fait avancer un petit galet d’une chaussure déterminée sur plusieurs mètres, et sa partenaire de mission lui coule un regard pensif.

— … C’est vrai que c’est donner beaucoup de crédibilité à Raph.

Le Visiteur hoche la tête, ayant repéré un autre trou sur le caniveau d’en face. Il envoie son caillou dedans en suivant une trajectoire parfaite, confirmée par le petit bruit métallique qui résonne de l’autre côté. Satisfait, il rajuste le col de son manteau. Égalité.

— En plus, Stella nous a prévu des pâtes au fromage ce soir, se réjouit-il avec un petit sourire enfantin.

Judith émet un bruit à mi-chemin entre le soufflement de nez et le rire moqueur.

— Des pâtes au fromage ? Vous avez quel âge ?

— Quoi ? C’est pas moi qui l’ai demandé, c’est Raph !

Il tourne la tête et croise un regard blasé.

— Et puis, il faut savoir se satisfaire des petites choses dans la vie, continue-t-il alors qu’ils tournent au coin de la rue. Vous voulez que je vous dise, c’est vachement ingrat comme réaction, Judith. C’est déjà sympa qu’on nous fasse à manger !

L’intéressée roule des yeux mais ne se donne étrangement pas la peine de répondre. Un silence s’installe sur plusieurs secondes.

— Ça vous dérange pas ?

Le point d’interrogation est marqué par le bruit retentissant d’un caillou propulsé à travers la rue, qui s’échoue parfaitement dans le trou d’une plaque d’égout. Renard, aussi surpris par la question que par le tir parfaitement maîtrisé, manque de s’arrêter.

— Hein ?

— Que Stella reste en dehors de tout ça.

— Comment ça ?

Judith soupire, clairement agacée qu’il ne comprenne pas le sous-entendu, et prend la voix qu’aurait utilisé un prof soûlé par l’opacité intellectuelle de son élève :

— Elle est capable de faire d’autres trucs que de rester à nous faire la bouffe, vous savez. Elle a le mérite d’être intelligente. C’est quelque chose à souligner dans votre entourage.

Renard affiche une drôle de tête, surpris par la proposition – d’autant plus qu’elle vient de Judith, très versée sur l’individuel – avant de se demander, un peu tard, si la deuxième moitié de la phrase est un compliment ou une insulte. Pris entre deux émotions contraires, la seule certitude qui lui vient à l’esprit est que Judith mène désormais deux-un.

— Bah, euh… Je sais pas, faudrait demander à Raph-

Un coup de poing sévère lui atterrit dans le bras.

— Aïe !

— Raph c’est pas le propriétaire de sa vie, que je sache.

— Mais je sais pas, ils sont en couple, moi je veux pas perturber leur routine, et- et puis elle m’a jamais vraiment demandé moi, Stella !

Judith souffle un long moment. Renard masse son nouveau bleu en grimaçant.

— Et je parlais pas de demander l’autorisation à Raph parce que c’est son mec, de toute façon… C’est juste qu’à la base, c’est le Plan à Trois, quoi… C’est comme Henry ! Il préfère rester au labo que sortir. Nous, on est sur le terrain. (Puis, saisi d’un esprit de rancune mature et réfléchi :) Mais je peux demander à Mattéo aussi. Il l’aime bien, Stella…

Judith fait claquer une botte amère sur le pavé en lui jetant un regard noir, sourire sarcastique aux lèvres :

— Que vous êtes marrant.

— Parlez pour vous Judith, c’est vous qui m’avez tapé en premier.

Il baisse la tête pour remonter sa manche, bien lancé sur sa mauvaise foi, mais avant qu’il ne puisse faire une remarque sur le cercle rouge impressionnant qui marquait son bras, Judith s’arrête net. Par réflexe, il fait de même.

— Quoi ? demande-t-il en balayant la rue du regard, prêt à réagir si une quelconque menace leur tombe dessus.

Une main se pose dans ses cheveux. Un tiraillement caractéristique se fait sentir sur le haut de son crâne, et il lâche un cri surpris tout en s’éloignant d’un bon mètre :

Aïe ! Mais c’est quoi votre problè-

— Vous faites une couleur ?

La question coupe court à sa protestation. Interdit, il louche sur ce que Judith tient entre ses deux doigts pincés, brandi sous son nez comme si elle apportait la preuve définitive pour inculper l’accusé au tribunal.

Il louche sur un cheveu blanc.

Le sien.

Judith s’attendait probablement à le voir rebondir par une remarque sarcastique, ou ignorer la question parce qu’elle n’a pas d’importance ; mais en voyant le sourcil qu’elle lève, le Visiteur comprend que l’inquiétude qui lui fige le sang s’est répandue jusque sur son visage. Il s’empare fébrilement du cheveu en le portant au soleil – mais il n’y a pas de doute : c’est un cheveu blanc authentique, le picotement qu’il ressent encore sur son crâne le lui confirme. Il reste planté sur le trottoir en laissant son regard dériver sur la rue sans la voir, le cerveau tournant à plein régime.

— Vous voulez que je vous enlève les autres ?

— Les autres ? demande-t-il d’un ton qui gagne un octave.

— Euh, oui, les autres… Je pensais que vous tentiez un nouveau style, quelques mèches poivre et sel, vous savez…

Par réflexe, il fait courir une main dans ses cheveux, comme s’il pouvait sentir le changement de couleur sous ses doigts. Ce sont toujours les mêmes lunettes remontées sur son crâne, les quelques traces de sang de la dernière sortie, le pansement qu’Henry lui a posé sur la nuque il y a peu…

Judith penche la tête sur le côté, sincèrement préoccupée :

— Ça va ?

Renard laisse retomber sa main molle, foudroyé. Il est incapable de répondre quoi que ce soit pendant un instant – puis, face au regard qu’on lui lance, il s’empresse de reprendre sa marche d’un pas décidé.

— Oui ! Oui, ça va. On devrait rejoindre les autres.

Judith ouvre la bouche pour répondre, mais se ravise au dernier moment. Il sait, instinctivement, qu’elle a décidé de garder le secret. Il lui en est reconnaissant sans être vraiment surpris – après tout, pour deux habitués des non-dits, ils ne peuvent que trouver la complicité dans le silence. Pourtant il reste un poids, au sein de ce pacte tacite ; quelque chose d’amer et d’accablant, une surcharge désagréable qui sabote la paix d’esprit qu’il aurait dû ressentir et dont il ne trouve le nom que deux rues plus loin.

Du souci.

Il n’arrive jamais à égaliser le score deux-deux. Son pied tremble tout le reste du chemin.

 


 

Les robots ne peuvent pas blêmir, mais Henry affiche la tête la plus malade qu’il a jamais vue quand il rentre au labo. Le Visiteur ne montre aucun signe de panique – il s’est bien vu dans un miroir, cette fois, il a longuement réfléchi à ce qu’il pouvait dire pour excuser son apparence, pas de problème. Il s’avance dans la petite pièce en souriant de toutes ses dents, tranquille comme tout.

— Alors ? Comment tu me trouves ?

Henry, qui l’observe avec des yeux ronds sans oser bouger, s’emmêle dans ses mots :

— Je… Quoi ?

— Comment tu me trouves ? répète Renard en se passant une main dans les cheveux pour marquer l’emphase.

Le docteur fixe les mèches grises sans comprendre, complètement perdu.

— J’ai voulu changer, alors j’ai demandé à Raph de m’amener chez le coiffeur, tu sais, histoire de tester un truc, poursuit-il en tirant une chaise.

Voilà la bonne stratégie pour éliminer l’éléphant au milieu du couloir : foncer droit dedans et faire comme si c’était normal. Il s’assoit à la table et croise les bras derrière sa tête, soutenant le regard d’Henry avec une confiance inébranlable. Un tic agite sa main gauche.

— Ça fait plus vieux, mais bon…

— Tu… C’est une coloration ?

Henry a eu du mal à faire sortir les mots. Sur son visage s’est peint un poème noir de peur et d’incompréhension. Son expression culmine à travers la bouche entrouverte qui lui tombe sur le menton comme un automate défectueux, et un index ganté s’est pointé vers les cheveux du Visiteur, qui hoche silencieusement la tête. Intérieurement, il exulte.

— Ouais. T’aimes bien ?

Le docteur le scanne avec une difficulté évidente. Le souci est présent dans chacun de ses gestes. Il se sent presque mal.

— Je… Oui, c’est un peu… Nouveau.

Le sourire du Visiteur s’agrandit. Il ose un clin d’œil par-dessus la table.

Henry se fige sur place. Touché. Il s’empresse de chercher du regard n’importe quel autre objet sur l’établi, mais, profondément troublé, il finit irrémédiablement par retomber sur lui.

— E-enfin… Je veux dire que ça te va pas mal, hein- j’ai juste- et puis, t’es au courant que ça va pas tenir, avec le nombre de fois où tu pars je-ne-sais-où ?

C'est réellement impressionnant, la capacité qu'a Henry à se reposer sur la logique pour se tirer d’affaire. Heureusement qu'il triche en retour.

— T’inquiète. On peut pas dire que les douches, c’est quelque chose de très régulier de nos jours, hein ?

On plisse immédiatement le nez.

— Pensée charmante.

— Mais argument valable, rétorque-t-il en hochant la tête. Tu vois, être robot c’est un avantage – tu me sentiras même pas.

Il est rare qu’il fasse référence à leur différence de nature. Renard a toujours du mal à amener le sujet sur la table. L’habitude l’a conditionné à passer la chose sous silence pour éviter un énième redémarrage, et il n’a aucune idée de l’avancement d’Henry vis-à-vis de l’assimilation de sa nouvelle vie. S’il agrandit son sourire en parlant, un frisson lui donne la chair de poule.

— Attends, t’as un odorat ? poursuit-il pour ignorer la tension qui lui crispe l’esprit.

Henry roule des yeux mais ne peut s’empêcher de répondre du tac-au-tac :

— C’est toi qui devrais savoir, non ?

— J’suis pas à ta place.

Silence.

Le Visiteur, soudainement frappé par la vérité de sa propre phrase, détourne les yeux pour fixer le sol. Il passe une main distraite dans ses cheveux. Il est inutile de préciser qu’elle tremble : c’est devenu toponymique.

— C’est pas comme si je pouvais réellement savoir à quoi ressemble l’odorat humain non plus… murmure finalement le docteur en se massant la nuque.

— Bah, tu loupes pas grand-chose.

C’est probablement vrai, pense-t-il en jetant un coup d’œil à la machine. Ça fait un temps que quand il mange, il ne trouve pas trop de goût aux aliments, maintenant.

— C’est vraiment une coloration ?

Il relève la tête. Henry n’est plus surpris, mais une suspicion étrangement fascinée envahit son visage entier. Il fait descendre ses pieds de la table pour mieux s’asseoir sur sa chaise, comme s’il pouvait prouver, rien qu’en se tenant bien droit, qu’il ne peut que dire la vérité :

— Oui.

Juste « oui ». Pas « Bah oui, je te l’ai déjà dit », ou « Mais bien sûr ! ». Un mot forgé, trois petites lettres – seulement des lettres, justement, pas plus : des lettres assemblées les unes contre les autres de force, un « O » expiré vite pour ne pas laisser deviner le tremblement qui l’agitait, et un « u » rattrapé par le « i » dans un soupir ferme. Ce n’est même pas un mot. Un bruit tout au plus. Le Visiteur l’a prononcé comme s’il venait d’un autre langage.

Henry considère la réponse un instant.

Les robots ne peuvent pas rougir. Mais le sien baisse les yeux, un petit air gêné tirant sur le coin de sa figure, et il trifouille la pièce en métal sur laquelle il travaille depuis plusieurs heures.

— Je trouve que c’est bien. Sur toi, je veux dire.

Le Visiteur hoche la tête, feignant la gratitude, mais aussi pour compenser le battement que son cœur vient de rater.

 


 

— Ça fait longtemps que vous avez ces cernes ?

C’est Mattéo qui lui pose la question, alors qu’ils sont allés chercher les bières pour la prochaine réunion. Le Visiteur hausse les épaules – ça fait trop longtemps que les cernes ne sont plus une surprise. Il ne s’embête pas à parler. Ça n’en vaut pas la peine. C’est un peu fatiguant maintenant, aussi.

Une grande main se pose alors sur son épaule, la serre, comme pour le réconforter d’un deuil qu’il ne porte pas encore.

— Vous devriez essayer les siestes, de temps en temps.

Renard souffle du nez. Il a envie de dire que les siestes sont inutiles, qu’il est bien placé pour le savoir, après avoir passé une journée entière à dormir et à faire le zombie en 2550. Une grimace sarcastique se dessine sur ses lèvres jusqu’à ce qu’il réalise qu’on l’observe avec un souci franc, fâcheusement réel – alors son rictus se transforme en sourire touché, tandis qu’il fait mine d’acquiescer.

— Merci Mattéo. Je note.

Il réalise un peu tard qu’à chaque fois qu’il parle, c’est pour mentir.

 


 

— Je te dis que c’est pas normal !

— Ah parce que tu es un expert en robotique, maintenant ?

— Mais enfin tu dois bien reconnaître qu’il y a un truc qui cloche !

Henry plante brutalement son tournevis sur le bois de l’établi, faisant vibrer l’outil avec violence sans que ce dernier ne retombe. Agacé plus que raison, il se retourne pour le fusiller franchement des yeux :

— Excuse-moi d’avoir construit une machine qui défie les lois élémentaires de la physique ! C’est vrai ça, c’est tellement facile, c’est impensable qu’elle ait quelques défauts !

Le Visiteur, loin de se démonter, déclipse la fautive pour l’étaler sur l’établi, avec toute la colère permise lorsqu’on manipule la finalité de sa propre vie.

— Tu m’as dit la dernière fois que tu y jetterais un coup d’œil !

— Je l’ai fait ! se défend Henry en haussant le ton.

— Et ?

Le docteur évite son regard pendant une fraction de temps risible. Renard sent une émotion qu’il déteste d’avance gonfler son cœur ; paradoxalement, sa fatigue augmente avec la colère.

Il l’a, sa confirmation.

Henry lui cache quelque chose.

— Et bah, oui, y’a peut-être un truc qui déconne, mais ça t’empêche pas de voyager dans le temps, non ?

Le Visiteur reste figé.

L’argument est parfaitement valable ; quel autre qualificatif, quand on en vient aux rhétoriques d’Henry ? Il agite la raison comme son grand étendard. Le pragmatisme est sa béquille quand il ne lui reste plus rien. Il s’appuie dessus avec fierté, le défiant silencieusement de contester un simple fait bien réel. Le Visiteur peut toujours voyager dans le temps : c’est assez, sachant qu’il s’agit de la définition de son existence.

Et pourtant.

Quand on connaissait Henry, on savait que, paradoxalement, la mauvaise foi lui collait à la peau comme sa blouse.

— Le jour où je vais m’encastrer dans un mur au lieu d’atterrir dans les toilettes de Raph, ce sera peut-être un problème.

Une bombe explosa dans le labo.

Henry le fixe, abasourdi par l’idée qui plane derrière cette phrase. Un éclair de douleur traverse ses yeux.

Le truc, avec le mensonge, c'est qu'on déteste se faire prendre à son propre jeu. Pour un menteur, la seule possibilité que les autres puissent tricher de la même manière que lui relève de l’outrageant, voire de l’interdit. Quel avantage, si le privilège dont on se dote soi-même devient accessible à tous ? On n'imagine pas, après avoir passé toute sa vie à frauder les mots et les dimensions, que soudain, un autre que soi puisse envisager de cacher quelque chose. Renard est très bien placé pour le savoir. L'idée, même bancale, qu'Henry décide de mentir par omission lui paraît scandaleuse.

Le Visiteur serre les dents pour encaisser le choc, mais il n'est pas prêt pour ce qui va suivre. Il n’en est même pas à la hauteur.

Henry ne fait pas valser sa chaise. Il ne se relève pas de toute sa grande taille robotique. Il ne lui adresse même pas un regard et lui tourne le dos. Le docteur tend la main vers son tournevis, planté dans le bois comme l’épée dans la pierre, et le gant noir qui s’est refermé sur le manche tremble d’une façon douloureusement, tristement humaine.

— Va-t’en.

Renard, n'ayant pas très bien compris l'ordre – trop absurde, trop calme, où est la colère ? – reste sans bouger, l'information mettant du temps à atteindre son cerveau engourdi. Henry prend une grande inspiration. Replié vers son établi, la lumière du labo n’arrive pas à atteindre son visage et lui donne l’air d’un automate. Un vrai.

— Henry-

Sors, siffle le docteur en arrachant le tournevis d’un coup sec.

L’espace d’une petite seconde ridicule, le Visiteur croit qu’Henry va lui envoyer l’outil à la figure. Il lève les mains à hauteur de ses épaules, afin de limiter les dégâts physiques autant qu’émotionnels, tandis que son cœur chute brutalement dans ses talons.

— Attends-

— Tu oses, reprend Henry en fusillant son plan de travail des yeux comme si c’était son visage. Tu oses sous-entendre que je te mettrais volontairement en danger. Sans penser aux conséquences. Que ta survie me serait aussi importante que le premier zombie du coin.

Renard a le bon sens de se taire. Non pas qu’il puisse parler, puisque sa gorge s’est subitement nouée par mimétisme en voyant Henry déglutir avec difficulté.

— Depuis le début. J’ai essayé de comprendre pourquoi tu partais en vrille. J’ai passé des heures à chercher ce que t’avais. Et tu penses que je m’amuse ? Tu crois que te récupérer effondré sur la porte de mon laboratoire m’a diverti ? Tu penses que je te laisse utiliser la machine comme si tu étais un cobaye ? Un test, pour mes expériences, peut-être ? Je te félicite, tu as réussi à insulter le scientifique, l’humaniste et le compagnon.

— Henry-

Tais-toi.

La voix d’Henry a baissé de trois octaves, entraînant la température de toute la pièce avec elle.

— Je fais tout pour que tu vives, mais tu voudrais m’entendre dire l’inverse. Tu crois que la mort m’amuse, Renard ?

La question reste sans réponse.

Henry finit par relever la tête, s’exposant sous les néons, et le Visiteur aurait préféré vivre sans jamais savoir que les Castafolte sont capables de pleurer.

— Va-t’en.

Pour la première fois, il passe par la porte avant de se téléporter en dehors du labo.

 


 

Il a les genoux qui craquent et le souffle qui diminue. Il passe le reste de sa vie en 2010, à voyager dans le futur dès qu’ils ont fini une mission – le futur proche, celui de Raph, pas son présent à lui – afin de ne pas rentrer au labo. Il grignote dans les placards de Raph, mais ne dort pas : jusqu’à présent, il n’en a pas ressenti le besoin. Il se revoit retranché avec Judith et Mattéo, à frôler la famine, penser qu’il ne peut pas survivre sans la machine.

En jetant un coup d’œil à celle qui tient sur son poignet, il se dit qu’il n’a pas gardé la bonne.

Il déambule, il doit être minuit ; sans but précis, il se repasse leur dispute en essayant de marcher droit. C’est devenu très dur, de marcher droit.

Tu crois que la mort m’amuse, Renard ?

Non. Ça n’a rien de drôle, la mort. Elle se rapproche beaucoup, en ce moment. Les quelques secondes qui lui manquent pour rattraper Judith au vol avant qu’elle ne se fasse défenestrer lors d’une mission, par exemple. Ou le temps qu’il met à s’asseoir quand il explique à Raph que non, son Double ne reviendra pas. (C'est fondé, n'est-ce pas ? Il ne peut pas revenir.) Une fois, il a trébuché lorsque Mattéo lui a demandé des nouvelles d’Henry, en faisant allusion aux parties de cartes que le garde du corps et le docteur font souvent lors de leurs réunions. Il n’est pas tombé parce que des bras puissants l’ont retenu. Autrement, c’était le pavé.

Comme lorsqu’il avait dû taper le digicode.

Le Visiteur s’arrête brutalement, foudroyé par le petit détail qu’il vient de remarquer sur son propre visage – il n’y a pas de miroir à proximité, pas même une vitrine de magasin, mais la sensation chaude et fluide juste au-dessus de sa lèvre n’est comparable à aucune autre.

Il saigne.

Il saigne du nez. Il saigne un tout petit filet avant qu’un éternuement déchirant ne lui arrache les poumons et qu’une giclée rouge n’arrose le sol. Il se casse en deux comme une brindille, et se rattrape au dernier moment au poteau électrique sur son chemin en étouffant une quinte de toux si grasse qu’il croit s’étouffer, avalé par sa propre gorge. Le sang coule sur son menton et s’infiltre sous son manteau, rendant chaque mouvement plus poisseux, et Renard se croit un instant dans un rêve – cela ressemble trop au gouffre effroyable qui le tétanise pendant la nuit. Il est tenté, un instant, de se laisser tomber sur le trottoir, pour que le choc contre son crâne le réveille de force. La trace de craie blanche laissée par ses ongles à moitié tachés sur le béton du pylône lui fait comprendre qu’il n’est pas perdu entre deux insomnies, mais bel et bien présent en 2010.

La crise le secoue comme un séisme. Il n’y a personne dans la rue, et de toute façon si des passants étaient là ils l’ignoreraient comme ils le font tous à cause de sa démarche de clochard. Renard tombe à genoux et n’a même pas la force de souffrir quand il bute contre le sol. Il crache sang et salive par terre, traversé d’un frisson immonde, avant de réussir à reprendre son souffle – immédiatement c’est une percée violente d’air pur, un oxygène si froid qu’il lui troue la poitrine, jusqu’à ce que quelques aspirations tremblantes ne le réhabituent à respirer comme un homme. Le Visiteur, tremblant, reste par terre sans oser bouger. Sa langue est trempée d’un goût de fer. Il crache encore bien après la toux, comme s’il pouvait laver ses papilles avec sa salive, et s’il reprend son souffle c’est également par la bouche, car le saignement de nez ne n’est pas arrêté. Au bout d’une minute, il a la présence d’esprit de comprimer sa narine droite pour limiter les dégâts.

Il y a une flaque de sang sur le sol, qui se serait presque confondue avec de l'eau à cause de l’heure et des reflets des lampadaires. Ses mains sont si rouges qu’on croirait qu’il vient de tuer un homme. Le haut de son manteau est glué sur sa peau. Une goutte impolie a roulé par-delà sa hanche pour s’éponger contre le tissu de son pantalon, et son trajet a tracé une ligne glaciale qui le remue d’un nouveau frisson. Après un laps de temps non-identifié, Renard s’essuie la bouche avec sa manche. Il jette un coup d’œil à la machine, mais ce faisant, l’image d’Henry éclate contre sa rétine.

Il ne peut pas rentrer au labo – pas dans cet état. Il n’a pas le droit de revenir ensanglanté. Ce n’est pas juste, le pardon ne s’obtient pas sous la menace de sa santé, et il est hors de question qu’il s’abaisse à ce genre de chantage affectif. Il faut qu’il rentre, oui – mais Henry ne doit pas savoir, ne doit jamais savoir à quel point il a empiré. C’est trop dangereux, il a trop joué déjà ; s’il peut se permettre de tricher avec la réalité, il n’a pas le droit d’abattre ses propres vulnérabilités sur Henry.

Bon. Son visage est en sang. Plus que d’habitude, il doit trouver un point d’eau pour se laver. Le rouge sur son manteau n’est pas un problème, il n’a qu’à prétendre qu’il a tiré sur un zombie d’un peu trop près. Ses mains, aussi. Ses mains sont trempées, il doit nettoyer chaque trace, trouver un mouchoir, peut-être, afin d’arrêter le saignement une bonne fois pour toute. Renard relève la tête, s’appuie sur le poteau pour retrouver son équilibre, et il vacille un moment avant d’être stable sur ses deux pieds.

Un point d’eau. Il n’est pas idiot au point de se jeter dans la Seine. Un lavabo, des toilettes publiques, peut-être. Dans le noir, il n’a que la lumière du Tempusfugitron pour se guider.

Soudain le Visiteur se fige, saisi d’une idée plus intelligente que toutes celles qui tournoyaient dans sa tête ces derniers temps. Il pose une main sur le clavier de la machine, tape une combinaison apprise par cœur depuis deux ans, et prie pour ne pas s’encastrer dans un mur cette fois.

La sensation caractéristique de quitter un espace-temps pour en rejoindre un autre faillit lui couper le souffle, mais quand il rouvre les yeux, il est entre quatre murs étroits, et face à une cuvette de toilette. Renard reste immobile, attentif à tout signe pouvant indiquer que Raph ou Stella l’a entendu entrer. Il ne perçoit ni télévision ni dispute, puis se précipite vers le lavabo et plonge tête la première sous l’arrivée d’eau. Il s’agite aussi frénétiquement qu’un animal, se frottant les joues et les mains sans faire attention aux éclaboussures qu’il provoque sur le sol, buvant à grande gorgées sans réaliser une seule seconde à quel point il est assoiffé, grattant le sang séché qui s’est incrusté sous ses ongles avant de recommencer. Quand il relève la tête, le Visiteur ne prend pas la peine de s’observer dans un miroir ; il arrache quelques feuilles de papier toilette pour s’essuyer à la va-vite, afin de stopper le saignement, et se téléporte aussi sec.

Il réapparaît dans le labo sans prendre la peine de passer par la porte, n’a pas le temps pour les futilités matérielles. Il fait quelques pas encore fragiles, sèche sa main sur son pantalon d’éboueur dans un tic nerveux, pour se donner confiance. Il ouvre la bouche pour se défendre dès qu’on l’aura remarqué, mais il s’arrête pile au centre de la pièce, sous le néon. Au fond, accoudé à l’établi, il n’y a personne.

Le tournevis est encore sur le plan de travail, et il y a les mêmes esquisses que lors de sa dernière visite, celles d’une sorte de composant électronique dont il est incapable de donner le nom. Un silence assourdissant lui assomme les tympans.

Pendant un instant ridiculement épouvantable, le Visiteur du Futur croit qu’il est revenu trop tard.

— Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

Il se retourne si vite qu’il manque de tomber – et se rattrape en agrippant le rebord de la table, s’empresse d’adopter une attitude nonchalante, comme s’il s’appuie par habitude et non parce qu’il est à deux doigts de s’écrouler.

Henry, dans un coin de la pièce, bras croisés et visage fermé, le scrute sans desserrer les dents une seule seconde. Renard détecte le ronronnement du Castabot quelque part, mais il n’arrive pas à distinguer le petit robot dans la pénombre. La luminosité a baissé, depuis qu’il est parti. Il déglutit. Il a toujours un goût de fer sur la langue.

— M’excuser.

— Tu penses que ça va suffire ?

Le coup est attendu, mais l'atteint droit au cœur. Renard baisse les yeux puis serre les poings :

— Je sais, j’ai agi comme le dernier des connards – je suis désolé. Henry, je suis désolé, j’ai pas réfléchi.

— Ça t’arrive souvent, note le scientifique d’une voix froide.

Tout à coup le Visiteur sait où se trouve le Castabot : il flotte dans son dos, à quelques mètres, probablement dans un recoin d’ombre comme son créateur, ce qui explique pourquoi il ne l’a pas vu. La réalisation lui renvoie un frisson, parce qu’elle lui donne la sensation d’être encadré par deux machines, l’une capable de le taser par derrière et l’autre de l’électrocuter par les mots. Seule la grimace furtive qui étire ses lèvres trahit son malaise profond.

Il n’a pas l’habitude de se sentir étranger dans le labo.

— Je suis désolé, je voulais pas… Remettre en cause tout ce que tu fais pour moi. Vraiment.

Henry ne répond pas immédiatement. Il avance d’un pas, désormais à moitié plongé dans la lumière, et l’ombre projetée sous ses yeux graves mime les cernes impressionnants du Visiteur, qui, sans qu’il ne le sache, ont viré au violet.

— Je ne retoucherai pas à la machine, assène le docteur.

— Je dis pas ça parce que je veux que tu répares la machine, se défend Renard en fermant douloureusement les yeux. Je dis ça parce que je tiens à toi et je… Je veux pas te perdre parce que j’ai été con, voilà.

Il agrippe le bois de la table si fort qu’il sent des échardes percer ses mitaines. Le regard d’Henry s’allume d’une émotion étrange, complètement cryptée, jusqu’à ce que sa voix ne s’élève à nouveau dans le laboratoire :

— C’était une couleur ?

Renard écarquille les yeux.

— Hein ?

— J’ai dit : c’était une couleur ?

Il entend le Castabot se rapprocher dans son dos et a la sale impression d’être pris en otage. Par réflexe, il passe son autre main, celle qui tremble le plus, dans ses cheveux sales et encore humides.

La vérité lui sort de la bouche comme un poison.

— Non.

À ces mots, Henry laisse échapper un rire amer et étranglé. Des yeux subitement larmoyants se posent sur la radio du labo dans l’optique de ne pas le voir. Le Visiteur, soudainement libéré d’un regard accusateur, se sent à l’étroit lorsque ce manège dure plus d’une minute.

— Le pire, c’est que je le savais, souffle le Castafolte avec un sourire se moquant de sa propre naïveté.

— Écoute, c’était pas…

— Depuis combien de temps ?

Ce n’est pas Henry qui lui coupe la parole, mais lui-même : il se mord la langue en voyant qu’on ne le regarde toujours pas dans les yeux, et la question assassine suit tout naturellement. Exact. Il faut qu’il apprenne à se taire et pour de bon.

— Je sais pas, avoue-t-il après une longue inspiration douloureuse. C’est Judith qui l’a remarqué.

Silence. Au bout d’un moment trop long, Henry fait un autre pas dans la lumière, vers son établi. N’y tenant plus, Renard tire une chaise et s’assoit en essayant de ne pas s’écrouler dessus, mais le bruit des pieds raclant le sol est terriblement lancinant. Un reniflement suivi d’un frottement de blouse résonne.

Henry relève mécaniquement la tête, fixant le tableau punaisé de fil rouge et autres bouts de papier journal comme s’il s’agissait de le regarder droit dans les yeux. Renard ne le voit que de profil, mais il peut sentir sa détermination de là où il est. Le Castabot se dirige en vrombissant vers son semblable ; tout à coup il finit seul derrière la frontière imaginaire tracée par la table, alignée perpendiculairement aux murs de la pièce. Les robots d'un côté et l'humain de l'autre. La voix du docteur s’élève en essayant de masquer l’état bouleversé de son propriétaire :

— D’accord. Je n’interfèrerai plus dans tes plans de sauvetage du monde. Si tu veux te téléporter quarante-cinq fois dans la foulée, fais-le. Tu pourras rentrer quand tu voudras. Si tu as besoin d’aide, je suis là.

Plus Henry parle, plus Renard a l’impression qu’un couteau s'enfonce dans son ventre. Non pas qu’il ait jamais expérimenté la chose – et il ne la souhaite à personne – mais une envie viscérale de protester lui remonte dans la gorge ; il a envie de se jeter par terre, parce qu’il est incapable de tenir debout, et lui dire qu’il est désolé, qu’il ne peut pas se résoudre à abandonner sa mission parce que c’est la ligne directrice de sa vie, Henry, c’est pas pour la machine que je sauve le monde-

— Mais moi, maintenant, je me concentre sur mes projets personnels avant tout.

La sentence tombe comme le fer qu’il a dans la bouche. Renard déglutit, sonné, mais une petite voix, au fond de sa tête, lui fait remarquer qu’il l’a bien mérité. Henry est libre, il fait ce qu’il veut. En temps normal, il gueulerait quoi, comment ça, sauver le monde, ça ne t’intéresse plus, mais il se contente de hocher la tête, la gorge nouée, puis il croasse avec toute la peine du monde :

— … Ça me va.

— Bien.

Henry s’empare d’une clé à molette et se tourne enfin vers lui. Ses yeux sont secs. Une rigidité effroyable recouvre tout son visage.

— Je… Je vais dormir, murmure le Visiteur en détournant le regard presque immédiatement.

— Tu fais ce que tu veux.

Le Castabot, comprenant tout à coup que l’outil sera utilisé sur lui, va se poser sur l’établi dans un petit bourdonnement intrigué, avant de dresser une antenne au moment où Renard se relève avec difficulté. Ce dernier se dirige vers l’arrière-salle, là où un matelas croulant lui sert de lit, et dans son dos, il entend le petit robot s’éteindre avec un bruit de hors-tension caractéristique. Henry se met au travail alors qu’il s’effondre sur sa couche. Il va s’endormir plus par faiblesse physique que mentale : sa tête est remplie d’un bruit blanc qui n’est troublé que par des cliquetis métalliques faibles.

Il met longtemps avant de sombrer dans l’inconscience ; assez, en tout cas, pour savoir qu’Henry cesse de travailler au bout de quelques secondes, et sans doute pour la nuit entière.

 


 

Le lendemain, Raph trouve deux empreintes rouges sur la céramique de son lavabo et manque de faire une crise cardiaque.

Chapter 5: Vice et versa

Summary:

“And in the end that is quite a good thing
If you're still loving me it's on your own free will”

Inside My Heart (Florent Dorin)

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

À partir de là, leur routine change drastiquement. Renard, de temps en temps, essaye de s’asseoir à côté d’Henry pour l’aider à bricoler, mais il n’est pas capable de rester plus d’un quart d’heure à l’établi sans éprouver le besoin irrépressible de fuir, d’autant plus qu’Henry lui parle toujours avec cet arrière-ton froid et mort dans la voix malgré la fausse nonchalance qu’il met dans ses phrases. Le reste du temps, il jongle entre les missions et les téléportations en 2550 où, pour la première fois, il passe plus de temps à la surface que dans les souterrains. Maintenant que les pluies acides font partie du passé – enfin, un passé qui n’existe plus, il se comprend – le paysage a changé : Paris est restée déserte, bien sûr, au milieu des champs de gravats et des immeubles à moitié effondrés, mais le soleil se lève encore et le vent souffle toujours. Le Visiteur se retrouve souvent assis sur un poteau en fer, celui d’une tour qui, il y a des siècles, faisait la fierté de la capitale. Il s’y retrouve seul, tentant de maîtriser ses tremblements et ses essoufflements à chaque fois plus lourds après s’être téléporté en haut des cinquante mètres qui le séparent du sol. Ça fait longtemps qu’il ne boit plus son café là-haut.

Des fois, Henry et lui s’engueulent par sous-entendus. Mais ça n’explose plus comme avant. Le docteur l’ignore en baissant les yeux et il n’a pas non plus le courage de s’énerver franchement. Désormais, une variable qu’il n’a pas prise en compte le hante sans cesse entre deux missions : Henry peut partir, et il n’a pas le droit de l’en empêcher. Mieux valait attendre que la tension s’estompe et encaisser en attendant, plutôt que d’élever la voix et de chasser le seul être voulant bien de lui dans un futur qu’il s’efforce de sauver.

Il se téléporte toujours dans les toilettes de Raph en 2010. Désormais, il a pris l’habitude de l’atterrissage, il ne se cogne plus contre un mur. On l’engueule toujours quand il débarque sans prévenir, mais pour être honnête, le Visiteur préfère cent fois les sermons de Raph au silence d’Henry. Il a besoin du bruit dans sa vie. La subtilité le tue à petit feu.

Au milieu de tout ça, les Missionnaires débarquent et font exploser ses derniers appuis.

 


 

— J’ai pas accepté. Pas encore.

C’est à ce moment précis que Renard se reçoit l’uppercut le plus sale que le destin lui ai jamais décroché. Parce qu’il a l’habitude, bien sûr, de faire face à la douleur et à la solitude depuis le temps – et la fatigue, n’oublions pas la fatigue, dès qu’il ferme les yeux, il est à peu de choses de sombrer pour de bon – mais c’est un tout autre niveau de cruauté qui vient lui faucher le cœur. Il pourrait finir paralysé, sauf que la vérité c’est que Renard tremble si fort qu’il est obligé de s’accouder nonchalamment sur l’établi pour soutenir le regard d’Henry, assis à table, et qui a cessé de rassembler ses cartes sans ciller. Le Visiteur du Futur a fondé toute sa vie sur le faire-semblant. La façade qu’il érige à la va-vite est si fragile que même sa voix est bancale. Il ne respire pas. Il siffle, car toute la gravité terrestre vient écraser l’oxygène au fond de ses poumons.

Sa variable terrifiante vient de s’enclencher. Non seulement Henry peut partir, mais en plus il a peut-être envie de le faire.

Il n’a aucun droit de regard sur ses motivations. Renard devrait la fermer, hocher la tête et ravaler sa fierté, parce qu’avec tous les mensonges qu’il a sortis, il n’a pas une seule once de légitimité pour décider de ce qu’Henry doit ou ne doit pas.

Mais il panique. D’un coup tout devient trop réel : le temps passé à s’éviter et attendre que l’affront soit digéré est devenu fatal. Il a cessé de parler après avoir dit la vérité à Henry et c’est ce qui le perd aujourd’hui – il a cessé de parler en échange de la vérité, et à cause de son silence, il va perdre le seul qui ne l’a jamais lâché. Il est sur le point de tout perdre. Il a misé trop gros. Tout ça parce qu’il a joué fairplay, parce qu’il a bien voulu, pour une fois, se plier aux règles ; il a arrêté de mentir, de parler et de rire – voilà où ça le mène.

Ça le rend fou.

Les mots jaillissent comme des balles. C’est une réaction d’auto-défense.

— Et tu comptais m’en parler quand ?

Il a bien conscience, alors qu’il charge ses mots, que sa question est minable – elle ne devrait même pas être posée, Henry ne lui doit aucun compte, Henry ne doit plus aucun compte à personne, Henry est libre. Il le sait très bien. Il est prêt à se battre, d’ailleurs, pour qu’Henry ne soit plus jamais soumis à une seule ligne de code, quand bien même il s’en sort très bien tout seul ; mais Renard est inévitablement, fatalement seul, et il s’accroche à son robot comme un gamin à sa dernière poupée, incapable de voir qu’en continuant de résister, il va finir par la casser.

S’il ne fait rien, il va s’effondrer pour de bon – et pas seulement parce qu’il s’use. C’est une peur qui le dépasse. Henry lui répond avec une arrogance qui semble vouloir tester ses limites :

— Bah je t’en parle, là.

Ce n’est pas dans les habitudes d’Henry d’être aussi passif-agressif quand ils abordent quelque chose d’aussi grave. Il y a pourtant quelque chose de familier dans cet échange – mais une familiarité contre-nature, à laquelle il n’aurait pas dû se heurter et plutôt se fondre, voire même en être le géniteur.

Renard comprend alors que c’est tout simplement lui. Il fait face à un miroir : c’est sa façon de parler, c’est la même insolence qu’il brandit au nez de l’espace-temps, c’est la tranquillité insupportable d’un tricheur qui ne devrait pas avoir le droit d’être aussi calme. Henry est en train de se comporter comme lui. Il le défie de s’en plaindre, après lui avoir fait subir ce comportement pendant des années. Un instant, Renard se demande si Henry imite cette attitude pour la lui faire payer ou s’il copie-colle inconsciemment des mécanismes humains pour s’habituer au libre-arbitre, et vraiment, il est le pire modèle humain possible dans les environs pour ce paramétrage. Dans tous les cas, il paye.

La chose, loin d’être une sonnette d’alarme, l’aveugle si fort qu’il répond – encore, la parole comme monnaie d’échange :

— ‘Fait soif, tu trouves pas ?

Puis le Visiteur fait deux choses qui résument toute son existence.

Il parle, et il fuit.

 


 

C’est drôle, vraiment, la capacité qu’ils ont à finir dans les bras de l’autre même lorsqu’ils se sont réciproquement blessés. Renard ne sait même pas lequel a fini par se laisser tomber contre l’autre, mais il retrouve la même ferveur dans les mains d’Henry, accrochées à son manteau, et dans les siennes qui pourraient déchirer la blouse s’il n’arrive pas à contrôler ses sanglots.

Il songe, entre deux hoquets et trois aveux, que désormais toutes les cartes sont jetées face contre la table et qu’ils n’ont absolument plus la possibilité de les lire. Épuisé par la fatigue et le temps, il n’y a plus de place que pour une certitude.

Il ne veut pas sauver le monde si c’est pour le faire tout seul.

C’est probablement égoïste – non, bien sûr que c’est égoïste, c’est de lui qu’on parle – mais il se retrouve incapable d’envisager le futur sans quelqu’un à ses côtés, sans un regard extérieur pour lui dire qu’il a bien agi ; il a besoin d’une confirmation, d’autres pas que les siens dans le chemin qu’il trace. En un instant la solitude devient beaucoup plus menaçante que la destruction de l’humanité ; elle lui révulse le cœur avec une violence crue, une impression d’impuissance qui le terrorise plus encore que la fin de ses voyages dans le temps. Sa raison de vivre s’est étendue de sa mission à son entourage, et il prend conscience, au moment où Henry lui embrasse la tempe, que s’il part, tout ce qu’il s’est efforcé de bâtir – les changements de conséquences, les dommages collatéraux, les petits-déjeuners sur la tour Eiffel et les missions de rue – deviendra un édifice vide de sens. Alors il pense à Mattéo, à l’état dans lequel il a laissé Judith après lui avoir annoncé qu’il était parti, et au regard ahuri de Raph en voyant l’hologramme de Joseph embaucher leur garde du corps attitré – il ne faut que ça pour réveiller une rage sourde dans le creux de son ventre.

Il va récupérer son équipe et les Missionnaires ne lui prendront plus personne.

Henry, comme arrivé à la même conclusion, s’empresse de parler :

— Je pars pas, je pars pas-

— Je sais.

Le dernier mot lui brûle la langue, car il n’est sûr de rien. Il repousse Henry comme s’il vient de le blesser.

— Je sais.

Il s’autorise à croire. Il n’a absolument pas les moyens de s’assurer qu’Henry ne partira jamais. Il a beau se balader dans les trois catégories du temps, il n’est décidément pas medium. Mais il sait ; il a confiance en Henry pour ne pas le quitter, parce que c’est eux et c’est tout, parce que si ça ne marche pas avec Henry ça ne marchera pas du tout. L’espoir, plus étranger que le mensonge, le terrifie comme un cauchemar.

— Non, tu comprends pas, reprend Henry d’un ton paniqué. J’ai pas envie de partir.

— C’est normal Henry, t’es capable de décider pour toi-même, s’entend-t-il répondre avec un petit sourire.

On lui prend le bras, comme pour l’empêcher de fuir. Henry, lui aussi, veut se convaincre.

Donc il lui faut répondre.

— J’ai pas envie que tu partes non plus.

Le gant sur son bras descend pour lui prendre le poignet, et dans la seconde qui suit son aveu, une deuxième main lui saisit le visage et Renard se sent basculer en arrière. Il écarquille les yeux, surpris, puis un front se colle au sien, un regard dur et froid – mécanique et désespéré – lui transperce les orbites, et l’oxygène qu’il a accumulé dans ses poumons se réduit à l’état de poussière.

— Je pars pas, jure Henry pour la dernière fois.

L’instant d’après, il se fait embrasser comme si c’était la fin du monde.

 


 

S’accrocher à une promesse qui n’en a pas été une est la chose la plus stupide qu’un homme puisse faire. S’y suspendre encore alors que la personne qui l’a proférée est partie sans un regard en arrière après l’avoir tasé, c’est du suicide.

Ça tombe bien, le Visiteur a désormais l’habitude de vivre en sursis.

Le pire, quand il pose un regard noir sur le laboratoire, rempli de babioles et de ferrailles et d’écrous mais ridiculement vide, ce n’est ni la peur ni la trahison ni la douleur ni l’envie de mourir, mais bel et bien la sensation d’avoir été un imbécile jusqu’au bout. Renard a été profondément, irrémédiablement, bête.

C’est un idiot.

Un con.

Son pied envoie valser le tabouret le plus proche et ce dernier se fracasse en trois bouts de bois stupides, puis il s’approche de la table et il s’empare de la tasse dans laquelle il a bu, il la jette, puis c’est au tour de la bouteille qu’ils ont vidée, de la deuxième tasse – non, elle n’est plus là, Henry l’a prise quand il est parti - après c’est au tour d’un autre tabouret, et quand il réalise que ce n’est pas en cassant tous les objets qui représentent son quotidien qu’il va le récupérer, le Visiteur s’effondre brutalement au sol, s’arrache une poignée de cheveux blancs, frappe si fort la dalle en béton qu’il entend une phalange craquer. Ses os, en vieillissant comme le reste, sont devenus fragiles. Du coin de l’œil, un reflet sur un écran noir lui fait remarquer qu’il lui reste la machine. Un hoquet sarcastique se coince en travers de sa gorge.

Ce n’est pas la bonne machine.

 


 

— Vous allez continuer comme ça ?

La voix de Raph est ridiculement sérieuse. Le Visiteur, au moment où Judith est partie en claquant la porte, la sent s’échouer sur lui comme une vague particulièrement glaciale. Il se retourne en haussant un sourcil.

Stella n’est pas là.

— Hein ?

Sa réponse paraît pâteuse, embourbée dans ses propres mots. Depuis qu’Henry est parti, la seule descente qu’il expérimente est celle de l’alcool ; le goût se répercute dans les paroles. Raph a croisé les bras, toujours dans cette tentative d’avoir l’air grave, mais son expression est plus difficile à déchiffrer – sa vision se fait de plus en plus trouble ces temps-ci.

— Vous brûlez la chandelle par les deux bouts, vous le savez, ça ?

Ah, il est inquiet.

Le Visiteur retient un sourire amer ; il n’a plus besoin de l’inquiétude de personne désormais. C’est une sentimentalité stupide, le même genre qui pousse les Hommes à croire aux promesses.

Raph, éternelle clé de voûte d’une humanité qui lui a échappé.

— Je vais bien, répond-t-il avec un petit geste de la main qui se veut nonchalant.

— … Ok, on peut passer la journée à mentir si vous voulez, mais sachez que ça va vite me casser les couilles.

Rectification : Raph n’est pas inquiet – il est furieux.

Le Visiteur a l’impression que ses pieds se sont vissés au sol, et chacune de ses articulations se rouille face au ton incroyablement irrité qui a jailli de la bouche de Raph, Raph toujours patient et passif et franchement pas très futé parfois, Raph qui le fixe avec un sérieux inébranlable, décidé à obtenir des réponses beaucoup trop lourdes pour son rôle de sidekick drôle.

Renard sait jouer l’aveugle. Le théâtre de rue l’a sauvé tellement de fois qu’il choisit cette répartie par réflexe :

— … Pardon, j’ai pas bien saisi là.

— Vous foutez pas de ma gueule.

Puis il part à grands pas vers la cuisine. Renard, figé sur place, entend qu’on ouvre le robinet à fond, accompagné d’un choc discret de vaisselle. Un geste violent coupe l’arrivée d’eau dans un coup sourd ; quand Raph réapparait dans le salon, il tire une chaise, avant de poser brutalement un verre plein sur la table. Il relève la tête, fait un signe autoritaire du menton, et enfin le Visiteur comprend que c’est pour lui.

La scène est si absurde qu’il reste bouche bée. Le clou du spectacle est dans l’ordre qui suit, si absolu que le Visiteur lui obéit sans protester.

— Buvez ça.

Il s’avance de trois pas et prend le verre d’eau entre ses mains tremblantes. Il le fixe un moment de trop, se noyant au fond de cent-vingt centimètres cubes, avant de capter, du coin de l’œil, l’expression sévère peinte en froid sur le visage de Raph. Le verre serait rempli de poison qu’il le boirait sans rechigner : il le descend cul sec. La scène, surréaliste, se poursuit quand Raph pointe la chaise qu’il a tirée du doigt, et c’est à ce moment précis que le Visiteur sort de son envoûtement en ayant la présence d’esprit de demander :

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Ce qui me prend ? Mais vous vous êtes vu ?!

L’étudiant fait survoler sa main à quelques centimètres de son visage, de haut en bas, comme pour mieux justifier son autorité intempestive :

— Vous avez l’air d’être mort, voilà ce qu’il y a ! Et croyez-moi, j’ai l’habitude de vous voir couvert de sang à longueur de journée !

— D’accord, j’ai peut-être eu une cuite hier, mais-

— Henry est parti !

Raph a crié sans s’en rendre compte.

D’un seul coup la vérité nue lui tombe dessus comme le ciel sur la tête ; pour la première fois, les mots qui ont toujours quitté sa bouche se retrouvent dans les phrases d’un autre, lui confirmant que ce qui s’est passé n’affecte pas que sa propre vie mais l’écosystème entier qu’il a construit autour. Cinq syllabes le transpercent de part en part – que Raph, toujours si ignorant quant à la finalité de chacun de ses plans, puisse se permettre de mettre le vocal sur l’imprononçable, a quelque chose de révoltant. Renard, que la déclaration a fissuré comme un séisme, sent un rictus animal lui déformer le visage :

— Henry a été PIRATÉ !

Il plante instinctivement les ongles dans les mailles effilochées de ses mitaines. L’eau qui a soulagé sa gorge semble n’avoir jamais été absorbée – sa voix s’est effritée comme de la poussière de brique. Raph, soudainement conscient d’avoir franchi une limite, flanche mais n’en démord pas :

— Piraté ou pas, qu’est-ce que ça change ?! Il est parti, et vous avez l’air-

— J’ai l’air quoi, hein ?! aboie le Visiteur en abattant son verre plus qu’il ne le repose. Fatigué ?! Excuse-moi, Raph, c’est vrai que j’ai vachement eu le temps de me reposer, entre mon crew qui se fait la malle et les Missionnaires qui foutent en l’air toutes nos missions !

— VOUS AVEZ L’AIR DE VOTRE DOUBLE !

Un silence surnaturel s’installe dans l’appartement et Renard est incapable de parler pendant deux bonnes minutes.

Raph n’est pas en colère. Raph a la peur dans les yeux et le chagrin dans la gorge.

Raph est terrifié.

Et il est bien placé pour savoir que le souci est une émotion si atroce qu’on préfère la dissimuler derrière la violence ; qu’il s’agit d’une affection trop dévorante comparée à la peur tournée vers soi, que lorsqu’on commence à s’inquiéter pour quelqu’un on devient si vulnérable qu’on ne sait plus se gérer. Raph fait partie de ce genre de personnes qui s’attachent trop et trop vite, quand bien même il ne l’a pas demandé.

Raph se fait du souci pour lui et ça le condamne.

— J’ai… Quoi… ? balbutie Renard d’un ton fantôme.

Raph détourne le regard, se rendant tout juste compte de ce qu’il vient de faire, et la grande inspiration qu’il prend fait trembler la flaque de lumière au fond de ses yeux.

— Vous ressemblez à votre Double. Et ne commencez pas, s’empresse-t-il de rajouter en le voyant ouvrir la bouche pour protester, parce que je sais ce que je vois, et peut-être que je suis pas aussi habitué aux voyages temporels que vous mais je sais reconnaître quand vous allez vraiment mal. On est quel jour ?

— Hein ?

— On est quel jour ?

Renard, pris au dépourvu, balaye la pièce du regard dans l’espoir de tomber sur un indice, et en le voyant chercher un calendrier sur un pan de mur, Raph étouffe un soupir beaucoup plus fragile que les précédents.

— … Le 16 octobre ? finit-il par proposer dans un murmure.

— Le 28 janvier, corrige Raph d’une voix terrifiée. On est le 28 janvier.

Le Visiteur a la désagréable impression que le temps presse.

— Et c’est qu’un exemple, reprend l’étudiant en serrant le poing. Vous vous en rendez pas compte, mais vous faites des écarts impressionnants entre deux missions, vous oubliez l’heure et vous savez même plus quel jour on est.

Raph cherche son regard avec timidité.

— Vous avez besoin de voir un docteur.

La réponse, cynique, jaillit dans sa tête mais ne franchit jamais ses lèvres. Mon docteur, il est parti.

— Y’a pas de docteur dans le futur, Raph.

— Y’en a ici.

— J’ai pas spécialement envie d’en voir un.

— Si Henry était là, il vous dirait d’en voir un aussi.

Immédiatement, il relève la tête, et la même grimace inhumaine lui tire les lèvres tandis que la réponse fuse sans filtre :

— Sauf qu’Henry est plus là, Raph, et c’est pas une ordonnance qui va nous permettre de le récupérer.

Puis, entre la rancune profonde et le chagrin, une pensée différente des autres se fraye un chemin, et Renard pose une main suppliante sur le bras de Raph – la même posture qu’avant de s’infiltrer dans le musée pour voler le tableau de la banane, quelques semaines plus tôt.

— Écoute, j’ai besoin qu’on fasse ça d’abord. Tout ça, là (il pointe vaguement son visage du doigt) c’est pas la priorité. Raph, j’ai besoin de retrouver tout le monde, tu comprends ? J’ai besoin d’une équipe soudée. J’te promets, quand on aura enfin découvert ce que les Missionnaires manigancent, on cherchera une solution. Mais c’est pas le bon moment, là, tu vois ?

— C’est vous qui parlez du bon moment ?

Raph a répondu d’un ton sarcastique, mais les traits de son visage se sont adoucis – touché. Raph, si terriblement, authentiquement empathique. Il baisse les yeux sur la main qui l’agrippe gentiment, puis laisse échapper un long soupir :

— J’veux dire… Moi aussi je veux récupérer Henry. Si Stella disparaissait je- enfin, je comprends quoi. Et puis, je l’ai déjà fait, donc… Enfin, pour Judith ça doit pas être facile aussi, et- D’accord.

L’étudiant se coupe de lui-même pour prononcer son dernier mot. Visiblement ennuyé de devoir faire un tel choix, il se passe une main dans les cheveux et enlève la prise du Visiteur sur son bras tout en lui lançant un regard sévère :

— Mais vous me promettez, hein ? Quand tout ça sera fini…

— … On cherchera une solution, oui, complète le Visiteur en hochant la tête. Ça m’amuse pas plus que toi de me taper des courbatures à chaque téléportation…

L’aveu semble prouver sa bonne foi, puisque Raph acquiesce à son tour. Une gravité inhabituelle hante sa réponse.

— Tant que vous devenez pas comme l’autre…

Renard tique. Il tend la main pour s’emparer à nouveau du verre sauf qu’il n’atteint jamais son objectif : Raph s’est redirigé vers la cuisine en s’en emparant, déterminé à ne pas le laisser partir tant qu’il ne se sera pas assuré de sa bonne santé. Le Visiteur s’empresse de le suivre en étouffant un bruit de protestation.

— J’oublierai personne, tu sais.

— Y’a intérêt.

Puis, alors que le robinet s’ouvre si fort qu’il manque d’entendre la suite :

— De toute façon, sauver le monde, ça peut pas se faire tout seul.

 


 

Briefer Judith n’eut pas la même saveur.

— Et vous comptez vous y prendre comment ?

Peu importe la situation, et le fait qu’il la dépasse d’une bonne dizaine de centimètres, le Visiteur se sent toujours misérablement petit face à Judith. Que ce soit en termes d’aplomb – parce que Judith fait peur, il faut le reconnaître ; ça ne marche pas sur lui, évidemment, il a un bon instinct de survie au-delà d’un courage à toute épreuve – ou bien de répartie, elle a le don pour mettre les gens au pied du mur en quelques paroles bien senties. Il s’est méfié de son indépendance parce qu’à l’époque, elle remettait en cause ses qualités de chef, mais désormais c’est sa soumission qui paraît suspecte : ce n’est pas une obéissance aveugle ou quelques protestations creuses mais de véritables comptes qu’elle exige avant de lui emboîter le pas. Ce qui rend la chose d’autant plus étrange est le fait qu’elle s’exécute toujours en parfaite loyauté.

Renard gonfle la poitrine, choisissant ses mots avec soin.

Et arrive quand même à choisir la pire formule possible.

— Comme Mattéo a réussi à se faire embauch-

— Pourquoi vous me parlez de Mattéo ? Je m’en fiche, de Mattéo ! Il a quitté l’équipe, tant mieux pour lui ! De toute façon il doit probablement être plus à l’aise là-bas, hein ! À quoi ça sert de faire pareil que cet imbécile ?!

Pas coiffée, bras croisés dans une posture défensive, Judith a les cheveux électriques et pourrait incendier l’appartement d’un seul regard. En un coup d’œil le Visiteur a pu s’extasier silencieusement sur son nouveau chez-elle : un trois pièces spacieux, inondé de lumière, encore un peu vide par endroits mais définitivement bien aménagé. Il reste quelques cartons dans un coin et il a réalisé, un peu tard, qu’il s’agit de ceux appartenant à Judith, car Mattéo a dû prendre ses affaires deux jours plus tôt. Un cadre de photo vide est posé sur le rebord d’une étagère, et les restes d’un vase gisent encore sur le tapis du salon – il n’a probablement pas été renversé par inadvertance.

— Ce que je veux dire, c’est qu’il suffit juste qu’on contacte cette Constance, et-

— La meuf qui m’a cassé la gueule la dernière fois ? J’veux pas la voir !

Judith lui tourne le dos pour se réfugier dans la cuisine. Le Visiteur jurerait qu’elle tape du pied en s’éloignant – mais pour rien au monde il ne ferait la remarque à voix haute. Il la suit en insistant, décidément persuadé qu’ouvrir la bouche est une solution à son attitude :

— Écoutez Judith, c’est juste un effort d’infiltration – si on découvre que les Missionnaires sont louches, on aura toutes les cartes en main pour les démanteler ! C’est temporaire !

— Temporaire comment ?

— Le temps qu’on trouve les indices nécessaires, répond-t-il d’un ton convaincu. Plus vite vous vous infiltrez, mieux c’est.

Elle s’appuie contre le comptoir, près de la machine à café. D’un geste habitué, elle enclenche le bouton de la machine à laver juste en-dessous, et Renard a le temps de remarquer que la cuisine est exclusivement équipée d’appareils électroménagers. Il n’y a même pas d’égouttoir. Judith a rudement négocié avec Sara.

— Et vous ?

La question tombe en même temps que le sucre qu’elle a lâché dans sa tasse. Tandis qu’elle boit une gorgée tout en le dévisageant d’un air encore un peu grognon, le Visiteur scrute noblement le mur en face de lui :

— Moi… Moi, faut que je continue à chercher des trucs en 2550. Peut-être qu’Henry a laissé quelque chose derrière lui…

Il se passe une main dans les cheveux. Ses doigts s’accrochent aux lunettes remontées sur son front, alors même que ces dernières font pratiquement partie de son physique. Judith arrête de boire. Elle regarde son crâne pendant quelques secondes, mais ne fait aucune remarque sur les mèches noires qui se sont raréfiées.

— Il est parti comment ?

Renard ne tique même pas. Il s’y attend. Les mots quittent sa bouche avec un fatalisme affreux, drapés dans une nonchalance acide qui tente désespérément de mettre de la distance entre le discours et le souvenir.

— Il a dit que les Missionnaires avaient de l’argent, qu’il pourrait faire beaucoup plus de trucs avec eux… Que mon esprit d’humain pouvait pas comprendre tout ça. Sans regarder en arrière, quoi.

Il suffit de voir à quel point l’appartement est ravagé pour comprendre que Judith a subi la même épreuve que lui. Il fait un geste de la main, comme pour dire « Voilà, c’était pas très intéressant » ; mais lorsqu’il décide de rajouter un dernier détail, il ne peut se résoudre à la regarder en face.

— Qu’il n’était plus humaniste, aussi…

Judith écarquille les yeux. Quelque part, on entend un coup de canon.

— Ah ouais.

Puis elle semble se rendre compte qu’elle n’a pas respecté l’étiquette de la bonne conduite en tant qu’hôte, puisqu’elle se tourne vers la machine à café en cherchant déjà une tasse.

— Vous voulez-

— Non merci, c’est pas la peine.

— Avec la gueule que vous tirez, vous devriez soit dormir soit vous shooter au café.

— Je me suis déjà shooté à l’alcool et après j’ai dormi, ça m’a pas réussi.

Un silence endeuillé se pose sur eux.

Le Visiteur s’accoude sur le plan de travail comme sur une béquille. La pointe d’une de ses chaussures, remarque-t-il en scrutant intensément le sol, porte encore la trace de son dernier flirt avec la mort : une tache de sang rouge bordeaux, presque comme du vin, ou comme s’il a marché sur une framboise. Elle a séché depuis longtemps déjà.

— Il m’a pas dit au revoir, non plus.

Renard ne bouge pas. On ne dirait même pas qu’il a entendu la voix de Judith, puisqu’il continue à inspecter sa chaussure, en tordant son pied sur le côté, afin de voir jusqu’où sa tache de sang s’est étalée. Pourtant, si elle a gardé une fermeté teintée de menace, la fin de la phrase s’est étiolée dans une vibration presque inaudible, étrangement vulnérable.

Ils ne sont à l’aise avec les mots que pour mentir ou tricher. Les voir communiquer de façon sincère a presque quelque chose de drôle ; ils marchent sur des œufs, comme deux enfants curieux de voir jusqu’où ils peuvent se faire confiance. Dès que l’un d’eux s’ouvre trop, l’autre tourne la tête et fait mine de n’avoir rien vu – une sorte de fairplay entre deux joueurs de poker suffisamment expérimentés.

— Je suis rentrée et il avait déjà fait ses affaires. Il avait probablement pas envie de se faire engueuler trop longtemps.

Judith, imperturbable, boit une gorgée de café et s’agrippe à sa tasse comme le Visiteur l’a fait avec son marteau. Elle raconte la chose avec le même détachement artificiel que lui, tout en laissant passer un silence éminemment trop franc.

— Vous savez ce qu’il m’a dit ? Il m’a dit : « Patronne, j’ai trouvé un travail et je pense que je serais plus utile là-bas. »

Un éclat de rire mauvais la secoue comme un sanglot.

— Vous y croyez, vous ? Il m’a appelé Patronne.

Le Visiteur relève la tête au moment où Judith le rejoint dans son activité préférée, à savoir fixer ses pieds en ignorant le reste du monde. À travers les mèches rousses qui masquent son visage désormais penché, il distingue un sourire terriblement aigre.

— Qu’il y reste s’il le veut. Je m’en fiche, c’est lui qui l’a décidé. Bon vent.

Renard fronce immédiatement les sourcils. Il replace correctement son pied afin de se décoller du comptoir et se tenir droit sur ses jambes.

— Comment ça, c’est lui qui l’a décidé ? C’est Joseph qui lui a retourné le cerveau, on va le récupérer, c’est pas-

— Non, justement. C’est là que vous faites fausse route.

Judith replace une mèche de cheveux derrière son oreille pour le regarder. Ses lèvres écorchent son visage à vif.

— Parce que le Mattéo, là, il l’a voulu, hein ? Il s’est pas fait piraté, lui. Il a eu envie de partir. On lui a juste proposé, je sais pas moi, un salaire pour commencer, c’est déjà pas mal, hein… Et un job de protection, sûrement tiens, vu qu’il est garde du corps. Et puis le Mattéo, il s’est dit que ça lui plaisait bien, tout ça, alors il est parti. Y’a pas eu de lavage de cerveau, de menaces ou quoi que ce soit.

Au moment où elle prononce le mot « piraté », Renard sent ses genoux fléchir comme après un croche-patte particulièrement vicieux. Il n’a pas le temps de protester. Judith pose sa tasse comme elle abaisserait sa mise, dans un claquement sec et retentissant.

— Alors oui, je vais vous aider à fouiller chez les Missionnaires. Et si on peut trouver un truc pour les compromettre, ça me fera grand plaisir, même. Mais je le ferai pas pour Mattéo, d’accord ? Qu’il reste là-bas si ça le chante.

Un silence épais comme du brouillard s’instaure entre eux. Renard a l’impression de recevoir une enclume sur la tête. Judith, démolie par la rancœur, a raison. Mattéo, lui, est parti de son plein gré. Mattéo a décidé de quitter son équipe ; peut-être parce que Joseph, cette langue de serpent, a dû trouver les mots justes pour l’en convaincre – mais la voilà, la différence capitale : Mattéo est parti sans en être forcé. Judith l’a vu prendre ses cartons sans douter une seule seconde de son bon vouloir.

Pas comme lui avec Henry.

— Moi, je vais vous aider à récupérer Henry. Parce que je vous crois. Il a pas choisi de partir. Et ça, ça prouve déjà bien que les Missionnaires manigancent un truc.

Effondré, le Visiteur hoche mécaniquement la tête en fixant le vide. Il se rappelle le vase, dans le salon, éclaté en mille morceaux sur le parquet. Il fait bêtement le parallèle avec les tabourets lancés dans le labo. Le refuge dans l’alcool et le mutisme. Mais tout, dans son expérience de la chose, devient ridiculement insignifiant à présent ; parce que Judith n’a pas eu la même rage au cœur, le même sentiment d’injustice. Elle n’a pas pu se conforter, quoiqu’avec une certaine honte, dans l’idée que le départ de Mattéo avait été trafiqué. Il n’y a pas eu de soulagement amer. Pas de plan de secours. Elle doit vivre, désormais, avec la réalité coup de poing d’un libre-arbitre écrasant.

Pour la première fois, le Visiteur comprend à quel point la condition humaine a terrorisé Henry.

— Merci Judith, souffle-t-il d’une voix blanche.

Judith lui répond par un silence devenu inguérissable.

Notes:

Vous avez lu le chapitre ? Relisez la citation qui le préface maintenant. De rien ❤

Chapter 6: Le paradoxe d'Épiménide

Chapter Text

— Nous savons que vous avez envoyé Raph et Judith pour nous espionner.

Son cerveau dépasse les cinq mille tours moteurs dès que Constance a fini de parler.

— Mais… Pas… Du… Tout…

Non, non ce n’est pas possible- pas ça, pas ça pas ça il n’a pas le droit de les perdre aussi, ils lui ont fait confiance, c’est lui qui les a envoyés là, ils ne sont pas supposés subir quoique ce soit, les Missionnaires ne peuvent pas, n’ont pas le droit de les toucher après tout ce qu’ils ont déjà fait, déjà vu, déjà obtenu, ils n’ont pas intérêt à ne poser ne serait-ce que le petit doigt sur le moindre cheveu de son équipe, il ne les laissera pas faire, il va, il va-

— LAISSEZ-LES TRANQUILLES !

Et c’est tout ce qu’il peut dire, parce qu’il n’est pas là.

Il est en 2550, dans un laboratoire vide, et sa machine ne peut pas le téléporter auprès de qui que ce soit. Il peut entendre le sourire de Constance à l’autre bout du fil. Elle sait.

— Tout ce qu’ils risquent, c’est de se rendre compte à quel point vous leur avez pourri la vie.

Elle est dans le camp opposé, et ses paroles, comme toutes celles proférées par les Missionnaires, ne sont fondées que sur des manipulations. Pourtant, il ne peut pas s’empêcher de laisser le doute, ce doute écœurant qui le poursuit depuis qu’Henry lui a menti sur la machine, s’infiltrer à travers sa carapace déjà bien fissurée.

— Comment ça… ?

— Vous ne le savez pas encore, mais vous êtes déjà à court d’alliés.

 

 

Cinquante annulations de catastrophes, Joseph a dit. En un an. C’est plus que tout ce qu’il pourra jamais accomplir tout seul.

 

 

Est-ce que c’est pour ça ? Qu’il se cherche sans cesse une compagnie ?

 

 

Pour mieux accomplir sa mission ?

 

 

Ou bien c’est par égoïsme ?

 

 

Parce qu’il ne peut pas s’envisager sauveur sans une foule pour l’acclamer ?

 

 

Parce qu’il ne peut pas vivre sans être accompagné ?

 

 

Parce qu’il a trop survécu ? Qu’il est resté bloqué ? Quand il a rencontré Joseph, il aurait pu en faire un allié, non ? Qu’est-ce qui l’en a empêché ? Qu’est-ce qui l’a poussé, par contre, à garder Henry ?

 

 

Cinquante annulations. En un an.

 

 

Est-ce qu’il aurait pu ? Est-ce qu’il aurait pu sauver le monde s’il avait été à la place de Joseph ? Dans un bureau, à déléguer les missions de terrain ? C’est vrai ça, pourquoi rester derrière un bureau ? Sauver le monde, c’est concret, ce n’est pas rester enfermé entre quatre murs – ou peut-être que c’est sa méthode qui est mauvaise ? Depuis le début, ce qui lui manque, ce n’est pas la précision de ses calculs mais leur incapacité à être démultiplié ? Depuis le début, ce qui lui fait défaut, c’est sa solitude ?

 

 

 

Cinquante annulations. Cinquante. 50.

 

 

Est-ce que les catastrophes qu’ils annulent se répercutent sur celles qu’ils ont déjà résolues ? Constance, en se faisant voler sa vie, doit-elle voler ce qui dirige la sienne ? Donc ce n’est qu’une boucle ? Le temps, depuis le début, est une balance ? Mais quel équilibre ? Quel poids ?

Si Joseph a pris sa place, pourquoi en fait-il plus ?

 

 

 

Cinquante annulations. En un an ?

Pourquoi ne les ont-ils croisés que depuis quelques semaines ? Alors qu’ils poursuivent le même objectif ? L’argent ? L’argent facilite vraiment tout ? Pourquoi se heurter aux Missionnaires maintenant ?

 

 

 

Pourquoi cinquante ne suffit pas ? La Terre veut-elle une centaine ? Un millier ? C’est quoi, son prix ?

Joseph a menti ? Non, Constance l’aurait remarqué. À moins qu’ils ne soient deux ? Non, Constance a trop foi en Joseph. Elle n’est pas sur un pied d’égalité avec lui. Constance obéit. Constance ne ment pas. (C’est son rôle à lui.)

 

 

 

Joseph a menti, alors ? Mais pourquoi gonfler ses chiffres ? Il n’y a plus de police du temps, il n’y a plus de Brigade Temporelle ; il peut faire ce qu’il veut pour sauver le monde. Personne ne lui demandera des comptes.

 

 

 

Pour se foutre de sa gueule ? Peut-être qu’il s’est vengé comme ça, qu’il lui a donné un nombre vague – c’est un chiffre rond, et le temps déteste la précision – et ce afin de lui faire prendre conscience du ridicule de ses missions en solo. Peut-être que Joseph veut lui faire comprendre que sauver le monde c’est une tâche titanesque qu’il ne réalisera jamais tout seul.

 

 

 

Joseph a menti

 

 

 

 

Mais pas sur le chiffre ?

 

 

 

 

Sur la méthode ?

 

 

 

 

 

… Cinquante annulations…

 

 

 

C'est un chiffre rond

 

 

 

… En un an…

 

 

 

Comme pour un livre de compte

 

 

 

… ?

 

 

 

Et à la fin du livre de compte

 

 

 

… Cinquante ?

 

 

 

Il y a

 

 

 

… En un an ?

 

 

 

Une balance

 

 

 

Vraiment ?

 

 

 

De zéro.

 

 

 

L’enfoiré.

Chapter 7: Acta fabula est

Summary:

“And if you’re in love, then you are the lucky one
‘Cause most of us are bitter over someone
Setting fire to our insides for fun
To distract our hearts from ever missing them
But I’m forever missing him”

Youth (Daughter)

Chapter Text

Il est vraiment, sincèrement désolé pour Constance quand elle apprend la vérité. Il ne peut pas dire qu’il regrette, mais l’ombre qui s’abat dans ses yeux clairs est un souvenir qu’il a déjà vécu. Se dévouer à un homme en pensant qu’il sait mieux, qu'il vaut mieux, un messie descendu du ciel pour emprunter la bonne voie, tout ça pour apprendre que depuis le début, la figure qu’on avait décidé de suivre n’était qu’une façade – il connaît déjà. Le Maître a eu l’avantage de lui fournir un vaccin contre la désillusion.

L’une de ses mains agrippe le pan de son manteau à travers la poche. Décidément la vérité le suit partout où il passe, comme un inspecteur trop zélé, et elle semble vouloir toucher chaque personne de son entourage à défaut de l’attraper lui.  Tout va trop vite : la machine, Sara, la prison, Dario, Constance, le faux Castafolte, ça s’enchaîne avec une rapidité phénoménale, et ce ne sont ni les explications, ni les excuses qui font ralentir le temps. Le Visiteur perd son souffle sur la durée.

Leur compte à rebours s’accélère d’autant plus quand Judith les rejoint.

Il la réceptionne comme une poupée de chiffon, et ses bras à elle se serrent si fort autour de sa nuque à lui qu’elle pourrait le briser, au vu de son corps vieilli en accéléré. Par réflexe il pose ses mains sur sa taille, et là, au niveau de son ventre, une substance visqueuse lui engourdit les doigts.

Elle saigne. Elle saigne trop. Pourtant il s’est promis – il s’est promis de ne pas les laisser faire, mais Judith murmure quelque chose à propos d’un putain de couteau, et le blanc de ses cheveux s’étale sur son visage entier.

Raph, lui, a réussi à s’enfuir.

— Ah, et c’est pas fini. Votre pote Henry, il a eu la bonne idée de construire une armée de robots pour les Missionnaires.

Elle le regarde droit dans les yeux avant de tourner la tête vers Constance. Renard est parcouru d’un frisson violent lorsqu’il tente un coup d’œil vers sa plaie.

Judith est venu pour l’aider à récupérer Henry. Judith n’est pas venue pour Mattéo. Il y a quelque chose de profondément contre-nature dans cette phrase.

Judith est venue pour lui, et elle saigne.

— Je crois que c’est comme ça qu’ils veulent dominer le monde, ajoute-t-elle d’une voix râpeuse mais éternellement sarcastique. C’est… C’est bien la merde là.

Sans s’en rendre compte, le Visiteur passe en mode automatique.

— On va sortir de là, dit-il, et dans sa tête il se promet qu’il ira casser la gueule de Joseph une fois qu’ils seront sortis.

Elle esquisse un petit sourire, le même genre de sourire faux qu’elle lui avait donné en parlant de Mattéo, un sourire amusé sans l’être, provoqué par une proposition complètement absurde. C’est déjà une réponse, mais ce n’est pas celle qu’il cherche. Ses doigts, qui pressent à la fois le mouchoir et les mains de la blessée sur son abdomen, finissent par se relâcher quand il se relève pour jeter un coup d’œil aux environs. Il est incapable de regarder Judith une seconde de plus, et Constance n’a pas la moindre idée de la dispute qui se prépare. Comment peut-elle ? Constance a trop l’habitude de faire confiance à des menteurs.

Le Visiteur s’approche du Castafolte Belge et sa main craque quand il l'active.

 


 

— Je crois que vous avez pas bien compris ce que je suis en train de vous expliquer en fait. Je sais pas si je vais tenir.

Il s’est agenouillé à sa hauteur pour mieux entendre ce qu’elle a à lui dire, mais la dernière phrase bloque toute rationalité. Le grand circuit dans sa tête s’est arrêté comme un train miniature sur les voies, incapable de redémarrer. Une énorme pierre lui tombe dans l’estomac. Constance, en arrière-plan, jette un coup d’œil dans le couloir et guette leurs poursuivants. Il fronce les sourcils :

— Mais non, dites pas ça…

Un rire lui échappe. Il pue le sarcasme à des kilomètres.

— J’ai des drôles de flashbacks quand même. Et ça c’est jamais bon signe.

Les flashbacks, c’est ce qui lui manque de plus en plus ces temps-ci, car sa mémoire se désagrège à vitesse grand V ; pourtant l’un d’eux le saisit à la gorge quand il accepte enfin de comprendre - une infime partie, mais il s’en approche, tout doucement, il réalise – ce que Judith veut lui faire passer. C’est comme ça qu’ils fonctionnent : pas de franchise à moins qu’elle ne passe par les sous-entendus, mais celle-ci est tellement immense qu’elle ne peut pas se glisser entre les mots et les gestes. Il faut l’affronter de face, et le Visiteur ne regarde que dans l’oblique.

Il fait le parallèle, désespérant, avec les paroles d’Henry juste avant qu’il parte ; une promesse, dans un état plus ou moins lucide, mais la garantie sincère de ne pas le laisser tout seul. Judith fait tout l’inverse. Elle ne sait pas. Elle se base sur un ressenti dans une situation critique. Pourtant sa phrase paraît un million de fois plus avérée.

La danse continuelle qu’il mène avec le temps, depuis qu’il a déposé le corps de Dario Lombardi dans les tunnels, ne se déroule plus sur le même pied. La fatigue qui s'est infiltré dans ses os lui fait prendre un peu plus de retard à chaque respiration.

C’est ce retard-là qui va lui coûter Judith.

 


 

La suite est connue. Elle est écrite.

Il va dire : « Constance, c’est votre mission. » Parce qu’il sait que Constance ne se raccroche plus qu’à lui maintenant, à son statut de chef, à cette ombre inutile qui ne lui aura permis que d’obtenir un hochement de tête docile. Puis il va se tourner vers Judith, il va la regarder droit dans ses grands yeux blessés :

« Vous Judith, vous devez survivre, pour retrouver Mattéo. »

Il va la regarder droit dans les yeux pour lui faire comprendre qu’ils se battent tous les deux pour la relation de l’autre. C’est trop bête de se séparer ; le plus important désormais c’est de rester ensemble – ce qui leur a manqué depuis que les Missionnaires sont rentrés en jeu. Il va le lui dire parce que Judith et lui, ils sont pareils et elle l’a compris depuis longtemps déjà. Judith a trahi, le Visiteur a menti. C’est elle qui a fait le parallèle avec Henry en premier. Ils peuvent tout perdre pour un peu d’honneur et des circonstances impitoyables. Hors de question qu’ils se rendent face au destin ; ils le feront plier, comme le Visiteur du Futur en a l’habitude. Judith va retrouver Mattéo, puis ils vont retrouver Raph, et ils iront retrouver Henry. C’est une chaîne qui va à contre-sens de l’ordre dans lequel il les a rencontrés.

Lui ? Il s’en sortira toujours. Il n’a et n’aura pas peur de Dario.

Ce que le Visiteur ne prévoit pas, c’est que Judith va l’appeler une dernière fois. Et :

Pourquoi ? Pourquoi ça vaut le coup ?

Tout ce que vous faites, les missions, tout ça.

Pourquoi ça vaut le coup ?

Il va peser le mot avec une ferveur infinie. Il va se demander, lui aussi, pourquoi, puis il juge qu’un petit mensonge pour garder Judith à l’abri n’est qu’une exigence passagère. Quand tout ira bien, il avouera. Il dira la vérité. Il faut juste qu'il ne soit pas seul.

Le Visiteur va se pencher, tout doucement, vers l’oreille de Judith. Ce sera la première, depuis la mort du Maître, à s’entendre répéter un message artificiel. Judith va sourire, abasourdie, et le Visiteur va baisser les yeux pour ne pas croiser l’espoir sur son visage, comme si ça peut atténuer la gravité de ce qu’il dit.

Puis le Visiteur va se tourner vers Constance. Judith lui volera son flingue.

Plus tard, face à une porte condamnée qui s’ouvrira enfin, il se retournera une dernière fois pour l’entendre mourir.

Et le Visiteur du Futur sera en retard pour de bon.

 


 

C’est encore Dario qui participe à la destruction de sa motivation. C’est Dario qui le hante depuis qu’il l’a déposé dans ce couloir, il y a une éternité. C’est Dario qui lui est apparu comme un dommage collatéral inoffensif, et qui est devenu la plus grande ombre de sa vie. C’est avec Dario que tout a commencé ; c’est avec Dario que tout doit se finir.

Le Visiteur n’y pense pas à ce moment-là. Il n’a qu’un seul objectif en tête. S’il le perd de vue, il va exploser en plein vol.

Il faut sauver le monde.

Il faut sauver Henry.

 


 

Un seul souvenir lui survit, et c’est au moment où Constance et lui sont mis à genoux dans le quartier général de Joseph. À travers les caméras et les enceintes, on entend les cris venus d’un peu partout en ville ; on voit les habitants de 2550 se faire abattre par des robots sans âme, si loin des Castafolte originels ; on voit des cratères se creuser dans la terre friable qui portait autrefois les fondations d’une capitale ; on voit des enfants pleurer ; on n’entend pas le dernier souffle de Judith. Joseph tient son micro rétro comme un dictateur.

Quand il était en convalescence dans le labo et qu’il subissait sa journée, Henry a essayé de l’aider à faire passer le temps – une expression ridicule pour son personnage, mais qu’il a été forcé d’appliquer. Il a écouté Henry pendant des heures, avec plus ou moins d’attention ; Henry lui a parlé de musique, de cinéma, de littérature, et plus il parlait, moins il cherchait à frotter le code-barre sous sa manche. Forcément, le Visiteur a écouté.

Henry lui a parlé de romans, de poésie, de théâtre. Surtout de théâtre.

Henry lui a parlé du Cid.

Bien sûr, Renard n’a pas trouvé la pièce différente des autres. Une histoire d’amour et de politique et d'honneur. Chaque œuvre de l’humanité repose sur ces trois leviers. Mais soit. Henry lui parlait du Cid. Inévitablement, Henry lui a aussi parlé du dilemme cornélien.

C’est une chose étrange, ce dilemme, parce qu’il c'est sans cesse le même poids dans la balance : d’un côté, le plateau sur lequel pèse le devoir, de l’autre, le plateau sur lequel pèse l’amour. Ce n'est jamais autre chose. Il faut choisir entre ce qui est bien et ce qui est bon. Le meilleur, dans tout ça ? Les conséquences sont toujours négatives. Un choix ne vaut pas plus que l’autre. Renard a roulé des yeux quand Henry a catégoriquement refusé la troisième option qu’il lui avait proposé : la fuite n’est pas permise. Impossible de s’y dérober, donc. Le choix est obligatoire même s’il est impossible.

(Typique de sa part, ça. La fuite.)

Alors Henry est parti dans un discours fervent et impliqué sur les modalités du libre-arbitre, parce qu'évidemment qu'Henry s'arrêterait sur cette notion, le libre-arbitre ; Henry s’est emballé sur un personnage de fiction qui choisit l’honneur, s'est attardé sur le courage, la force de cœur, et son visage, tandis qu’il babillait encore et encore sur la finesse de la pièce, s’est illuminé comme un brasier. Renard n’a pas vraiment écouté la suite – trop occupé à contempler autre chose. Il aurait dû.

Donc, le dilemme. Le dilemme cornélien.

C’est ce qui lui arrive en ce moment.

Parce qu’il ne pourra pas ramener Henry en lui disant la vérité. Bien avant les Missionnaires, son orgueil lui a coûté toute leur relation. Il a marchandé sur sa propre mort sans réfléchir, joué sur la plus grande peur d’Henry sans s’en rendre compte. Il en paye les frais désormais : s’il parle, Henry ne reviendra pas. Et c’est entièrement de sa faute.

S’il ment, en revanche…

— Tout ce qu’on a fait ensemble, ça valait pas le coup.

Henry ne lui a pas parlé de la honte. Henry lui a parlé de la beauté du geste, voyait la chose comme une épreuve de la part du destin : la passer, c'était déjà faire preuve de courage. Il n'a pas mentionné le dégoût intérieur qui se forme dans le creux du ventre, qui noue la gorge et qui lui noie les yeux. Le Visiteur tremble, parce qu’il sait qu’en une phrase, il se condamnera à une vie de mensonges dont il n’a même plus envie.

À croire que c’est instinctif chez lui.

— Si, ça vaut le coup.

Il parle, encore et encore. La parole comme monnaie d’échange.

— Ça vaut le coup, parce que…

Il voit très bien la balance désormais, mais le contenu des plateaux a changé – parce qu’il n’y aucun honneur à mentir pour sauver l’amour de sa vie, et il n’y a aucun amour dans le mensonge. En fait, c’est l’inverse : il s’est fait un devoir de sauver Henry, parce que ce dernier s’est vu retirer son libre-arbitre alors même qu’il l’avait retrouvé ; et il est trop dévoué à la cause de l’humanité pour la laisser pourrir dans le poing de Joseph. Le libre-arbitre. Tout tourne autour de ça, dans cette histoire, alors qu'il n'est jamais présent.

— … Henry, je voulais t’en parler depuis longtemps.

Henry tourne la tête. Ça y est, on l’écoute.

— Quoi donc ?

Et il a un choix à faire.

— Ce monde n’est pas le seul qui existe.

Il repense à Judith. À l’espoir sur son visage avant qu’elle meure. Un tout petit mensonge, hein ? Une exigence passagère ?

La blague de sa vie.

— Au début du vingtième siècle, la réalité a pris deux chemins opposés. Le monde dans lequel on est, c’est pas le bon… C’est un bug. La réalité, la vraie réalité, elle est ailleurs.

— De quoi tu parles ?

Il repense à Raph, qui ne l'entend pas en 2010. À Mattéo qui ne sait pas encore. Le dégoût qui reflue dans son sang n’arrive pas à paralyser sa langue : il connaît le discours par cœur, il l’a appris dans son enfance. Est-ce que ça en vaut le coup ?

Il repense à Henry et à son amour pour les étoiles.

— Je parle d’un autre monde, où l’humanité n’est pas tombée dans l’anarchie. Un monde où y’a pas d’épidémie de zombies, et où l’Homme a réussi à faire avancer la science sans se détruire.

Sa voix grésille dans les enceintes – il prend soudainement conscience qu’il a un public, qu’Henry n’est pas le seul à être suspendu à ses lèvres. Il se condamne aux yeux du monde entier. Une histoire d’amour et de politique et d'honneur. Un masque et des spectateurs. Une vraie pièce de théâtre.

— Dans ce monde, les hommes ne vivent pas sous terre. Ils ont conquis les étoiles. L’humanité s’étend à travers tout le système solaire, dans des colonies – et Pluton est la destination de tous ceux qui veulent refaire leur vie, on peut y aller en trente jours !

— Comment est-ce que tu peux être sûr de tout ça ?

— Je le sais, parce que je viens de ce monde. Et il est magnifique.

Le clou du spectacle, le dernier de son cercueil.

— Henry, j’aimerais tellement que tu le vois.

Le monde est sauvé.

Il fallait simplement en inventer un autre.

 


 

Lorsque Raul Lombardi dépose le corps de Judith aux pieds de Mattéo, Henry ne peut pas s'empêcher de lui prendre la main, fort, et le Visiteur se sait à deux doigts du coma.

À la fatigue et au doute se rajoute le poids écrasant de la culpabilité.

Chapter 8: ∞

Chapter Text

Petit cachotier, a dit Judith.

Elle ne savait pas à quel point elle avait raison.

Chapter 9: Pour le pire

Summary:

“Lover, I feel your sorrow
Pouring out of your skin
And I don’t wanna be alone
If I am tonight
I’ll always be”

Lover, Please Stay (Nothing But Thieves)

Chapter Text

Ils se sont faits du thé. Pour la première fois, le Visiteur ne boit pas son café corsé, ou sa tisane overdosée de sucre. Il a accepté la tasse qu’Henry lui a préparée sans rien dire, celle qu’il lui a donnée avec des mains si tremblantes que c’est un miracle qu’il ne l’ait pas faite tomber, et il laisse l’arôme de la verveine couler doucement dans sa gorge meurtrie après avoir tant parlé. Henry sait que c’est exceptionnel. Il faudrait être un idiot pour voir la scène et ne pas se rendre compte qu’il ne s’agit ni d’un nouveau départ, ni d’un retour à la maison. Ce sont des adieux.

C’est peut-être aussi parce que Renard ne s’est toujours pas remis de ses propres paroles qu’il accepte le thé. Il revoit en boucle le moment où il a ouvert la bouche et où des milliers de gens l’ont entendu dire qu’il y avait un autre monde. Il rembobine l’extrait dans un élan d’autodestruction remarquable, et à chaque fois qu’il se réentend dire « Henry, j’aimerais tellement que tu le vois », il boit une gorgée, comme si en acceptant tout ce que Henry allait lui proposer après ça, il pouvait se racheter. Le Visiteur du Futur, cherchant son repentir dans une tasse.

Il est incapable de relancer le dialogue, terrifié à l’idée de ce qu’il pourrait dire. Jusqu’à présent c’était toujours lui qui se chargeait de lancer les discussions ; mais désormais, il s’enfonce dans un mutisme de protection qui va totalement à l’encontre de sa nature. Henry, habitué à de poignants discours, n’est pas non plus prêt à entamer celui-là. Ils pourraient rester figés pour l’éternité.

Le temps leur passe à côté.

Puis, Renard jette un coup d’œil à sa machine. Henry, qui le voit faire, prend la parole sans prévenir :

— Je suis désolé, murmure-t-il d’une voix détruite.

— C’est pas ta faute, répond immédiatement le Visiteur. Henry, c’est vraiment, vraiment pas ta faute.

— C’est moi qui ai fait tout ça, j’aurais dû faire quelque chose-

— Henry, t’as été piraté. T’aurais pas pu.

Renard sait très bien que renvoyer Henry aux limites de sa condition robotique n’est pas très chic de sa part, mais il est trop fatigué à l’idée qu’il s’en veuille alors que la vérité, c’est que s’il ne lui avait pas menti, ils ne se seraient jamais disputés, et ils n’auraient pas eu besoin de se prendre une cuite pour régler leurs émotions. La vérité, elle est là : tout ce qu’il a fait ou dit s’est retourné contre ses proches. Il ne supportera pas de voir quelqu’un prendre le blâme à sa place.

— Et même si tu avais pu, reprit-il en avalant sa gorgée, Joseph aurait trouvé un moyen de te menacer psychologiquement. C’était pas toi, le problème.

Henry secoue la tête. Un reflet s’allume dans ses yeux baissés ; il ne fallait pas avoir 500To de mémoire pour anticiper la suite.

— C’est moi qui ai été égoïste, c’est moi qui suis désolé. C’est ma faute. Tout ça c’est ma faute.

Il repose sa tasse. Un sourire creux se dessine sur le bord de ses lèvres.

— J’aime pas désigner les coupables, mais sur ce coup, c’est moi qui ai foiré.

— Dis pas ça.

— Je sais pourquoi tu voulais pas que je continue à voyager dans le temps, Henry. Je sais pourquoi tu voulais qu’on arrête. Je sais pourquoi t’as réfléchi à la proposition des Missionnaires – avant d’être piraté. C’est pas parce que tu voulais pas sauver le monde. C’est parce que tu voulais me protéger.

Il boit encore, une gorgée, comme s’il pouvait adoucir ses paroles.

— Tu voulais pas qu’il m’arrive quelque chose. Et moi j’ai joué sur ma mort comme un con, parce que j’ai pas vu que c’était ça qui te faisait peur, voilà. Avec les Missionnaires, t’aurais pu continuer à sauver le monde, mais ça m’aurait évité… (Il pointe un doigt fataliste sur ses cheveux d’un blanc crayeux :) Tout ce qui m’arrive.

— Non, écoute, il faut que je te dise quelque chose, répond le docteur d’un ton si pressé et inattendu qu’il arrive à le surprendre.

Henry a relevé la tête, et instinctivement tendu le bras vers lui pour lui couper la parole, avant de s’arrêter au dernier moment. Sa main flotte au-dessus de celle de Renard – celle relié au bras qui porte la machine – puis elle retombe mollement sur la table, juste à côté. Il a freiné la suite du raisonnement, et la sentence, logique, lourde, qui aurait mis un point final. Pour combien de temps ?

— Je t’ai menti, aussi, souffle-t-il doucement – comme si l’aveu pouvait passer plus facilement dans un murmure. Je t’ai menti… À propos de la machine.

Renard hausse un sourcil, confus. Henry prend une grande inspiration, celle dont il n’a pas besoin :

— Quand tu es tombé inconscient sur le seuil du labo… Tu as dormi pendant deux semaines.

— Quoi ?

C’est au tour du Visiteur d’écarquiller les yeux. Par réflexe, il s’est éloigné de la table, comme si en la touchant, il s’était pris un coup de jus violent. En face, Henry resserre le poing qui est tombé à côté de sa main, et le voile qui passe sur ses yeux lui confirme que c’est la vérité. Henry est hanté depuis des mois par ce qu’il est en train de lui avouer.

— Je ne te l’ai pas dit, parce que… Parce que j’avais trop peur de me prononcer sur une crise qui n’était pas terminée. J’attendais que ton état se stabilise, mais-

Mais le Visiteur est resté dans le laboratoire pour se sevrer de la machine. Le Visiteur est resté dans le labo avec Henry. Le Visiteur est resté et Henry lui a parlé d’histoire, de musique, de théâtre, du Cid et de François Ier, des dilemmes et des choix trop durs pour l’Homme. Henry, qui s’était découvert robot, avait cherché son humanité dans les travaux de cette dernière ; le Visiteur, étranger à cette culture, avait voulu dépasser ses limites physiques pour continuer à jouer avec le temps.

Ils savent, tous les deux, ce qui s’est passé.

— Et après, reprend Henry d’une voix qui tremble de plus en plus, j’ai… J’ai trafiqué le réveil. Je t’ai gardé ici pendant une semaine de plus, parce que tu- tu t’endormais trop vite, trop longtemps. Et puis… J’ai regardé la machine. Je l’ai- je l’ai modifiée, pour qu’elle ne te téléporte que dans des endroits que tu avais déjà visités avant, et- et pour qu’elle ne t’envoie pas là où tu n’avais pas été, géographiquement parlant. J’ai pensé- j’ai pensé qu’en limitant tes déplacements, ça règlerait le problème, mais- mais plus les jours passaient et plus tu commençais à perdre la mémoire, à oublier ce que je te disais, et un jour tu es rentré… Tu es rentré de cette mission avec Judith…

Henry s’arrête automatiquement dès que le prénom franchit ses lèvres. Lui qui n’avait pas été proche d’elle se retrouve à baisser des yeux grossis par les larmes, submergé par l’émotion. Renard, incapable de prononcer un seul mot, reste ahuri par l’aveu. Intérieurement, il se demande si le docteur, humaniste avant tout, pense à Mattéo par ricochet, et les rouages de son esprit doivent déjà spéculer à toute vitesse sur la situation du garde du corps ; il se demande, au fond, si Henry n’est pas en train d’effectuer une simulation dans laquelle il aurait été à la place de Mattéo.

Il se le demande, parce qu’il sait que si Judith ne lui avait pas volé son flingue, il aurait pris sa place.

— Tu avais l’air mort, (la voix d’Henry ne lui parvient que de très loin), et tes cheveux, ils étaient… Ils sont-

Renard l’interrompt sans hésiter – la culpabilité est un catalyseur puissant :

— Je suis désolé, je-

— Non, laisse-moi finir, répond le docteur avec une obstination douloureusement authentique. Tu dis que tu as été égoïste mais c’est faux – c’est moi qui ai voulu contrôler ce que tu faisais. J’ai voulu jouer avec ton libre-arbitre.

Le silence qui s’abat sur eux est irrespirable.

Et lentement, Henry énonce la vérité qui, depuis le début, bloque leur relation :

— Le problème, c’est pas que tu risques de mourir. C’est que moi, je peux pas.

Renard a l’impression qu’il s’étouffe ; instinctivement, il est venu chercher le gant noir refermé avec sa main, mais Henry se rétracte pour essuyer les larmes qui dévalent ses joues. Toute la fatigue qui s’est accumulée dans ses veines et qui lui alourdit les os semble décuplée au centuple, et c’est avec tout l’amour du monde qu’il ne s’effondre pas sur la table. Sa tasse de thé est vide.

— Quand tu es parti, j’ai… J’ai réfléchi à une solution, mais…

On parle d’un ton qui lui est insupportable, qui lui glace les sangs.

— Non, commence-t-il d’une voix bouleversée – mais Henry l’ignore, inarrêtable, et continue de parler avec une détresse qui lui brise le cœur :

— Mais j’en ai pas trouvée. J’ai pas… J’ai pas réussi… Y’a pas de programmation pour l’autodestruction. Je peux pas… Je peux pas le faire en manuel.

Henry lui parle de suicide,

Henry est en train de lui dire que pendant qu’il était resté en 2010 pour continuer les missions, trop honteux à l’idée de rentrer au labo, il réfléchissait à la meilleure façon de s’éteindre,

Henry a peut-être failli réussir-

— Mais je me suis dit, aussi, peut-être qu’on peut essayer de traiter ce que tu as, aider les Missionnaires et arrêter les voyages de notre côté, juste un temps, toi avec tes plans et moi avec mes machines, je sais pas…

Henry a pensé à mettre fin à ses jours parce qu’il le pensait déjà mort, Henry ne peut pas s’imaginer vivre sans lui, Henry a trop peur et c’est sa faute, il est trop fatigué-

— Renard, regarde-moi.

Il est tiré hors de sa spirale pour réaliser qu’il a saisi la main d’Henry par réflexe. Il la serre, fort, et n’arrive pas à croire qu’à quelques secondes près, il aurait pu se retrouver tout seul à cette table. Sans tasse de thé.

— J’ai pas envie que tu partes, insiste Henry tout en sachant très bien à quoi il fait référence.

Renard sait ce qu’il aurait dû répondre pour compléter le miroir, mais il n’y arrive pas. Il en est incapable. Pas après ce qu’il vient d’entendre.

— Henry, t’as essayé de te tuer, souffle-t-il d’une voix détruite.

— J’ai pas essayé, corrige gentiment Henry comme s’ils parlent du temps qu’il fera demain. J’y ai réfléchi, c’est tout.

— Ça change rien. Ça change rien, putain-

— Si, parce que je ne veux pas partir. Et je sais qu’on peut trouver une solution. Ensemble.

Il va péter un câble. Le Visiteur a envie de tout renverser, comme la dernière fois qu’il s’est retrouvé tout seul dans ce labo, il a envie de hurler, de se crever les yeux et de s’arracher les poumon, il a envie de retourner l’horreur qui le ronge contre lui-même, il voudrait endurer tout le mal qu’il a créé, il voudrait-

il voudrait prendre la place de Judith

La main qu’il tient le serre en retour. C’est un supplice.

— J’peux pas. Je peux pas rester, finit-il par lâcher comme s’il était essoufflé. C’est fini, tout ça.

— Renard, s’il te plaît, insiste Henry d’un air anéanti.

— C’est même plus une question des gens autour, Henry. Si je reste, ça va me bouffer, tu comprends ? Toi- Toi, tu seras utile aux Missionnaires. Moi, je peux pas. Je peux plus.

Parce qu’Henry n’a aucune idée de ce qu’il a fait, il n’a aucune idée de ce qu’il lui a dit, il ne sait pas qu’il n’existe pas d’autre monde et que tout ça, c’est un mensonge. Il lui a menti, et il ne pourra jamais supporter de vivre une seconde de plus avec ce fardeau sur les épaules, il ne survivra jamais à l’espoir qu’il verra sur tous les visages qui vont l’entourer. Non, il ne peut pas, c’est au-dessus de ses forces – et quitter Henry est bien la dernière chose qu’il veut faire, mais il n’a pas le choix. Ce n’est même plus un dilemme : à ce stade, c’est une obligation.

(La fuite. Typique de sa part.)

Henry lui tient toujours la main. Mais le docteur se lève et contourne la table pour le rejoindre de son côté. On le tire par le bras et il se laisse tomber, sans résistance, dans la dernière étreinte qu’on lui offrira. Renard s’agrippe à la blouse sans arriver à se débarrasser du dégoût qui l’habite.

Les trois petits mots qu’Henry lâche tout près de son oreille l’anéantissent comme une bombe atomique.

 


 

Il part sans avoir la force de dire au revoir à Raph. En revanche, quand il se téléporte une dernière fois dans les toilettes, pour déposer la mallette de billets qui leur serviront dans trente ans, il accroche son reflet dans le miroir.

Une ride blanche est apparue sur son visage.

Chapter 10: Le temps fuit

Summary:

“This is the way you left me
I’m not pretending
No hope, no love, no glory
No happy ending”

Happy Ending (MIKA)

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

Après avoir passé des mois (cette fois-ci il sait les compter) (il y en a neuf, en tout) en compagnie d’un Castafolte – une riche idée, ça, il ne compte plus les fois où son regard s’est posé sur Van Der au réveil avec un bond au cœur toujours plus meurtrier – le Visiteur a appris trois choses. La première, c’est qu’il perd de plus en plus l’envie de vivre, ce qui n’est pas très réjouissant, et cette sensation s’accentue à chaque fois qu’il regarde la machine ou plutôt l’excuse qui lui sert de machine à son poignet. Elle ne l’aide pas, sauf peut-être pour attaquer quelques zombies par surprise, mais il refuse obstinément de s’en séparer, s'y accroche avec la même véhémence qu'un asthmatique sur sa ventoline. Il ne cessera pas de reprocher à Van Der son incapacité à construire quelque chose qui marche, mais ces mini-voyages d’une seconde le rassurent. Il est devenu un paradoxe ambulant, effrayé à l’idée de voyager dans le temps, alors que toute son identité s'est construite là-dessus.

Deuxième chose, et pour continuer sur la lancée du paradoxe, il n’arrive plus à dormir. Il est capable de s’allonger et tomber dans un état de léthargie impressionnant – Van Der lui a un jour avoué qu’il fixait le vide depuis trois heures, ce qui l’avait poussé à lui concocter un somnifère le soir-même, somnifère qui n’avait de somnifère que le nom puisque la mixture qu’il avait dû boire aurait pu repousser les zombies rien qu’à l’odeur. Et c’est tout. La nuit, le Visiteur tombe en état de veille. Il ne se souvient plus de la dernière fois qu’il a rêvé. Parfois, il se réveille avec un murmure terrifiant dans les oreilles.

Petit cachotier.

Enfin, son état empire. La fatigue et la douleur sont toujours fidèles au poste, mais en plus les pertes de mémoire se sont aggravées, et le sang qui auparavant lui recouvrait le haut du front a commencé à couler sur la partie droite de son visage. Il saigne de plus en plus facilement, comme si son corps et son esprit s’étaient mis d’accord pour que ses défenses immunitaires soient réduites à zéro. Quand il faut se battre pour survivre, Renard a pris l’habitude de se réfugier derrière Van Der au cas où les assaillants seraient pourvus d’armes à feu. Il préfère de loin rebooter pour la centième fois le Castafolte – une habitude qui ne se perd jamais vraiment – que de se prendre une balle dans la jambe : là où il n’aurait pas eu peur du combat il y a quelque mois, dorénavant la moindre blessure paraît mortelle. Il ne sait pas d’où ça vient. Il s’en fout un peu, car s'il finit par se prendre une balle dans la jambe, même si ça fait un peu peur, il se dit qu'à ce stade, c'est le destin qui choisira aux dés. Lui, il n'a plus son mot à dire.

Du coup, le destin joue sa partie, et au milieu de ce compte à rebours apparaît Néo-Versailles.

Lui qui avait l’impression de vivre au ralenti se voit propulsé dans un enchaînement vertigineux de séquences temporelles – il retrouve Raph et Stella, (Mattéo est en prison), il devient le champion officiel d’une ville au bord de la révolution ; en un claquement de doigt, on le remet sur ce piédestal de sauveur qu’il a quitté comme un menteur.

Ça va trop vite, pour le Visiteur du Futur : on vient de boucler sa ceinture dans un wagon de montagne russe, il voit défiler des visages, des habitudes, des mensonges qu’il a dits il y a longtemps, enfin il croit bien que c'était il y a longtemps, ça résonne comme une éternité dans sa tête. Il voit bien comment Stella regarde la reine. Il est sourd aux paroles de Raph, fantôme personnifié de toutes ses erreurs passées, de tout ce qu’il a raté dans sa vie. Ça va si vite qu’il peut arrêter de penser dans le vide, de se demander ce que ça ferait, d’attendre le dernier moment avant de repousser un zombie, juste comme ça, pour voir s’il a encore les réflexes nécessaire dans le monde dans lequel il est, dont il vient.

Car il ne vient pas d’un autre monde.

Il s’y accroche, à son piédestal.

Il ne veut pas que Néo-Versailles s’arrête. Il cherche constamment à répéter la sensation qu’il a éprouvée lors du premier sauvetage de la ville : les applaudissements, les discours, le mensonge savamment dosé pour que la reine ne le déteste pas, et une frénésie dans laquelle il se jette éperdument. Finies, les pertes de mémoire, du moins sur le court terme : il peut réciter par cœur tous les textes qu’il a déjà joué, il sait d’avance ce que la reine va lui dire, il est marqué par chaque compliment, chaque fleur qu’on lui lance, pourtant il lui en faut toujours plus car les compliments et les fleurs de la veille se fanent vite. Néo-Versailles devient la ville providentielle où les actes n’ont plus de conséquences, seulement des bénéfices. Le Voyageur du Temps oublie qu’il a été, il y a longtemps, le Visiteur du Futur.

Renard a appris à compter les journées, et c'est sa chance pour une retraite. Cette notion qui à une époque lointaine lui paraissait ridicule rythme toute sa vie maintenant. Le soleil est devenu un pendule menaçant qui l’aveugle à midi et rapproche, tic-tac, tic-tac, une échéance à laquelle il ne pourra pas échapper. Renard s’y suspend, à cette idée de retraite ; ce mot tourne en rond dans sa tête comme un vautour.

Et tout le monde sait que les vautours volent près des cadavres.

 


 

La mort, c’est l’éclat qui luit dans les prisons de Néo-Versailles, tout au fond des yeux de Mattéo.

Pardon. De l’œil.

Renard piétine une saleté qui traîne sur le sol, tandis que son ancien coéquipier examine méticuleusement la boîte de Wizz qu'il vient de lui rapporter. L'endroit lui donne des frissons, littéralement parce qu'un courant d'air passe entre les cellules. Même avec la cape de la reine, le Voyageur du Temps ressent très vite le froid. La lumière, qui ne passe que par un soupirail, et qui s'échoue très faiblement par terre depuis les portes d'entrée, donne un teint blafard. On se sent malade, dans cette pièce.

— Vous aviez dit que vous me feriez sortir. Ç'en est où ?

La voix de Mattéo est semblable à celle d'un négociant engagé pour un trafic d'armes. Renard, sans le maîtriser, sent une sueur froide lui couler dans le dos, et il lui faut une poignée de secondes pour se rappeler qu'il a le droit de participer à la conversation.

— C'est… Plus compliqué que prévu. On a pas encore chopé le processeur, et la reine-

— Mais vous êtes son champion, à la reine ! Elle vous offre des cadeaux, j'entends les applaudissements tous les soirs-

— Non, c'est- c'est plus compliqué que ça- moi aussi, j'suis son prisonnier, à la reine ! Bon, je dors pas sur de la paille et j'ai pas un garde qui me surveille, mais- mais à part ça, c'est la même chose !

Les excuses défilent sur sa langue avec une facilité bien trop évidente ; et c'est toujours dans ces moments-là qu'il ne peut s'empêcher de glisser une vérité, comme pour rajuster une balance qu'il déséquilibre par sa seule existence :

— Puis de toute façon je préfère te savoir ici que dehors.

Oui, s’il pouvait tous les enfermer, Mattéo, Raph, Stella (Judith), voire même Clothilde, dans une cage pour que plus aucun élément du monde extérieur (lui) ne les blesse, il le ferait. Il le ferait sans hésiter une seule seconde.

Henry, il ne l’enfermerait pas. Il a trop connu les prisons de code pour ça.

— Mais qu’est-ce que ça peut vous foutre que j’aille buter Dario ?!

C’est une phrase qui veut dire beaucoup de choses.

Premièrement Mattéo a un ton très agacé, qui lui rappelle cruellement Judith après deux verres de vin. Ça passe dans son langage cru, le point d’interrogation soudé à la fin de sa phrase comme si on avait tapé dessus avec un marteau, ses mains qui se sont refermées sur les barreaux sans forcer. Le prénom assassin qui est sorti de sa bouche a une saveur âcre. Il n’y a que du dégoût dans cette question : on parle d’une mouche, ou de tout autre insecte insignifiant mais déjà désagréable à la vue.

Ça veut aussi dire que Mattéo a compris immédiatement pourquoi Renard le veut dedans, et pas dehors. Ça veut dire que ça se voit, que Renard flippe. Qu’il flippe beaucoup.

Et surtout, ça veut dire que Mattéo pense que le Visiteur n’en en a plus rien à faire de lui. Qu’il devrait arrêter de s’en soucier, comme si Mattéo n’avait pas été important après la mort de Judith, parce qu’à la base, Mattéo est venu pour Judith, n’a intégré le groupe que pour Judith. Sauf qu'après, Mattéo a rejoint les Missionnaires de son plein gré, et Judith n'avait rien pu faire. Henry n’avait pas eu le choix, Mattéo si. Mattéo a toujours choisi. Il rend service parce qu’il l’a décidé, et c’est étrange, vraiment, qu’un homme aussi dévoué ne comprenne pas que sa vie puisse compter pour d’autres.

Peut-être qu’il se dit que depuis que Judith n’est plus là, il n’a plus personne à qui manquer.

— Mais je m’en fous que tu butes Dario !

La voix de Renard est violente, sort d’un trait comme une flèche partie du cœur. Lui aussi, il crache « Dario » sur sa langue avec dégoût. Il déteste ce prénom. Depuis qu’il l’a entendu, il a froid dans la poitrine.

— Moi je veux pas que toi, tu te fasses buter, voilà !

— Pourquoi ?

Mattéo a penché la tête sur le côté, sincèrement perdu. Il ne peut hausser qu’un sourcil car l’autre est caché par le bandeau, mais – mais c’est terrible, parce qu’il est sincère dans son ignorance, et c’est toute une antithèse de ce que le Visiteur sera jamais, hypocrite éternel de la connaissance. Mattéo ne comprend pas à quel point il est important, parce que toute sa valeur, à ses yeux, s’est envolée quand Judith est partie.

— Parce que…

Renard baisse les yeux. Il a pris l'habitude de remonter les lunettes sur son nez, il préfère voir le monde à travers des stries. Les prisons de Néo-Versailles, avec leurs cages à taille humaine, ressemblent à un confessionnal dans le noir ; les raisons se bousculent dans sa tête, une se précipite plus vite que les autres vers ses lèvres, et l’aveu explose dans un chuchotement.

— Parce que j’ai assez donné, voilà pourquoi.

 


 

— VOUS M’AVEZ ABANDONNÉ !

Raph les lui hurle en pleine face, ces mots-là. À force de jouer le sourd, ça devait bien arriver.

Renard pourrait continuer de lui sauter à la gorge. Il pourrait hurler, lui aussi, mais l’accusation le cloue sur place. Il s’arrête net de parler, parce qu’il a failli, pendant une fraction de milliseconde ridicule, répondre qu’il n’a pas eu le choix, et lâcher d’un ton arrosé de vitriol,

POUR PAS TE PERDRE COMME JUDITH,

et le prénom hurlé par sa propre conscience dans sa tête est équivalent à un tir à bout portant. Il ne sent pas Clothilde les séparer, tous les deux. Il sent ses genoux faiblir, ses lunettes en plastique menacent de glisser, son cœur tombe, se fracasse en mille morceaux sur le carrelage de la salle de bal.

Il baisse les yeux pour le ramasser.

Tombe sur le collier de la reine à la place.

— Non mais pour qui tu te prends, à taper sur mon champion ?!

— Mais arrêtez de croire que c’est un champion et un héros ! C’est un mec qui raconte des histoires !

L’ironie, c’est que Raph a raison, et qu’il ne le sait même pas. La haine qui déforme son visage trahit un souci dévorant, le même qu’il y avait eu, des années lumières auparavant, quand on l’avait forcé à s’asseoir sur une chaise pour boire un verre d’eau. De quoi avaient-ils parlé, déjà ? Du futur. Quelque chose en rapport avec l’eau…

Petit cachotier.

— Eh bien je compte sur lui pour continuer ! s’écrie Clothilde, et l’ironie du sort lui échappe cruellement, l’ironie du sort leur échappe à tous, sauf à lui-

— Eh bah comptez pas trop sur lui parce qu’un jour, il va vous abandonner.

— Quoi ?

Un silence écrasant leur tombe dessus. Renard ne le sent pas. Le poids sur ses épaules est trop continuel pour ça.

— Ouais, un jour il va partir, comme ça, vous laisser comme une merde sans vous dire pourquoi ! Tout ça parce qu’il a pas de couilles !

La reine se retourne et ses grands yeux écarquillés, soulignés de fard, se posent sur lui avec autant d’intensité que les projecteurs de la scène.

— C’est vrai, ça… ?

« Vrai ». Ce mot ne veut plus rien dire pour lui.

Clothilde, tremblante comme une feuille, lui tend la main avec une grâce candide. Ce sont des gestes comme ceux-là qui trahissent la vitesse à laquelle elle a dû assumer le trône, parce que la reine Clothilde III est partie trop tôt. Elle avance en funambule sur les rênes d’un pays au bord de la révolution. Elle est trop jeune ; le Voyageur du Temps, pour elle, c’est un homme tombé du ciel qui remplace les histoires contées au coin du lit chaque soir, un héros d’enfance qui peut sauver le monde, le genre de personnage qu’il y a sur des affiches, dans les livres et dans la tête.

Elle lui prend la main, et Renard est frappé par la chaleur qui s’en dégage.

— Je sais que je vous ai mal traité au début mais, je me suis rattrapée, je vous ai fait des cadeaux et- !

— Je sais, je sais- ils sont très bien vos cadeaux, murmure-t-il en faisant tout pour esquiver Raph du regard.

— Vous êtes plus mes prisonniers.

Même la Baronne a l’air surprise d’entendre cette déclaration.

— Vous êtes mes invités… Vous êtes mes amis, hein ?

— Il a pas d’amis.

La voix de Raph est sans appel. Ce n’est sûrement pas Renard qui ira le contredire.

Ce dernier, justement, baisse la tête non pas pour accuser le coup, mais parce qu’il ne peut pas s’empêcher de penser à l’objet de valeur qui vient de tomber par terre ; d’ailleurs, sans réfléchir, Renard se baisse, s’agenouille, effleure la chaîne et s’en saisit, sans oser toucher la pièce maîtresse. Elle est suspendue dans le vide et se balance doucement quand il la présente aux yeux de Clothilde.

— Je vous promets de ne pas partir, déclare-t-il d’une voix qui, paradoxalement, tremble tellement qu’elle semble vouloir semer les mots qu’elle transmet. Je resterai ici quoiqu’il arrive, je vous le promets.

L’atmosphère de la salle de bal s’est figée dans le temps. Les lumières du seul stroboscope de la pièce clignotent sur des visages rouges, bleus, verts, la musique a disparu pour laisser place au silence assourdissant des regards braqués sur le Voyageur du Temps, genou à terre devant la reine Clothilde IV, et dans sa main une offrande.

C’est une position qui met visiblement Octave mal à l’aise, puisque Renard entend ses talonnettes piétiner le sol en béton.

— Mais, reprend-il sans s’arracher au visage de Clothilde, j’ai des amis qui ne peuvent pas rester ici. Ils doivent rentrer chez eux… C’est très loin. Ça leur manque.

Il voit Raph blêmir. Il ressemble vraiment à un fantôme.

— Alors je vous propose quelque chose, Clothilde… (Il sent qu’il s’essouffle, reprend sa respiration avec difficulté entre chaque phrase :) En échange de ce collier, je m’engage auprès du peuple de Néo-Versailles… À vie. Vous comprenez ?

La reine vacille.

— Des amis… Stella ? Raph ?

Renard hoche la tête, mais Clothilde se retourne quand même vers les deux intéressés – elle gagne du temps, elle a compris, elle fait comme lui quand il est dans l’impasse – et il n’y a que Stella qui réagit. Raph, lui, ne peut pas détacher ses yeux écarquillés du Visiteur. Le couple, immobile, force la reine à faire de nouveau face à son champion.

— Ils ont besoin de ce processeur pour partir.

— Vous savez ce que ça veut dire, poursuit Clothilde en maîtrisant très mal les sanglots de sa gorge. Pour s’engager auprès de mon peuple…

— Ma reine, intervient subitement Octave, qu’est-ce que vous-

Renard entend le conseiller avancer vers eux, mais une réplique cinglante le cloue sur place :

— La ferme Octave, ce n’est pas une discussion qui vous concerne.

— Je ferais tous les shows que vous voulez, ajoute le Voyageur du Temps sans flancher. C’est promis, Clothilde.

Sa main qui porte le collier commence à tétaniser, et puis – et puis la reine la prend entre les siennes, ses mains fraîches et froides et pleines de vie s’emparent du collier et du processeur et elle le confie à madame la Baronne, avant de lui tendre à nouveau les doigts, comme on le ferait avec un enfant.

— Vous ne partirez pas.

— Non.

— Vous resterez à la cour.

— Oui.

— Sur le trône de Néo-Versailles à mes côtés.

— Si vous l’acceptez.

Le verre d’Octave glisse de ses mains et s’explose par terre. Personne n’y fait attention.

Lentement, Clothilde l’aide à se relever, sans lui lâcher les mains, et un sourire timide grignote son visage :

— Pour de vrai ?

— Pour de vrai, acquiesce-t-il en lui rendant le geste – sauf qu’il a l’impression de se brûler les commissures à l’acide. Tout ce que je vous demande, c’est de laisser partir mes amis.

Personne ne rate le coup d’œil anxieux que Clothilde jette à Stella. Renard se rend compte que cette dernière est au bord des larmes lorsqu’un coup de projecteur éclaire son visage en bleu, et la chose lui broie lâchement le cœur. Il a déjà vu ce genre d’adieu.

La reine a du mal à déglutir mais elle garde la tête droite, et au fond, tout au fond de ses prunelles, Renard distingue de l’espoir. L’éventualité qu’il puisse en être la cause lui donne les frissons.

— C’est d’accord.

La seule chose qu’on entend avant le retour de la musique, c’est Raph qui claque la porte en partant.

 


 

Raph n’est pas dans la caravane quand il rentre tard le soir, avec Van Der sur ses talons – Stella est restée avec la reine, et Renard sait très bien qu’il faut la laisser tranquille. Il a pris l’appareil électrique que lui a confectionné le robot Castafolte et est parti avec, ne laissant derrière lui que sa sacoche. Pourquoi n’a-t-il pas pris d’argent, et seulement de quoi se défendre ?

— Eh bah quelle soirée ! Vous êtes veinard, mon cher ami, vous allez finir roi ! Ça pour une retraite !

Renard s’avance dans le petit espace, cherche des yeux un quelconque indice. Il ne le trouve pas.

— Et puis, faut pas traîner pour demain, hein ! C’est qu’il faut préparer le show, et annoncer à tout le peuple que vous allez rester ici pour toujours, et-

— Van Der, vous ne devriez pas travailler sur le collier ? Je crois que c’est madame la Baronne qui l’a gardé.

Immédiatement le robot se tait, et l’atmosphère se fait beaucoup plus supportable. Van Der baisse les yeux, visiblement très gêné, et baragouine dans son coin avant d’oser hausser le ton.

— À cette heure, enfin ma parole… C’est que… Ce n’est pas très poli d’aller réveiller une dame aussi tard…

— Je ne pense pas qu’elle vous en voudra. Elle voudra peut-être parler des préparatifs de la cérémonie avec vous, en tant que dame de compagnie de la reine. Et c’est vous l’artificier…

— Oui… Enfin, je veux dire… C’est que… Vous comprenez, je ne pense pas que ce soit le moment adéquat, et…

— Alors bonne nuit, Van Der.

Le Voyageur du Temps claque ensuite la porte de l’arrière-salle où se trouve sa couchette, et les bégaiements de son partenaire s’étouffent aussitôt. Il reste debout dans le noir quelques secondes, à entendre les piétinements des bottes du Castafolte sur le plancher, puis ce dernier décide enfin de sortir de la caravane pour aller rejoindre la sienne. Clothilde a veillé à fournir au scientifique son propre établi, dans un geste magnanime qui leur épargne à tous des divagations incessantes puisque Van Der n’a jamais le réflexe d’aller dormir – il n’en a pas besoin, après tout.

Avant son bug, Henry non plus ne dormait jamais.

Renard laisse échapper une respiration tremblante. Il a vieilli d’un siècle en demandant à Clothilde de l’épouser. Demain, il se tiendra sur la scène et devra s’engager à vie, et c’est une notion ridicule parce qu’il ne sait pas combien il lui en reste, de vie. Il faudrait qu’il ait la décence de ne pas mourir au bout d’une semaine, quand même.

Il essaye de se souvenir d’où Raph aurait pu aller, mais ça sonne creux dans sa tête. Dans quel endroit suffisamment dangereux pourrait-on se rendre, sans avoir à s’inquiéter de payer ? Est-il sorti de la ville ? Mais non, Raph veut rentrer chez lui, ça n’aurait aucun sens qu’il parte à la rencontre de zombies quand son salut dépend du processeur qu’ils viennent tout juste de récupérer.

Il manque quelqu’un, il manque quelqu’un dans l’équation. Il en est sûr.

Son regard nerveux accroche le miroir fissuré qu’on a mis à sa disposition dans sa loge. Il lui renvoie le reflet cassé de ses cheveux blancs et de sa barbe mal rasée, le sang qui a séché sur presque la moitié de son visage. C’est une vision étrangement familière. Impossible de se rappeler pourquoi.

Il ne peut pas aller chercher Raph maintenant. Il a à peine la force de se tenir debout et, s’il veut pouvoir survivre demain, quand sa dernière promesse l’enchaînera à un destin pas si horrible que ça, il faut qu’il dorme. Sa main se lance vers le matelas défoncé… L’agrippe… Il se laisse tomber dessus dans un bruit sourd.

Renard essaye de réfléchir un peu plus longtemps, mais le sommeil le fauche.

 


 

Mattéo.

C’est Mattéo qui manque.

Renard se réveille en sursaut, se cogne contre un mur, et se précipite vers sa porte en l’enfonçant presque, à deux doigts de la faire sortir de ses gonds rouillés. Il fait tourner la poignée avec beaucoup de peine, ses doigts tremblent d’une façon maladive quand ils veulent attraper le fer, puis quand il la tourne (elle grince très fort, elle pèse lourd, il ne s’en souvenait pas), c’est pour constater qu’au milieu de ce qui leur sert de salon, Raph est rentré.

Il est assis sur la banquette à gauche. Il a l’air très vieux lui aussi maintenant. Renard essaye de se souvenir d’à quoi ressemblera Raph plus vieux – parce qu’il l’a vu, il a voyagé dans le temps pour connaître tout de sa vie avant de l’aborder – mais le concept lui échappe. Un rayon de soleil a percé les fenêtres pour éclairer l’endroit où se trouve le bâton électrique, posé sur la table, replié. Il n’a pas été utilisé, sinon la diode de la recharge clignoterait en rouge.

— Dario l’a tuée.

Coup de feu à bout portant.

Renard doit s’agripper à l’embrasure pour ne pas s’écrouler. Raph, qui jusque-là fixait le sol, braque un regard impénétrable sur la silhouette du Voyageur du Temps.

— Je suis au courant maintenant. J’ai profité que le capitaine de la garde soit encore à la fête, pour…

Il mime le mouvement d’un serpent avec sa main droite, avant de la faire mollement retomber sur sa cuisse qui ne cesse de tressauter. Raph semble ne pas pouvoir finir ses phrases, car il prend de grandes inspirations avant d’en commencer une, comme si c’était dur d’organiser les mots un par un – c’est si dur que le Voyageur du Temps n’arrive pas à le faire, lui.

— Je comprends… Pourquoi vous êtes parti. Je dis pas que c’était la meilleure solution mais… Mais je comprends. Au départ, les missions, c’était fun- et puis… Et puis maintenant vous… On…

Raph s’arrête brutalement ; il observe le mur en face de lui et tord ses mains entre elles, incapable d’évacuer le poids qui lui pèse par autre chose que des gestes physiques. Les trémolos dans sa voix se sont accentués.

— On perd des potes…

Le silence qui suit dure mille ans. Renard, soudainement très, très fatigué, ne trouve même pas la force d’aller s’asseoir de l’autre côté de la table, en face de Raph. Il a planté ses ongles dans le montant à sa gauche, et il a gravé cinq petites encoches suite à ce geste. C’est comme si son cœur venait de se replier, à la façon d’un origami, dans une toute nouvelle forme un peu déchirée sur les bords.

— Alors qu’ici… Les spectacles qu’on fait… C’est comme les missions mais sans les conséquences. Du coup je comprends pourquoi vous voulez tout arrêter, conclut Raph en ramenant son regard sur lui.

— J’imagine que tu me détestes quand même, ne peut-il s’empêcher de dire. Je comprendrais aussi.

— Non… Enfin, si, je vous ai détesté au début. Mais je peux pas vous en vouloir pour un truc que Dario Lombardi a fait. C’est sa faute à lui. Pas la vôtre. Ni… Ni celle de Mattéo.

Le Voyageur du Temps a les genoux qui commencent à trembler. Il faudrait qu’il s’asseye, et vite – mais il reste accroché à son embrasure, trop effrayé à l’idée de franchir le seuil, et c’est sacrément pathétique, lui souffle la petite voix dans sa tête qui ressemble à celle de Judith.

— Je vous ai détesté parce que vous m’avez pas dit la vérité.

Raph n’a pas brisé le contact visuel avec lui, semble chercher quelque chose au fond de ses pupilles transpercées par la fatigue. Au bout de quelques secondes, il se lève, et Renard, impuissant, le voit venir à sa rencontre, passer un bras sous son aisselle. Doucement, on le déloge de l’embrasure, pour le guider vers la table et les deux chaises.

Il ne réfléchit pas avant de parler.

— Néo-Versailles, ça pourrait être ma retraite, souffle-t-il près de l’oreille de Raph, tandis qu’ils avancent pas à pas, et qu’à chaque vacillement ils s’arrêtent pour lui laisser le temps de reprendre son souffle.

Il sent un frisson parcourir le corps qui le supporte. Il ne vient pas de lui, pourtant.

— Ouais. Je pense que vous devriez vous reposer, un peu.

On l’accompagne sur la chaise, et il se laisse instinctivement aller contre le dossier, tandis qu’un souffle légèrement précipité franchit ses lèvres bleues. Raph contourne la table, a le luxe de pouvoir se retenir dignement lorsque la gravité l’entraîne vers son siège. On ne l’a jamais regardé comme ça, pense-t-il alors, avec ce mélange détestable de souci, de sérieux et de pitié.

Il fait pitié. C’est ça, la réalité ; le Visiteur du Futur n’existe plus, il a été remplacé par un vieillard qui ne peut même plus se tenir debout, constamment fatigué, et ses idées, ses plans par milliers se sont fanés dans sa tête. À présent son meilleur ami le contemple comme le ferait un visiteur en maison de retraite. Ça devrait le révolter, mais Renard n’a même plus la force de s’indigner sur ce qu’il est devenu. C’est comme ça. C’est tout. C'est étrangement cyclique, pour un homme qui a passé son existence à tordre le cours d'une vie linéaire.

— Vous buvez encore la potion que Van Der vous fait ?

— Hein ?

Il parle avec spontanéité, un peu secoué.

— La potion que Van Der vous a faite, répète Raph avec un sérieux déconcertant. Celle qui est censée vous aider à dormir.

— Pourquoi je l’aurais encore ?

On secoue la tête.

— Parce que je crois que ça pourrait vous faire du bien.

Une grimace douloureuse se grave sur le visage du Voyageur du Temps.

— Tu dirais pas ça si tu l’avais goûtée, sa potion, parce que franchement-

— Non mais je sais qu’elle est dégueulasse, mais je pense… Je pense que c’est pas con comme idée.

Il hausse un sourcil ahuri.

— Ah ? Boire cette merde ça va m’aider à arrêter ça ?

Il pointe du doigt le sang qui macule sa joue droite. On ne peut pas dire que l’accès aux douches est plus facile à Néo-Versailles que dans les souterrains, et il avait laissé tomber l’idée de se nettoyer dès que le rouge passait la frontière de ses tempes. Raph évite son regard quelques secondes, comme si c’était dur d’observer sa tête de près – on dirait, encore une fois, que son visage ressemble à celui de quelqu’un d’autre, mais il ne voit pas vraiment qui.

— C’est peut-être pas les voyages dans le temps qui vous ont fait ça… Je pense.

En une phrase, Renard sait que Raph a parlé avec Henry avant de partir. Cette hypothèse n’a été émise que par le docteur, et son souvenir déclenche un mouvement instinctif où il va chercher la cape rouge et blanche que lui a donnée la reine, dans l’idée de se draper à l’intérieur.

— Comment ça… ?

— Je pense que-

— Ah, j’ai une bonne nouvelle pour vous !

La voix de Van Der les fait sursauter tous les deux, mais seul Renard affiche une grimace de douleur quand il heurte l’un des montants en fer du dossier de sa chaise. Le scientifique débarque dans la caravane avec un grand sourire aux lèvres, brandissant une de ses grenades à fumigènes :

— Vous vous rappelez, quand vous m’avez dit qu’il fallait qu’on mette au point le spectacle ? Je suis allé voir Madame la Baronne et- enfin, on a besoin de vous pour le maquillage de ce soir !

— Ah ?

Sa voix est creuse, légèrement bousculé. C’est bizarre, d’entendre « on a besoin de vous » de la bouche d’un robot Castafolte. Ses articulations craquent quand il pousse sur la chaise, mais il réussit à se hisser à hauteur d’homme, et enfin, le premier pas qu’il esquisse vers Van Der avec sa cape sur le dos a autant de gravité que celui effectué sur la Lune. Il déteste le fait que Raph l’observe d'un air inquiet pendant tout le processus.

— J’arrive, alors.

— Hé.

Le Voyageur du Temps s’arrête. Raph s’est levé, lui aussi – il ne l’a même pas vu ou entendu faire – et a posé une main sur son épaule.

— Vous devez demander à la reine de libérer Mattéo. Les Lombardi sont en prison, eux aussi.

Renard écarquille les yeux. Van Der, sur son petit nuage, est déjà en train de redescendre les marches de la caravane.

— Tu te fous de moi.

— Non non. Mais… Faites-le après l’annonce. Pour être sûr que ça marche…

Il acquiesce sans réfléchir, trop content qu’on lui donne un sursis.

Raph, de son côté, voit un homme qui ne dirige plus rien.

 


 

Renard est un imbécile. C’est le dernier des cons. Il se tient sur une estrade devant Néo-Versailles et il va se marier avec la reine. Pas que le mariage lui fait peur ; c’est juste un concept complètement hors-propos, qu’il n’envisage que comme un contrat de confiance, et c’est justement cette notion de confiance qui fait qu’il ne s’est jamais considéré compatible. Mais c’est un contrat, aussi, et un contrat ça enchaîne, ça ne se rompt que difficilement après avoir été signé. Ça, le Voyageur du Temps en a besoin : il ne faut pas qu’il puisse se défiler. C’est un marché qu’il va accepter devant des centaines de témoins. Impossible de fuir. Toute notion de romantisme s’est exfiltrée du mariage. De toute façon, Clothilde et lui… Ils ne virent pas du même bord.  Heureusement qu’il ne l’entend pas dire qu’il va se marier, parce qu’il est prêt à parier qu’Henry remonterait l’allée et ses manches pour aller le gifler sur l’estrade.

Renard n’a pas peur. Il est juste fatigué.

C’est pour ça qu’il ne voit pas Octave voler la télécommande et faire exploser le projecteur.

Le Voyageur du Temps est en train de mourir sur scène ; on le hue, on le siffle, on le lynche avec la violence qu’il aurait dû subir il y a de cela presque un an, dans le bureau de Joseph, quand il mentait dans ce même micro rétro qui se tient sur l’estrade de Néo-Versailles. C’est le retard de la punition qui double son efficacité, comme par un effet de boomerang, et puis toute la foule le voit comme il est désormais – une fraude. C’est presque un soulagement, c’est son monde qui s’effondre, Renard s’en fiche. Il sait que Clothilde s’enfuit, ne lui en voudra jamais. Après tout, sa mère est morte dans une émeute, hein ? Il le sait. La reine Clothilde III est morte à cause des Castaflics de Joseph. Il n’entend plus rien. Il fixe le vide et c’est seulement lorsque Van Der l’amène loin, très loin, dans la planque où ils ont rencontré Raph et Stella pour la première fois, que son cerveau veut bien redémarrer.

Ha, redémarrer. Comme un Castafolte.

Il a un rictus si faible qu’il s’étrangle dessus.

— Est-ce que ça va mieux, là ?

Van Der est resté avec lui. Il n’aurait vraiment pas dû, pense-t-il en clignant des yeux. Quelques taches de lumière tentent de percer le voile qui les lui recouvre. Il y a une grosse douleur dans tout son corps, mais il n’a aucune idée d’où elle peut venir. Sa main, peut-être ? Il ne la sent plus. Remarque, il ne sent plus son pied non plus. Ni sa tête, tant qu’il y est. Est-ce qu’il est encore vivant ?

Il y a un contact sur sa joue. Ah, il n’a pas totalement perdu le sens du toucher – et le goût non plus, puisqu’une boisson absolument dégueulasse passe la barrière de ses lèvres pour forcer sa gorge. Curieusement, il ne s’étouffe pas avec.

Quelques secondes passent. Apparemment, il est toujours capable de calculer le temps. Il s’en serait bien passé.

— … Pourquoi vous êtes pas parti ?

Sa question est si mâchée qu’elle ne sort presque pas, mais Van Der l’entend. Audition robotique, sûrement.

— Parce que vous allez pas bien, répond-il calmement – il est toujours en train de lui tenir la tête pour boire.

— Ça fait longtemps que je vais pas bien, Van Der. Z’avez pas remarqué ?

— Si.

C’est tout. On ne lui dit rien de plus, et il est forcé d’avaler une autre rasade de cette potion horrible.

Puis :

— Mais je pense que vous devriez dormir un peu.

C’est drôle – que c’est drôle, cette façon que les Castafolte ont de s’inquiéter pour lui alors qu’il n’en vaut pas la peine ! C’est le genre de fou-rire hystérique qui lui provoque une crampe à l’estomac. Il a envie de vomir.

Van Der doit remarquer le rictus dément qui s’est creusé sur ses lèvres puisqu’il arrête de le faire boire.

Les taches de lumière disparaissent. C’est à nouveau le noir, mais Renard est toujours conscient. Il fronce les sourcils ou du moins, il fait une grimace qui y ressemble.

Tant pis pour la retraite, hein.

Il pense à Judith.

Il ne devrait pas, mais alors vraiment pas penser à Judith dans un moment pareil. Il devrait penser au fait qu’ils ont le processeur, maintenant, et que Raph et Stella pourront rentrer chez eux ; il devrait penser à la meilleure façon de récupérer du Whizz avant qu’il crève la dalle – mine de rien se prendre des pierres au visage ça ôte des forces – et il devrait penser au mérite qu’il a à respirer encore dans cette situation. Il devrait réfléchir au temps qu’il est prêt à passer avec Van Der, si celui-ci veut encore de lui, à la punition qu’il est prêt à s’infliger tous les matins en se retrouvant face à face avec un double de l’amour de sa vie, et puis, aussi, tiens, tant qu’il y est, il devrait réfléchir au temps qu’il lui reste avant de mourir, parce que décidément, il tient bien le coup pour un mec qui n’attend que le coup de grâce. Il devrait penser à Mattéo, toujours en prison. Certainement pas à Judith.

Pourtant c’est elle qu’il revoit.

La dernière fois qu’il lui a parlé, c’était pour lui mentir. Elle s’est sacrifiée et il lui a menti. Judith, mouton noir, a eu plus d’honnêteté intellectuelle que lui n’en a eu toute sa vie. Elle est morte en pensant qu’il y a un autre monde. Remarque, maintenant, tout le monde pense qu’il y a un autre monde. Au moins il reste égalitaire dans le mensonge.

Il pense à Judith. Il pense à cette discussion qu’ils ont eu dans la cuisine de son nouvel appartement. À sa façon de laisser Mattéo partir quand bien même ça la bouffait de l’intérieur.

« Moi, je vais vous aider à récupérer Henry. Parce que je vous crois. »

Elle n’aurait vraiment pas dû. C’est la pire erreur à faire quand il est dans les parages : le croire. Et voilà où ça l’a menée. En fait, il ne sait pas comment il a fait, mais il s’est entouré de gens qui le croient, aveuglément. Pour chaque confiance acquise, c’est une tombe qui se creuse. Lui, il s’en sort toujours, mais les autres non, il ne faut pas qu’on le croie, mais vraiment pas. Il faut qu’on remette chacun de ses mots en doute à chaque fois qu’il les prononce ; il faut qu’on le pousse à s’expliquer pour chaque phrase ; il faut qu’on soupèse chaque parole qui franchit ses lèvres avec une précision quasi-scientifique. Même ses gestes sont dirigés par le mensonge.

Le seul qui fait ça, le seul qui le connaît si bien qu’il a senti l’entourloupe dès le début, c’est Henry.

Pourquoi est-ce qu’il fait sans cesse le lien entre Judith et Henry, déjà ? Il doit y avoir un truc. À chaque fois qu’il pense à Judith il dérive vers Henry. Il pourrait dériver vers Raph. Ou Mattéo, au moins ça aurait un sens. Mais non, il pense à Henry.

Il pense à Henry et à son « Je pars pas » quand il sombre dans le coma.

 


 

Ça pourrait être son dernier acte, puisqu’après tout, il n’a plus rien à faire. Désormais, il peut s’éteindre et ça n’affectera personne. C’est ce qu’il compte faire, d’ailleurs.

Puis Van Der vient le secouer par les épaules pour le réveiller d’une sieste qui aurait pu ne jamais se finir, les yeux écarquillés derrière ses lunettes. Il a un écouteur dans l’oreille, de la suie sur le visage, pendant un moment Renard pense, avec la vision floue du réveil, que c’est quelqu’un qu’il connaît bien – ç’aurait pu n’être qu’un rêve, tout ça, en fait il pourrait très bien être en 2550 à 20 mètres sous terre et Dario Lombardi n’a pas encore toqué à la porte. Mais ses paupières tremblent et s’agitent, il voit net. Van Der bredouille des mots imbitables. Il met quinze bonnes secondes à comprendre.

— Raph Stella et la Reine sont en danger !

Pin-pon, pin-pon, la sirène d’ambulance qui se rapproche, le camion qui roule à une très grande vitesse alors qu’il est allongé sur l’autoroute-

— Quoi ? murmure-t-il d’une voix pâteuse.

— Écoutez !!!

On lui colle – non, on lui visse l’écouteur dans l’oreille et là, il entend.

Il entend très bien.

Ça tire, ça crie, ça tape dans tous les sens. Pendant un instant ridicule il est saisi d’une dissociation violente, où il se croit lui-même plongé dans le chaos qu’il écoute ; un soubresaut du corps, le même quand on se croit tomber dans le vide au moment de dormir, lui rappelle douloureusement qu’il est allongé sur du bitume. Dans un tressautement, Renard se débarrasse de l’oreillette.

— Qu’est-ce que- qu’est-ce qui se passe ?! demande-t-il sans se donner la peine de se redresser.

— Vous devez aller les aider ! C’est Octave qui mène une rébellion ! Il a piégé la Reine, et- et je crois qu’il a engagé des mercenaires, aussi, enfin c’est ce que j’ai entendu-

Renard cligne des yeux, encore, pour chasser les dernières taches. Il a l’impression d’être cloué au sol, il est en titane.

— Et… Comment je pourrais faire quoique ce soit, Van Der, expliquez-moi… Avec une machine qui marche pas ?

Il ne veut pas sonner trop cynique, mais il n'a plus la force de courir sans être aidé par un code tapé sur un clavier. Sa bouche est pâteuse. A le goût du sang.

— Mais voyons, parce que, parce que vous avez la bande audio !

— La bande audio… ?

— Le micro d’Octave !

Renard percute.

Il percute violemment, même.

Raph, Stella et Clothilde sont en danger, à cause de la manipulation d’un conseiller ambitieux, et la preuve se trouve sur une toute petite bande audio d’une largeur ridicule pour l’importance des vies qu’elle peut épargner. Il faut l’amener à l’autre bout de la ville, dans la salle du trône.

Il faut. Comme toujours, le Voyageur du Temps dit ce qu’il faut faire, mais fait rarement ce qu’il dit. Il tente de plier un genou, n’y arrive qu’avec difficulté ; il fait racler un coude en arrière, c’est déjà un effort de titan.

Van Der, assis à côté de lui, porte immédiatement un bras dans son dos pour l’aider. Renard se laisse faire et s’assoit en tremblant.

Le robot ne pourra pas le faire à sa place. Il suffit qu’une seule balle l’atteigne en plein torse, et c’est le shut down assuré – soit parce qu’on l’aura neutralisé, soit parce qu’il survivra, et qu’une conscience cruelle lui révèlera sa vraie nature. Lui, en revanche…

— Allez, l’encourage Van Der comme s’il avait lu dans ses pensées. Vous êtes le Voyageur du Temps, vous pouvez le faire, ousti !

Renard, un peu surpris, tourne la tête vers lui. Il tend la main vers la sacoche, on la lui donne immédiatement, puis il passe la bandoulière sur une épaule courbaturée. Il devrait se lever ensuite, mais un silence passe, durant lequel il ne quitte pas le scientifique des yeux.

— Van Der ?

— Oui ?

— Vous pouvez… Enlever vos lunettes ?

— Hein ? Enfin je veux dire, oui, donnez-moi deux secondes-

Le pauvre docteur s’affaire dans tous les sens et finit par les lui tendre, cachant très mal son inquiétude :

— Tenez… Enfin, après vous savez, ce sont des prothèses médicales ces machins-là, et je doute qu’elles soient adaptées à votre vue – vous auriez dû me le dire, on aurait pu faire des tests ophtalmiques-

— Regardez-moi.

Van Der, médusé, lui obéit. Renard sent son souffle se faner dans sa gorge.

Il laisse le moment traîner quelques secondes, le temps d’une petite éternité.

— … C’est bon, murmure-t-il enfin.

Ses semelles usées, qui ne volent plus depuis longtemps, le portent vers Néo-Versailles pendant qu’il dépense la dernière respiration qu’il lui reste.

C’est marrant, parce que c’est au moment où les balles ne lui font plus peur, où il les aurait accueillies avec joie, qu’elles l’évitent comme un aimant de la même polarité. Il slalome entre les gardes et des fusils ridicules pour un électron libre. Le Visiteur du Futur n’a jamais craint la physique et elle semble enfin s’en être rendue compte. Ce n’est plus pour lui, désormais il n’a plus aucune notion d’ego ou de fierté mal placée, voire de sacrifice pour une grande cause – désormais c’est pour Raph et Stella, qui n’ont rien demandé et qui se sont retrouvés entraînés dans le tourbillon temporel qu’il laisse dans son sillage, c’est pour Raph avec qui tout a commencé et Stella avec qui tout va finir. Il ne pense plus qu’à eux, à leur couple qui ne va jamais tenir et qui était voué à l’échec de toute façon, il se dit qu’ils ne méritent pas ça, que Stella et Raph ne sont pas censés mourir dans un futur qui ne leur appartient pas. Il y a aussi Clothilde, et le marché qu’elle a bien voulu lui proposer pour rester ; elle aussi ne voulait plus de la solitude, elle aussi tremblait à chaque pas. Il a le pouvoir de changer les choses. S’il ne fait rien, il sera complice d’un triple meurtre.

Il revoit l’éclat dans les yeux de Mattéo.

Il déboule dans la salle du trône comme un boulet de canon, mais cette fois-ci, la révélation qu’il va livrer, ce n’est pas lui qui va la dire. Tant mieux, ça la rend définitivement crédible. C’est drôle, c’est peut-être pour ça qu’il a perdu Henry.

Octave nie, la bande sonore s’enclenche.

Étape 1 : trouver les assassins.

Étape 2 : créer une diversion.

Étape 3 : assassiner, puis sauver la Reine. Bon ça, laissez tomber, je m’en occupe.

Étape 4 : éliminer tous les témoins. Ça, c’est votre boulot.

Ça pourrait suffire. Ça devrait suffire, mais non, non : tout repose sur cet idiot de Capitaine de la Garde qui décide, à ce moment précis, de mettre le destin de Néo-Versailles en joue avec le canon de son arme, le Capitaine de la Garde et son éclat détestable dans les yeux, oui, détestable, Renard connaît par cœur les couleurs de l’opportunisme, ce sont celles de sa bannière.

— On l’entend parler à quelqu’un sur la bande. Est-ce qu’on a réussi à déterminer l’identité de son complice ?

Ça devait suffire, ça devait suffire et pourtant, encore, toujours, tout repose sur lui ; Clothilde qui ne respire plus, tétanisée, Octave qui voit le contrôle de la scène lui échapper, le doigt sur la gâchette du tromblon, pourquoi c’est toujours à lui de trancher, pourquoi c’est quand il présente la preuve sur un plateau d’argent, la vérité prononcée par une autre bouche que la sienne, pourquoi est-ce qu’il faut, sans cesse, qu’il intervienne

— Non. Ça pourrait être n’importe qui.

Pour un coup de feu sur Octave, le Visiteur ne sait pas encore que Dario Lombardi échappe à celui de Mattéo.

En miroir, le Voyageur du Temps s’effondre par terre, serre la sacoche contre lui dans un réflexe d’ancrage. Il a l’impression qu’il va pleurer, mais il ne sait pas s’il en est capable ; cela fait une éternité qu’il n’y a plus rien à extraire de lui. Clothilde IV est sauvée. Raph et Stella… ?

Puis il entend vaguement des talons dévaler des marches, un corps s’affaisser auprès du sien, et des bras le relever avec difficulté. Sa tête dodelinante s’échoue sur une épaule nue.

— Merci, Voyageur du Temps.

Un sourire sardonique lui abîme les lèvres. C'était simple, pourtant. Il aurait dû laisser la bande-son parler à sa place, mais il a fallu qu’il l’ouvre.

Il a encore menti.

C'est vraiment maladif.

Notes:

@ArtsyArrowl, que vous devriez toustes aller suivre sur twitter, a fait un fanart de Renard à ce stade de la fic !!! Il est juste ici et il est trop joli (dilfisation des masses)

Chapter 11: Reboot

Summary:

“Today of all days, see
How the most dangerous thing is to love
How you will heal and you'll rise above
Crowned by an overture bold and beyond
Ah, it's more courageous to overcome.”

Achilles, Come Down (Gang of Youth)

Chapter Text

Raph – lui et Stella sont vivants – a dit de les laisser et de se rendre au portail des Missionnaires.

Il lui obéit.

Et il retrouve Mattéo.

— J’ai vu que t’avais laissé Dario en vie. C’est bien.

Il le pense vraiment. Mattéo, son bandeau sur l’œil, incarnation parfaite de la justice aveugle, lui adresse un sourire timide un peu triste, un peu désolé, comme s’il était encore à ses ordres et qu’il le félicitait pour s’être rattrapé après un dérapage pendant la mission précédente.

— Il va aller en prison chez les Missionnaires.

— … Les Missionnaires ont une prison ?

— Maintenant oui.

C’est la voix de Constance.

Il se fige, interdit. Il connaît ce ton – c’est le ton de quelqu’un qui s’est rendu compte de la supercherie, c’est le ton de quelqu’un qui lui en veut, c’est le ton qu’il a déjà entendu dans la bouche de Raph et qu’il entendra un jour dans la bouche d’Henry.

Et parce qu’il est le Voyageur du Temps, il ne peut pas s’empêcher de jouer l’ignorant quand il répond :

— C’est Constance que j’entends là ? Salut… Ça va ?

— Non. Des dizaines de civils du futur viennent de s’échapper dans le portail vers des époques inconnues. On doit les retrouver et les arrêter.

Il l’entend venir. Le reproche.

— Ah merde. Ça va vous retarder, ça.

— De toute façon, annuler des catastrophes c’était une perte de temps. Après tout, on sait même pas si vous venez d’un autre monde.

Ça y est. Elle l’a dit.

Renard baisse la tête, accuse le coup. Il n’ose pas l’interrompre, et surtout il n’ose pas regarder Mattéo à ce moment-là, parce que s’il le regarde, il va repenser à Judith et au fait que la dernière chose qu’il lui ait jamais dite, c’était que l’autre monde existait. Constance continue, implacable vérité de sa réalité mensongère :

— Peut-être qu’il y a que ce monde. Et peut-être qu’il doit rester comme il est.

— Attendez, ça veut dire quoi ça ?

Il sait. Il sait ce que ça veut dire. La boucle est bouclée, hein ?

— Nous allons changer d’activité. On va sauver le monde, mais en le protégeant des changements temporels provoqués par n’importe quel clochard du futur.

Il passe en mode survie. Les répliques s’enchaînent, creuses, et il capte le regard que Mattéo lui envoie sous son bandeau. Ce dernier l’a assez côtoyé pour savoir qu’il a l’habitude de la provocation, mais aussi pour saisir que quelque chose ne va pas – qu’il répond par automatisme, décidément il a vraiment beaucoup de points communs avec les robots.

Il a du mal à déglutir. Il a beau s’attendre à ce coup de poing – ça fait longtemps qu’il en reçoit après tout – il fait mal, il a un sale goût de défaite et d’échec voué à se répéter indéfiniment. Se bat-il vraiment contre le destin ?

— J’me sens un peu visé, là.

Pendant un temps il se déconnecte de la réalité, il ne fait attention ni à Richard – quelqu’un dont il a ruiné la vie – ni à Michel – quelqu’un dont il a ruiné la vie – ni à Mattéo – quelqu’un qu’il a tué deux fois. Il fixe le vide, il entend vaguement une histoire d’État Français et d’institution publique, il sait ce que ça veut dire, tout ça c’était bien avant Raph. Ce n’est pas pour répondre à Richard qu’il leur donne le nom de Brigade Temporelle. Renard est complètement résigné, il a presque envie de serrer la main du destin pour avoir mené une aussi belle partie ; il ne peut que s’incliner et donner, fataliste, le nom qu’il leur manque pour recommencer à zéro.

Quelque part c’est sa faute – enfin, c’est toujours sa faute, mais pour le coup il sent bien qu’il y a autre chose à l’œuvre, quelque chose qui le dépasse, un peu comme si le scénariste de sa série télévisée y avait mis son grain de sel avec ce sourire satisfait des gens qui viennent de trouver la conclusion parfaite à une œuvre de fiction. Le blâme n’est pas entièrement sur lui.

On pourrait appeler ça un déjà-vu. Renard trouve qu’à ce stade, c’est du déjà-vécu.

— Mattéo ? Tu vas les rejoindre aussi ?

Un sourire, un peu triste et un peu désolé. Le même qu’on lui a servi quand il a dit qu’épargner Dario, c’était bien.

— C’est déjà fait. Vous arrivez un peu tard là.

— Ouais, je sais. Pardon.

L’excuse, mille ans après la mort de Judith, est lâchée comme une ancre. Ça fait plouf, ça coule, loin, loin dans les profondeurs, ça l’amarre et ça le plombe. Il n’en voit pas le fond. Renard sent que son corps est en train de lâcher. Sa respiration se fait plus courte, il tremble quand il parle, sa bouche se rouille comme un fusil à coups qu’on a trop utilisé. Il va probablement mourir quand Mattéo et Raph vont partir. Ce n’est pas très grave.

— Tout semble se répéter, hein. Alors pour une fois, fais-toi respecter.

— Ça marche.

Mattéo s’en va ; Mattéo s’en va, mais pas seulement – avec lui il y a les souvenirs d’une époque à laquelle il ne peut plus se raccrocher, c’est un peu comme les crédits à la fin d’un film, casting : Mattéo dans le rôle d’un garde du corps qui n’a plus rien à protéger, et fin de la pellicule. Mattéo a travaillé pour la Brigade Temporelle, a travaillé pour eux – Judith d’abord, lui ensuite – et s’en va travailler chez les Missionnaires. Ça paraît simple pourtant. Mattéo ne bosse jamais pour lui-même.

Il ne reste plus que Constance.

Un sourire amer se glisse sur ses lèvres. S’il doit mourir, autant le faire avec cette foutue répartie pour laquelle il se déteste, non ? S’il doit mourir en se haïssant, autant y aller à fond. Renard n’est pas connu pour la demi-mesure. Il se sera autodétruit jusqu’au bout.

— Donc, euh, Constance, si vous annulez plus de catastrophes, quelqu’un d’autre va devoir le faire à votre place ?

Il peut voir, il peut presque entendre le regard dur que Constance lui jette à la figure malgré le temps et l’espace qui les séparent. Oh, il va se faire haïr.

— Si vous reprenez vos missions vous devenez un criminel pour nous. Alors je vous le déconseille.

— Aaah, mais faut pas me dire ça. Parce que j’adore faire ce qui m’est interdit. Ça m’amuse.

— Eh bah vous vous amuserez tout seul en prison.

À cet instant, ce minuscule grain de poussière comme il en existe des milliers dans son existence, ce ridicule instant que Renard n’a pas encore appris à décoder, puisque tous les bouleversements de sa vie se sont produits non pas sur des continuités mais sur des disjonctions, et que par conséquent il n’a aucun pouvoir d’anticipation sur les changements qu’il provoque à chaque fois qu’il refuse de se taire, il s’attend simplement à ce que le dialogue, qui s’est déroulé comme un match de ping-pong à distance, se clôture de façon absurde ; Michel et Richard qui s’engouffrent dans le portail et qui le laissent planté là, parce que ça serait drôle, pour une fois, qu’il soit coincé dans une époque mais que les autres puissent en repartir sans aucune difficulté, ou bien Van Der qui arrive, essoufflé, pour le mettre en garde contre un danger qu’il n’aurait pas vu venir. À aucun moment il ne pense que le portail lui donnera quelque chose – il s’en est naturellement refusé l’accès.

(Van Der pour venir le chercher. Pas Raph, Stella ou Clothilde.)

— Oh non, il sera pas tout seul.

Son cerveau court-circuite. Paradoxalement c’est peut-être ce qui le sauve, car il n’y a alors plus rien pour raccourcir sa respiration, pour faire trembler ses mains, et il a oublié comment parler.

Henry.

 

C’est

 

 

C’est Henry

 

Henry

                 qui est venu le chercher

                                                                       ?

 

Henry ? Henry Henry Castafolte Henry son Henry le Henry du labo le Henry qu’il a rencontré dans les prisons nécrophiles Henry Henry Henry bourré Henry je-pars-pas Henry qui a surmonté son bug de fabrique Henry Castafolte Henry avec sa moustache Henry le robot humaniste Henry qui boit du thé saveur du soir Henry qui bosse sur des plans totalement imbitables Henry qui n’a plus sa blouse blanche Henry Henry qui porte un uniforme cintré à la taille noir et bleu Henry qui travaille chez les Missionnaires maintenant, Henry son Henry ? Henry qui traverse le portail comme s’il l’avait construit c’est probablement lui qui l’a construit parce qu’Henry construit toujours des trucs comme le Castabot le Tempusfugitron et la Castagneuse aussi, Henry qui arrive avec ce petit sourire fier qu’il a lorsqu’il sait qu’il vient de lâcher une punchline bien classe ou quand il a enfin prouvé à toute son assistance qu’il a raison, Henry avec la manche relevée sur son bras pour bien montrer le code-barre dessus, Henry tout grand tout content avec sa cravate cyan moche mais qui lui va vachement bien quand même, Henry qui le regarde droit dans les yeux comme s’il n’y avait personne autour et franchement c’est moche, c’est moche, que l’univers lui fasse ce coup-là, Henry qui est venu le chercher alors qu’il est prêt à mourir, Henry qui dépasse Michel et Richard, Henry qui a dû croiser Mattéo quand il a passé le portail, qu’est-ce qu’ils se sont dit ? C’est ça qui l’a décidé ? Henry qui dit quelque chose mais qu’il n’entend pas, Michel et Richard qui s’en vont, Henry qui enlève son oreillette et l’écrase sous sa botte – elle fait krchkrchkrch quand elle éclate en morceaux sur le béton – Henry qui quitte les Missionnaires, Henry quitte les Missionnaires, Henry quitte les Missionnaires-

Le portail disparaît. Il s’attend à un mirage. Henry est toujours là.

Le Visiteur du Futur, anéanti, s’effondre sur lui comme sur sa croix.

C’est moche, comme Henry le récupère. Ça crie, ça tape dans sa tête, ça hurle et ça tourne comme un ouragan et il s’attend à pleurer, à exploser dès qu’on le touche, mais il n’explose pas, il reste là, bras ballants, attiré dans un câlin qui dure une éternité, les mains sur l’uniforme et le souffle cassé dans la poitrine. Ils restent comme ça pour toujours – le Visiteur ne pense plus au futur, il ne pense pas au fait que ça ne change rien, que le mensonge fait à Henry n’est pas prêt de s’effacer, qu’il devra affronter un regard hanté par l’espoir pendant plus que des minutes, qu’il repensera à la mort de Judith dans le noir et aux attentes de l’humanité quand il se verra dans un miroir. Il est bloqué dans un moment hors du temps. Il est incapable de traiter une autre donnée qu’Henry.

Ce n’est pas seulement Henry qui réapparaît dans sa vie ; c’est Henry qui veut le reprendre, c’est Henry qui le choisit lui face aux Missionnaires, c’est Henry qui préfère abandonner la morale la logique et la raison dès qu’on le place dans la balance, c’est Henry qui le garde, tout simplement, mais c’est pourtant monumental. C’est Henry qui clipse une machine, une vraie, sur son bras, qui jette l’ancienne par terre, et le Voyageur du Temps en redevient vraiment un cette fois-ci. C’est Henry qui l’autorise à ressaisir sa propre nature. C’est Henry. C’est toujours Henry. Est-ce que ça sera toujours lui ?

Il a envie de dire qu’il est désolé, mais il ne saurait pas choisir pour quelle raison parce qu’il y en a trop. Il aimerait parler mais son cerveau ne marche plus. Il est en shut down complet, il reste muet comme la tombe dans laquelle il se voyait déjà, il vient à peine de faire son deuil et on le lui arrache de la poitrine. Il voudra dire beaucoup de choses qui lui échappent à cause du sommeil.

Il ne sait pas quand est-ce qu’ils rentrent au labo. Il a perdu la notion du temps. Ce qui est sûr ce que c’est Henry qui le ramène parce qu’au moment où on s’allonge contre lui dans le matelas, on ne lui a pas lâché la main : il n’a pas pu taper le code.

— Pourquoi ? demande-t-il après un long silence – c’est comme ça qu’il se repère, maintenant : ce ne sont plus les secondes ou les heures, ce sont les silences ; s’ils durent trop longtemps, ça s’apparente à une éternité.

Henry n’hésite même pas. La réponse est irrécusable, énorme, apodictique : elle tient en une phrase, mûrement réfléchie, parfaitement spontanée, balaye chaque argument logique qu’on aurait pu lui opposer d’un revers de la main. Elle s’articule autour de cinq mots. Cinq, c’est pire que peu pour ce mot qui part dans tous les sens, ce pourquoi qui s’étire dans chaque direction possible, qu’on pourrait tordre vers l’origine et la finalité, ce point d’interrogation qui inspecte tout une pertinence et dissèque les raisons d’être ; cinq mots et surtout le dernier.

— Parce que c’était toi.

Cette fois, le Visiteur fond en larmes.

Chapter 12: Memento vivere

Summary:

“I can't handle living life without feeling love
‘Cause I'm lost and afraid on my own to the grave a journey
Thanks to you I've just forgot”

A Little Bit Longer (Florent Dorin)

Notes:

A tous-tes celleux qui ont suivi cette histoire et ont eu le courage de lire jusqu'ici : c'est là que ça s'arrange. Promis. (Et merci d'être là <3)

Chapter Text

Condamné à vivre, le Renard. Le Castafolte l’a attrapé au collet, juste avant qu’il saute, et lui a très clairement fait comprendre qu’il n’allait nulle part sans lui. Pour l’instant c’est juste eux, un labo décrépi, un petit robot volant et Raph au XXIème siècle.

Leur définition du romantisme a besoin de quelques ajustements, mais c’est déjà pas mal.

— Bois ça.

Le Visiteur relève la tête. On l’a attablé de force, passé une couverture sur les épaules, glissé une tasse de tisane overdosée de sucre entre les doigts. Henry, à sa droite – il ne s’assoit plus en face ces temps-ci, il se place machinalement à côté, leurs épaules se touchent de temps en temps et parfois il peut poser sa tête quand elle devient trop lourde – lui ouvre un petit sachet de poudre blanche qu’il saupoudre dans sa tisane. Renard hausse un sourcil décontenancé.

— … Donc je dois faire de la coke maintenant ?

— Mais non, imbécile, dit Henry qui a roulé des yeux mais dont la voix déborde d’une tendresse réservée à un enfant en bas-âge. C’est des vitamines. Je t’épargne les noms parce que c’est pas comme si tu allais les retenir de toute manière…

— Et… Tu les as trouvées où, ces vitamines ? demande le Visiteur qui n’ose pas encore touiller le mélange.

Petit silence. Ça veut dire qu’Henry choisit ses mots.

— J’en ai synthétisé quelques-unes.

— Et les autres ?

Gros silence. Ça veut dire qu’Henry est dans la galère.

— … Je les ai trouvées.

— Trouvées où ?

— Elles sont clean.

Renard plisse les yeux.

— Je te jure, insiste Henry en pressant subtilement son épaule contre la sienne, j’ai juste dû faire un détour au XXIIIème siècle parce que c’est par-là que les sécurités des labos commencent à déconner (cf l’explosion d’AZF II en 2267), mais elles sont clean. Je te donnerai pas n’importe quoi ! C’est ce que Van Der essayait de faire, avec… Ses moyens à lui. On commence par ça pour booster ton système immunitaire, et puis-

— Ça a intérêt à pas avoir le même goût que la potion de Van Der, parce que laisse-moi te dire qu’elle était dégueulasse, sa merde, et… Et comment ça, « on commence par ça » ?

Henry a l’expression subite d’un lapin pris dans les phares.

Ça pourrait paraître idiot, mais le sujet de sa mort imminente est encore tabou. Henry tâtonne autour du pot comme s’il avait peur de renverser une quelconque sensibilité qui lui serait restée, comme s’il pouvait heurter sa dignité – comme si le Visiteur avait le luxe de lui en vouloir alors qu’il a présentement la capacité émotionnelle d’une enclume. Renard a l’impression de se retrouver des années en arrière, lorsque c’était lui qui ne savait pas aborder la nature mécanique d’Henry après qu’il s’en est rendu compte, et qu’ils marchaient sur des œufs sans oser blesser l’autre. On dirait presque, pense-t-il avec un sarcasme saisissant, que c’est lui qui vient de se découvrir humain.

— Je veux dire… commence le docteur en baissant légèrement les yeux. Je pensais… À un traitement.

Le Visiteur hoche la tête, tout doucement. Il est prêt à entendre la suite.

— Traitement comment ?

— Eh bien… Je pense qu’on va devoir reconstruire tes défenses immunitaires, parce que, sans vouloir te vexer, t’es pas très solide-

— Je suis complètement déglingué, oui.

— Exactement, complètement déglingué, approuve Henry d’un ton heureux de voir que son interlocuteur sort le mot qui gêne sans qu’il n’ait à le dire, et donc, on va commencer par te faire une cure de vitamines, tranquille, tu vois, juste quelques doses matin-midi-soir, et je vais essayer de recharger mes stocks parce que bon, là, j’ai juste trouvé deux trois tubes mais ça suffira clairement pas pour toute la semaine, puis après, quand ton anémie sera un peu calmée-

— Wowowoh, deux secondes là. Je fais de l’anémie ?

— Oui, et puis aussi de l’insuffisance respiratoire et de l’épilepsie, répond Henry qui, plongé dans sa démonstration, déroule ces symptômes comme ceux d’une liste de courses. Et donc, quand tu auras recouvré un état physique stable – et je dis bien physique – on entamera aussi un traitement neurologique plus poussé, parce que tu as indubitablement tous les symptômes d’une dépression en accéléré. Je pensais à des anxiolytiques pour commencer, déjà pour le sommeil, et si jamais ça s’avère probant, on passera à tes neurorécepteurs qui, permet-moi de te le dire, sont dans le pire état que j’ai jamais vu, heureusement qu’on a pas le matériel pour vérifier ça, bref, tu comprends, on a du sacré pain sur la planche, et j’ai bon espoir que…

Le docteur s’arrête de lui-même en captant le regard que le Visiteur lui lance. Immobile, ce dernier tient sa tasse à deux mains avec les yeux ronds ; mais c’est moins à cause de l’immensité des informations données que par la détermination avec laquelle Henry parle. Il y a une confiance absolue dans son discours, structuré par des étapes soigneusement pensées et des paliers qu’il semble impossible de ne pas franchir malgré les symptômes terrifiants qui s’égrènent dans chaque phrase, une espèce de volonté presque tranquille, comme s’il était persuadé que ce plan-là allait aboutir. Henry part à l’assaut de sa santé physique et mentale sans émettre le moindre doute sur sa capacité à le remettre debout. Il se demande, pendant un instant, s’il a la même allure lorsqu’il parle de sauver le monde avec un marqueur noir et deux complices. Est-ce qu’Henry est en train de sauver le monde ?

— … Hm-hm, enfin, bien sûr, c’est… C’est uniquement si tu veux bien, hein, mais je pense vraiment qu’on devrait tenter le coup, euh.

— Henry, souffle-t-il d’un ton qui oscille entre admiration et panique.

L’intéressé tourne la tête pour le regarder dans les yeux, un peu proche – leurs épaules se touchent – et sa voix se charge d’une anticipation qui n’est pas sans rapport avec leur proximité.

— … Oui ?

— Si ce truc a le même goût que la potion de Van Der, je dégueule.

Le visage d’Henry se ferme avec la magnifique rapidité d’un homme à qui on vient de casser sa plus belle rêverie romantique.

— Fais ça et je te mets à la porte.

— Tu l’auras voulu, répond-il en haussant les épaules.

— Tu es le pire malade sur terre.

— Ça me rend spécial.

Il lève la tasse, fait mine de se pincer le nez après avoir flairé son contenu – Henry roule des yeux et c’est exactement la réaction qu’il cherchait, alors il se met à sourire contre la porcelaine quand elle rencontre ses lèvres. Un goût amer lui pèse sur la langue, mais ça n’a rien à voir avec le mélange. Il a l’habitude de détester l’organe qui lui permet de parler maintenant ; et c’est sans hésiter qu’il se brûle en avalant une grande gorgée de sa tisane. Comme si cramer une à une ses papilles pouvait lui offrir un repenti.

Henry attend. Il ne voulait pas le montrer mais son regard un peu trop insistant lorsqu’il l’entend déglutir prouve bien que le docteur craint encore pour sa santé. Quand Renard finit de boire, il lâche un « Ahhh » volontairement exagéré et fait claquer sa tasse comme s’il était accoudé au comptoir du Premier Pub Après La Fin Du Monde. Un silence anormal règne dans le labo.

— C’est normal si je vois rose maintenant ?

Henry se détend aussitôt, pousse un petit soupir de soulagement, avant de lui mettre un coup d’épaule qui fait sacrément mal car le métal a la fâcheuse tendance de gagner contre l’épiderme humain. Le Visiteur n’ose pas se plaindre. Il l’a un peu cherché, et de toute façon Henry l’a cogné avec une retenue débordante pour ne pas fragiliser son corps tout cassé. Le sourire qu’il avait imprimé contre la porcelaine s’est télescopé sur son visage.

Ils sont côte à côte. Il se penche un peu, et Henry a tout juste le réflexe de tourner la tête pour se faire embrasser.

C’est bien, d’embrasser Henry ; ça l’empêche de parler, généralement il n’a qu’à se laisser porter, et il n’à pas à se soucier d’un plan quelconque dans sa tête. C’est tout simplement dans l’ordre naturel des choses – une façon d’arrêter le temps sans appuyer sur un bouton de la machine. C’est un geste ridicule, un baiser ; des millions d’humains le font chaque jour à chaque seconde, mais dans le futur la chose a un goût d’exceptionnel. Le Visiteur se sent intemporel, propulsé hors de sa nature pendant quelques secondes. Ça lui convient.

Il se détache. Henry rouvre lentement les yeux en restant tout près. Il n’a pas l’air surpris, et c’est encore le détail qui le marque le plus – ça veut dire que c’est devenu une habitude, il n’a qu’à se rapprocher quand il veut pour embrasser Henry, à n’importe quel moment. C’est grisant.

— Je veux bien, souffle-t-il doucement. Pour le traitement, je veux dire.

Le docteur hoche la tête, mais ne s’éloigne pas.

— Et le goût ?

— Rien senti avec le sucre.

— J’en était sûr.

Renard sourit, encore. Il se dit qu’il doit avoir l’air sacrément con.

— Tu penses que ça va prendre combien de temps ?

— Ça dépend de comment ton corps guérit.

Si mon corps guérit.

Tout à coup leur petit jeu cesse. Le regard d’Henry se fait plus dur, effrayé ; le visage de Renard se ferme, il baisse les yeux, bravo idiot, tu gâches tout.

— Désolé, c’est pas-

— Hé.

Obligé de rétablir le contact visuel. C’est vraiment trop dur, d’apprendre à ne plus se réfugier dans la fuite.

— Tu vas guérir, poursuit Henry d’une voix fervente. D’accord ?

— Mais tu y crois ? rétorque-t-il sur le même ton – pas d’accusation ni de reproche, seulement l’hésitation la plus totale. Regarde-moi Henry. Tu y crois vraiment, là ? Dans l’état dans lequel je suis ?

— Bien sûr que j’y crois.

La réponse fuse immédiatement. L’incertitude du Visiteur se heurte à la foi d’Henry comme un bélier sur un mur inébranlable, et la sincérité avec laquelle on lui parle est glaçante.

— Mais je peux pas vraiment faire le travail à ta place, tu vois, reprend le docteur d’un ton faussement nonchalant. Alors si tu pouvais y croire aussi, ça m’aiderait beaucoup.

L’espace d’un instant, Renard est frappé par l’aisance avec laquelle son compagnon masque son angoisse – ça lui rappelle lui, et son petit théâtre de rue improvisé dès que Raph perdait confiance en l’un de ses plans, une éternité plus tôt. C’est d’autant plus incroyable qu’il sait pertinemment que Henry est prêt à se tuer pour le rejoindre si jamais il passe de l’autre côté.

Il le sait, il le lui a avoué.

— … Et si j’y arrive pas ?

— Renard. Tu es sûr de pouvoir sauver le monde, mais te sauver toi-même ça devient subitement impossible ?

Il en reste muet. C’est la question qu’il n’a jamais envisagée.

Henry n’a aucune idée d’à quel point il tape juste, parce que le Visiteur continue ses missions malgré le mensonge de l’Autre Monde ; il s’est entêté à poursuivre un objectif sans aucun fondement, pas par déni, mais parce qu’il en est persuadé, il existe une façon de réparer l’humanité. C’est une foi terriblement égoïste, et ce n’est pas nouveau, mais elle met en perspective une réalité implacable avec la défaillance de sa cohérence interne.

Et au sein de cette démonstration de logique formidable, Henry, qui n’est même pas conscient de l’amplitude de sa prouesse mais se pense tout de même drôlement intelligent, hausse un sourcil narquois.

— Et là, soit tu me réponds « C’est pas pareil », ce qui voudrait dire que tu te considères plus complexe que le monde – et je te connaissais un ego assez grand mais tu surpasserais vraiment toutes mes attentes – soit tu me dis « D’accord ».

Renard a beaucoup, beaucoup de mal à ne pas sourire.

Bon sang, il l’aime.

— Ah, parce que je ne suis pas plus complexe que le monde à tes yeux ? répond-il en feignant l’innocence – et oui, il est en train de sourire comme un idiot parce qu’il voit très bien le regard d’Henry crépiter, il ne peut rien y faire, c’est plus fort que lui.

— Pour être complexe il ne faut pas être idiot, et c’est un critère que tu remplis assez mal, observe Henry d’un ton implacable.

— Il n’y a pas une règle comme quoi le docteur se doit d’être aimable avec son patient ?

— Je suis aimable. La preuve.

C’est devenu naturel, après ce genre de phrase, de fermer les yeux et de se pencher pour accueillir le baiser.

 


 

— Du coup, on continue à sauver le monde, ou pas ?

Raph a posé sa question comme pour demander le jus d’orange à la table du petit déjeuner. Henry, occupé à bricoler sur un casque étrange doté d’électrodes rouge et bleu, cesse immédiatement son activité. Tous les deux ont levé les yeux sur Renard, recroquevillé sur un tabouret.

Cela fait plus d’un mois qu’il prend ses vitamines, mais Raph ne peut pas le savoir, puisqu’il est allé le chercher deux jours après le chapitre de Néo-Versailles. Le Visiteur sait que le changement physique doit être plus que choquant ; la ride qu’il pensait s’être gravée sur son front s’est révélé être une cicatrice, qui transperce son arcade sourcilière en diagonale et s’arrête juste au-dessus de sa paupière droite. Le sang qui lui macule les tempes a régressé jusqu’à la racine de ses cheveux, sauf que ces derniers sont intégralement blancs désormais. Le contraste saisissant avec le rouge lui donne l’air d’un revenant. Ses mains, couvertes de petits pansements – il a tendance à se couper facilement – sont en revanche plus fermes qu’avant. Elles ne tremblent plus, et il boit beaucoup aussi.

Renard n’a pas la force de hausser les épaules et de minimiser la portée de cette question. Son regard perdu glisse vers Henry, qui supervise son traitement médical depuis day one, et il penche la tête sur le côté.

— D’après toi ?

Il n’a pas idée du traumatisme qui secoue Raph, en le voyant ainsi refuser de prendre une décision. Henry, plus habitué que ça – même si quelque chose de triste brille un moment dans ses yeux – finit par soupirer.

— Pour moi, t’es pas en état. Pas encore.

— T’as dit que j’avais récupéré des forces, note le Visiteur en arquant un sourcil sincèrement étonné.

— Physiquement, oui. C’est… C’est comme avant.

Le docteur baisse les yeux, grattant les échardes de l’établi dans un tic nerveux. Les deux autres l’observent comme un maître de conférences.

— Et encore, on peut pas dire qu’avant, tu étais dans une forme olympique.

— C’est mieux que rien.

— C’est le mental qui m’inquiète.

Henry a parlé très vite, comme si bousculer les mots hors de sa bouche pouvait lui permettre de mieux respirer. Sa main s’est posée à plat, doit sûrement lui servir de point d’ancrage lorsqu’il ose affronter le regard du Visiteur. Personne ne regarde Raph. Personne ne le voit se raidir comme s’il venait d’être foudroyé.

Renard se tient bien droit sur sa chaise. Le coup fait mal, mais il s’y attendait. Depuis quelques temps, Henry le fait jouer cinq fois d’affilée au Memory. Le jeu a probablement été récupéré dans une décharge au vu de la couleur délavée des cartes et des fentes qui parsèment leurs bords, mais même avec ces défauts esthétiques qu’un humain pourrait facilement utiliser pour deviner la face cachée, le Visiteur perd systématiquement. Aux deux premières parties, il lui manque souvent une ou deux paires pour égaler le tas d’Henry. Au bout de la troisième, son tas se divise par deux. À la fin, il est incapable de se souvenir de plus de deux paires. On pourrait se dire que jouer contre une intelligence artificielle est perdu d’avance, sauf que Henry programme volontairement sa mémoire pour jouer avec le niveau d’un enfant de quatre ans.

Il n’y a pas que ça. Le labo est encore plus en bordel que d’habitude parce qu’il oublie tout ce qu’il cherche ou prend. Un minuteur a été intégré au Tempusfugitron pour lui rappeler de boire ou de manger, simulant le cycle des 24h qui leur est si étranger à tous les deux ; parfois, le Visiteur cligne des yeux et voit l’horloge passer de 9h30 à midi sans s’en rendre compte. C’est grâce à la machine qu’il se comporte comme un humain.

Il y a pensé, un jour.

À son Double.

— … Ouais. Prévisible, souffle-t-il avec une résignation hors-caractère.

Il lève la tête, et tombe sur le visage de Raph.

C’est la même expression qu’au bois de Vincennes, en 2010. Le Visiteur est étonné de pouvoir faire la comparaison, car il ne se pensait pas capable de s’en souvenir avec autant de clarté. Cela fait un temps, après tout, qu’il commence à oublier les moments marquants de toute son œuvre–

Il s’arrête de réfléchir. Pendant une fraction de seconde, son regard voyage vers Henry. L’idée, affreuse, d’oublier leur rencontre se met à planer lentement au-dessus de sa tête. Ça lui glace les sangs, le fige sur place ; un frisson le secoue puis le remet en place sur son tabouret. Il reporte son attention vers Raph, qui a toujours l’air aussi agité.

Il sait à quoi il pense. Il connaît Raph comme sa poche.

« Vous me promettez, hein ? Quand tout ça sera fini…

— … On cherchera une solution, oui. »

Ça a l’air si loin, tout ça. À l’époque Judith était encore en vie.

« C’est peut-être pas les voyages dans le temps qui vous ont fait ça… Je pense. »

Quoi alors ? Quel genre de traumatisme pouvait bien le faire vieillir en accéléré, lui ôter ses couleurs et sa force ? Peut-être qu’Henry a raison. Peut-être que depuis le début, l’anomalie sur laquelle sa vie est basée n’était pas faite pour durer. Soit il explose en plein vol, soit il renie sa nature.

Il est vraiment, vraiment fatigué.

« Tant que vous nous oubliez pas… »

— Vous êtes allé en voir un ? demande Raph d’une voix étrangement ferme. De docteur.

Renard manque de sursauter. Même Henry n’a pas vu la question venir, puisqu’un frémissement de moustache indique sa perplexité.

— Bah, y’a Henry…

— Non, pas comme ça. Je parle d’un psy.

Le vrombissement du Castabot est la seule chose audible pendant une dizaine de secondes. Raph n’a pas flanché, les observe tous les deux avec une drôle d’étincelle dans les yeux. Il se tord les mains nerveusement, mais poursuit d’un ton convaincu :

— Vous savez, docteur ? Le psy virtuel que vous m’avez fait voir. Bah, pareil.

— Je l’ai laissé en bêta, répond immédiatement Henry. Je n’ai pas eu le temps de…

— C’est pas grave. C’est bien, même, parce que je pense que vous supporteriez pas de vous prendre une balle dans le torse en fin de séance, note l’étudiant en jetant un coup d’œil pensif au Visiteur.

Henry ouvre la bouche, et Renard n’a absolument aucune idée de ce dont ils parlent mais il sait reconnaître quand son compagnon préfèrerait manger du verre pilé que de voir une de ses machines honteusement rabaissée par un humain sans la défendre. Raph, impitoyable, ne lui laisse pas le temps d’intervenir.

— Vous devriez aller voir une vraie personne. Pour parler. Moi, je fais ça, depuis que Stella est partie et… Bon c’est pas le même scénario mais ça aide à… À avancer. Et à voir ce qui va pas aussi, des fois.

Il prend une grande inspiration, comme avant de sauter du plongeoir.

— Parfois je parle de Judith. J’ai pas été là quand ça s’est passé. Et je crois que je m’en veux. Beaucoup. Je sais pas si j’aurais pu faire grand-chose mais… J’avais juste besoin d’en parler à quelqu’un. (Raph relève les yeux, lui jette un regard impénétrable :) Vous en avez parlé, vous, de Judith ?

Le Visiteur a la sale impression de s’être fait prendre au piège ; il ne peut pas compter sur Henry car, comme lui, le docteur a cligné des yeux, désarçonné par une telle suggestion, avant de trouver refuge dans la contemplation intense de ses propres pieds.

— Euh… Bah…

L’éloquence. Toujours. Raph hoche la tête, l’air de dire qu’il vient de prouver quelque chose de bien plus important que le paradoxe temporel de leur prochaine mission.

— Vous non plus docteur.

— Ça n’a rien à voir, certifie aussitôt Henry d’un ton qui oscille entre calme et nervosité. Je n’ai pas-

— C’est pas un reproche. Ce que je veux dire, c’est que… Bah moi j’ai ma vie en 2012. J’ai des parents, même si vous les avez jamais rencontrés, et j’ai un taf aussi… Je sors avec des potes, des fois. J’ai des trucs auxquels me raccrocher, quoi. Et vous aussi ! Mais. Euh. Sans vouloir être méchant. Vous vivez constamment dans une époque de barges.

Renard acquiesce sans réfléchir. Henry pianote distraitement sur son établi.

— Et j’me doute que vivre là-dedans, c’est pas choquant pour vous puisque vous avez toujours vécu ça mais… Des fois… Ça peut peut-être vous faire du bien d’extérioriser. Surtout vous, ajoute-t-on en regardant le Visiteur droit dans les yeux.

Le Castabot, jusque-là situé près d’Henry, s’en va flotter près de Raph en émettant un petit ronronnement mécanique. L’étudiant tourne la tête et le pousse affectueusement du doigt, ce à quoi le petit robot répond par un gazouillis joyeux. À aucun moment la scène ne trahit la gravité de la précédente.

Henry, décontenancé, jette un regard au Visiteur, qui en retour fixe le vide.

— … C’est cher, ton truc ? finit-il par demander.

— Alors là grave. Ils abusent.

— Pfff.

Raph, se désintéressant un instant de leur automate de compagnie – tout en s’accoudant dessus, afin de parer au manque d’accoudoirs sur son tabouret – s’empresse néanmoins de préciser :

— Et douchez-vous avant d’y aller.

Sa remarque a le mérite de creuser un sourire sur le visage d’Henry. Renard roule des yeux et s’essuie le front, en profite au passage pour sentir sa mitaine – pff. Elle ne sent pas très fort, c’est juste qu’elle est vieille et qu’il la porte depuis longtemps.

Raph se met à gratouiller le menton du Castabot. Celui-ci émet un vrombissement heureux, et le sourire d’Henry se fait plus grand. Renard ne peut pas s’empêcher de regarder le sourire d’Henry.

— En tout cas ma psy, elle m’a appris un truc qui pourrait déjà vous servir.

L’étudiant relève la tête, lui jette un coup d’œil complice. Le Visiteur du Futur se met à sourire lui aussi.

— Lorsqu'on veut sauver quelque chose, c’est nous d’abord. Le monde ensuite.

Chapter 13: L’amour dans la vérité

Summary:

“We are living in silence
Never tuning into it
And the more violent it gets
The harder it is to speak”

Some Things Have to Be Said (Florent Dorin)

Notes:

Bonjour bonjour ! Je sais, ça fait... Quatre mois ? Mais il se trouve que j'ai fait l'erreur d'entrer en Master et que mes mauvais choix m'ont vite rattrapée (pile au moment où je n'avais plus de chapitres en réserve, tiens). Bref, ne vous inquiétez pas, il est hors de question pour moi d'abandonner cette fic, d'autant plus qu'on entre dans le dernier tiers qui parle de remonter la pente. (Et je me suis jurée de terminer avant la sortie du film, aussi.) (@FrançoisDescraques à quand le Henry visuel ????)

Je profite de cette (rare !) note d'auteur pour remercier celleux qui prennent encore la peine de lire ou commenter. Merci à vous et, si je peux me permettre un petite recommendation : allez écouter la chanson de ce chapitre, parce que je crois bien que c'est celle qui m'a le PLUS inspirée, et c'est celle qui résume un peu toute la fic en entier. Elle est vraiment magnifique. Je pense que Florent Dorin ne peut pas s'empêcher d'écrire subconsciemment des paroles pour le Henrisiteur dans chacune de ses chansons.

Chapter Text

Un jour, il trouve le plan du Castaship sur une étagère et il ne dit rien.

 

 

… Non.

 

Il faut qu’il dise quelque chose.

 

Renard observe la feuille qu’il a vue dépasser de ce gros livre avec un nom latin – Sidereus Nuncius – et n’ose pas la replier pour la nicher dans la couverture reliée.

Dedans, il y a des dessins et des schémas tracés à l’encre bleue, des formules mathématiques et des listes de matériaux, des dimensions et le nombre de réacteurs nécessaires pour se propulser dans les étoiles ; le vaisseau s’étale sur l’entièreté de la feuille mais est comprimé par des dizaines de petits paragraphes tout autour. Tout en haut, dans un coin, Henry a aussi dessiné deux bonhommes bâtons qui se tiennent la main. C’est complètement puéril.

C’est son plus grand rêve.

Basé sur un mensonge. Celui qu’il a proféré dans le bureau de Joseph. Celui qu’il a chuchoté dans l’oreille de Judith. Des millions de gens l’ont entendu parler. Une amie s’en est servie d’excuse pour mourir.

Henry, j’aimerais tellement que tu le vois.

Il a la bouche en feu, la langue nécrosée. Il veut partir, enterrer cette navette spatiale fictive dans un trou et l’effacer de la mémoire d’Henry, mais force est de constater que d’eux deux c’est sûrement lui qui risque d’oublier les choses. Il n’a pas le droit de fuir.

Sa main se resserre sur la manche du manteau du Maître. Après tout ce temps, il ne le considère toujours pas comme sien. Les mots de Raph flottent dans sa tête : il le revoit assis sur son tabouret, prendre un air plus sérieux que lorsqu’Henry l’avait entendu dire que Racine et Corneille c’était pareil, et se rend compte que la vérité, c’est quelque chose qu’il doit à Raph depuis longtemps aussi.

Ses yeux accrochent le nom de l’auteur en bas du livre. Ça devrait lui rappeler quelque chose, Galilée, et il est sûr qu’Henry a dû lui en parler lors de sa première convalescence à cause de la machine, mais il a beau se concentrer, il est incapable de situer exactement l’homme. Les grandes inscriptions en latin sur la couverture ne l’aident pas plus. Sans réfléchir, il ouvre le livre en deux pour y cacher à nouveau le plan, et tombe alors sur un schéma de télescope.

Avec la lune en arrière-plan.

Oh.

C’est lui.

C’est le type qui a prouvé que la Terre tourne.

C’est le type qui a dû mentir au tribunal pour éviter de mourir.

Le Visiteur ne bouge plus. Il est saisi d’une bouffée d’émotions indescriptibles qui se bousculent dans sa gorge, parce qu’il comprend d’un seul coup qu’Henry n’a pas choisi n’importe quel bouquin mais celui qui marque le début des progrès de l’Humanité à une échelle macrocosmique. Il reste là, transi, à fixer le texte fondateur d’une des plus grandes crises existentielles de son espèce. Lorgnant le plus grand rêve de son meilleur ami, de sa moitié et de son âme-sœur. Un traité qui présage beaucoup de choses et publié malgré le mensonge.

Renard referme le livre. Au même moment, la porte du labo s’ouvre.

— Ah bah enfin, tu te mets à lire ! Attends, si tu veux, j’en ai plein à te conseiller-

Henry s’arrête lui-même de parler. Il vient de remarquer le dit-livre dans les mains de son compagnon, et une étincelle attendrie s’allume comme un feu d’artifice dans ses yeux.

Le Visiteur prend l’inspiration la plus longue de sa vie.

— Il faut que je te parle.

Henry se fige. La gravité qui alourdit ses traits montre bien qu’il a compris que c’était sérieux.

— De quoi ?

— De l’Autre Monde.

Les mots fusent de la bouche de Renard comme des balles. Il ne veut pas perdre de temps, il a suffisamment traîné comme ça, mais il ne peut pas s’empêcher de vouloir appuyer sur pause à cet instant précis ; juste pour garder éternellement en tête la dernière expression de surprise innocente sur le visage d’Henry, avec ses grands yeux écarquillés, ses lunettes de soudeur un peu déplacées sur le côté, l’éclat resplendissant de son visage malgré le cambouis, la suie et les deux-trois taches d’huile sur sa blouse blanche. Il aimerait avoir un appareil photo pour s’en souvenir car il sait que sa mémoire ne le servira pas. Sa main tremblante cherche le rebord du tabouret pour s’asseoir dessus, puis il s’accoude sur l’établi en faisant tomber son regard sur les nœuds du bois, vaincu, parce qu’il est incapable de soutenir celui d’Henry au moment où il parle.

— J’en viens pas.

— Pardon.

La réponse du docteur est immédiate. Il n’y a pas de temps de latence, pas une seule petite seconde qui aurait permis aux mots de résonner contre les murs du labo, non ; Henry répond illico, paniqué, mais pas dans le sens secoué-parce-qu’on-vient-de-m’avouer-un-mensonge, il verse plutôt dans le « ça y est, mon partenaire a perdu la tête », et le Visiteur relève la tête pour voir qu’on le fixe avec une angoisse qui prouve qu’on ne le croit pas, et c’est pire.

Henry le rejoint à grandes enjambées jusqu’à l’établi, doucement cependant, comme s’il avait peur de le brusquer – il tire son tabouret pour s’asseoir en face de lui avec un calme impressionnant qui trahit le scientifique derrière la machine. Renard, à qui l’aveu a soustrait une grande partie de ses forces, ne sait pas combien de temps il va pouvoir suivre le fil des événements. Hébété, il observe Henry se pencher vers lui, baissant la voix de manière à ne pas l'effrayer :

— Qu’est-ce que tu as dit ?

— L’Autre Monde, répète Renard – de façon mécanique, détachée, alors que son cœur se met à rouler sur lui-même dans sa cage thoracique. J’en viens pas.

— Pourquoi tu n’en viendrais pas ?

Henry articule ses syllabes avec une patience qui lui déchire la poitrine. Son regard oscille entre son œil gauche et son œil droit, cherchant un signe physique anormal, et, peut-être par réflexe, se plante un quart de seconde dans la machine à son poignet. Le Visiteur ne s’en est plus servi depuis Néo-Versailles à part pour aller chercher Raph. Il pose son autre main dessus pour la cacher, et les yeux d’Henry remontent aussitôt sur son visage avec une certaine culpabilité.

— Dans le bureau de Joseph. Je t’ai menti, poursuit-il en sentant son souffle se faire très court. Je t’ai m-menti, Henry, pa-parce que…

Un hoquet le fait sursauter sur sa chaise, et soudain le monde devint flou. Une main va immédiatement se poser sur son épaule pour le garder en place, tandis que la sienne, restée sur la machine, est enfermée dans une pression juste assez forte pour lui rappeler qu’il n’est pas seul.

— Hé, hé. Doucement. Respire, tu vas-

Non ! Non, tu comprends pas, halète-t-il alors – il n’arrive plus à respirer, il vient de courir un kilomètre en sprint – si je te le dis pas maintenant, si je te le dis pas tu vas-

Un sanglot lui lacère la gorge. Il faut qu’il continue, parce qu’Henry le croit malade, Henry n’a pas encore percuté, et Henry ne le fixe pas encore comme un étranger. À la place, Henry se penche sur le côté, tire un mouchoir de la boîte qui traîne un peu plus loin, et le lui tend avec un calme titanesque. Renard s’en saisit. Des millénaires passent.

— Je ne viens pas de l’Autre Monde, déclare-t-il, plus fort. J’y ai jamais été.

Cette fois-ci Henry se fige. Le docteur se raidit, frappé par l’aveu de plein fouet, et l’étincelle dans ses yeux vacille.

Il le croit.

Il sait, il sait – tout lui saute à la gorge comme une déflagration ; à genoux chez les Missionnaires, le dilemme, les étoiles le monde l’amour, l’idée de perdre Henry comme Judith a perdu Mattéo, le dégoût de voir Joseph gagner et le mensonge qui revient lui coller à la peau pour lui sauver la vie. Il sait, il sait et pourtant Renard ne peut pas s’empêcher de trouver ça injuste, pas maintenant, pas après Néo-Versailles, pas après avoir été sauvé de la mort alors qu’il n’avait fait que la chercher, pas après avoir embrassé Henry tous les soirs qui avaient suivis, pas au moment où ça devenait moins pénible de respirer marcher vivre aimer- il sait, il sait qu’il doit parler mais il a trop peur, faible et lâche, fuyard et menteur, il restera Visiteur jusqu’au bout car il n’est pas foutu d’entretenir son propre foyer.

Maintenant la douleur s’insinue lentement sur les traits du docteur et il ne peut plus revenir en arrière.

Terrifié, le Visiteur craque.

— J'ai essayé ! J'ai essayé de parler, Henry, j'ai essayé de te le dire, mais comment je pouvais y arriver alors que la dernière chose que je t'ai jamais dite, c'était-

Il garde la tête baissée tout le long. Les vannes sont ouvertes, les mots tombent en cascade de sa bouche dans des hoquets, tout son corps se secoue comme une avalanche. Ses mains se sont crispées dans ses cheveux blancs. Il saigne de la langue, à force de se la mordre, parce qu’il aimerait se taire, parce qu’il n’y aura jamais assez d’excuses.

— J'avais pas le choix, tu m'aurais jamais écouté parce que tu savais que je t'avais déjà menti, alors j'ai parlé de l'Autre- de l’Autre Monde mais je l'ai pas fait pour moi, je l'ai fait pour toi, parce que c'était pas juste qu'on t'enlève ton libre-arbitre juste après qu'on te l'ai offert, c'était tellement pas juste, et moi j'avais arrêté de te mentir mais j'ai pas eu le choix, j'ai pas eu le choix sinon t’allais jamais revenir- Judith, la dernière chose qu’elle m’a entendu dire c’était-

Judith, encore, Judith qu’il voit adossée contre le mur juste avant qu’elle ne lui vole son flingue, un tout petit mensonge pour la booster et l’aider à continuer mais ça n’avait servi à rien, rien du tout, ça avait été pire, il se recroqueville sur son tabouret comme un enfant, traversé par des sanglots aussi lourds que ce qu’il est en train d’avouer et qu’il n’a jamais dit à personne, et il ne peut pas s’empêcher de parler parler parler-

— Je pense à elle tous les soirs au fait qu’elle m’ait demandé si ça en valait le coup et j’ai pensé que je lui dirais la vérité, que je vous dirais la vérité après mais à chaque fois que je retournais le problème dans ma tête je voyais pas comment je pouvais t’en parler à toi parce qu’au départ j’aurais dû en parler à Judith mais elle est plus là et ça me bouffe- ça me bouffe parce que c’est elle qui a compris en premier quand j’ai commencé à partir en vrille et elle était prête à m’aider à te retrouver mais elle a jamais retrouvé Mattéo ils se sont jamais réconciliés alors que si j’avais dit la vérité elle se serait jamais aventuré dans ce putain de couloir et maintenant à chaque fois que je dors j’entends le coup de feu contre la porte et j’ai dû parler dans un haut-parleur tout le monde m’a entendu parler de l’Autre Monde alors que c’est pas vrai putain c’est pas vrai ! C’est pas vrai je t’ai menti Henry je voulais PAS-

— HÉ, HÉ DOUCEMENT !

Une prise violente se pose sur ses épaules, et Renard a l’impression d’être tiré hors d’une piscine, de violemment percer la surface ; il n’y voit rien à travers sa vision brouillée de larmes mais il sent la crise s’étendre de ses mains à ses jambes et c’est probablement un miracle que le tabouret ne cède pas sous son poids convulsant. Une main, nue, vient se poser sur son front, autant pour le rassurer que pour prendre sa température. C’est rare qu’Henry enlève ses gants.

Puis son front s’échoue contre une épaule, et on le serre avec une douceur immense. Sonné, le Visiteur n’arrive pas à comprendre ce qui se passe, avant qu’un murmure immensément calme, trop contrôlé, ne tombe dans son oreille :

— Doucement. Parle, mais plus doucement.

— T-Ton livre, sanglote-t-il. J’ai v-vu le schéma dedans- Henry, je suis tellement désolé-

— Arrête de t’excuser. J’en veux pas, de tes excuses.

Il sent son cœur se décrocher de sa poitrine. Renard, excavé, prend conscience qu’Henry ne lui pardonnera pas, et que c’est bel et bien fini. C’est logique, c’est évident, il s’y attendait, pourtant la chose le fait craquer comme un ouragan sur une maison.

Il se met à répondre à l’étreinte en agrippant la blouse, hanté par l’idée de voir l’étreinte se briser.

— Explique-moi. Renard, explique-moi.

Lui expliquer ? Mais expliquer quoi, au juste ? Lui raconter son enfance, des noms interdits qui lui couleraient des lèvres, et lui parler du Maître ? Résumer des années en quelques phrases, reconstituer un rêve qui s’est fini en meurtre, une fuite soldée par l’abandon ? Il ne peut pas– il a déjà l’impression de mourir, d’avoir expié son dernier souffle avec cet effort-là, c’est trop, perdre Henry oui, s’afficher comme le pire des menteurs oui, mais, reconnaître son passé-

Il ne s’est pas rendu compte du silence qu’il a laissé filer entre la demande d’Henry et le moment où il était censé répondre. Sans prévenir, le docteur s’éloigne (une main glisse et reste accrochée à un pan de blouse) sauf que là où le Visiteur s’attend à un gouffre de douleur et de mépris, il fait face à une expression imperturbable, qui lui fait bien plus froid dans le dos.

— Hey, répète Henry avec une pédagogie qui rappelle celle d’un médecin. Parle-moi.

— J’ai l’impression de mourir, murmure-t-il entre deux respirations titanesques.

— Si tu te tais, c’est fini. Tu m’entends ? Tout ce qu’on a fait. C’est fini pour de bon.

La menace réussit quand même à le faire vaciller. Henry, lui, ne bouge pas. Il y a un éclat déterminé dans ses yeux qui le hante au même titre que le coup de feu contre la porte. Le tissu blanc-cambouis entre ses doigts glisse légèrement.

Un autre silence file.

Puis, sans prévenir, Henry lui agrippe le haut des bras, le secouant légèrement, et une myriade d’émotions contractent ses traits pour lui froncer les sourcils, lui serrer la mâchoire, cristalliser l’étincelle de son regard en quelque chose de violent, terrible, irrémédiablement humain.

— Quand est-ce que tu comprendras qu'il faut que tu parles au lieu de te taire ?!

Il n’a pas hurlé, mais c’est tout comme. La frustration dans sa voix est teintée d’une autre conviction qui est dix fois plus dévastatrice.

— Tu comptes juste me dire « j’ai menti », et te barrer ?! C’est pas comme ça que ça marche, Renard. C’est pas comme ça que ça va marcher. Tu vas pas me lâcher une vérité et en garder cent autres pour toi. Je vaux mieux que ça ! Je vaux beaucoup mieux que ça.

Le docteur s’est métamorphosé. À cet instant c’est le Visiteur qui ressemble à une machine rouillée, tétanisé par ce qu’il entend, tandis qu’Henry s’est penché vers lui avec la voix qui tremble et une colère qu’il contient très mal.

— L’Autre Monde, c’est l’objectif de ma vie, ajoute-t-il d’un ton monstrueux. Alors tu vas me dire, maintenant et tout de suite, pourquoi tu m’as menti dans le bureau de Joseph. Je m’en fous de tes putains d’excuses, tu m’entends ? Je m’en cogne. Moi, je veux des explications. Donc on prendra le temps qu’il faudra, mais tu vas me dire comment tu as pu penser à un autre monde on the spot, d’où ça t’es venu, pourquoi, et tu vas le faire pour moi. Tu me le dois. Et à Judith aussi.

La dernière phrase est un coup de feu à bout portant. Renard pâlit, la couleur de son visage rejoint presque celle de ses cheveux, et l’encadrement ensanglanté de ses tempes le ferait passer pour un cadavre sorti beaucoup trop tôt de la tombe. Henry, lui, ne faiblit pas : la lueur dans ses yeux s’est durcie comme une perle.

— Je te laisse pas partir comme ça. Tu sais ce qui se passe, quand on se parle pas ?

— Je vais pas partir, répond instinctivement le Visiteur en trébuchant sur ses syllabes.

Sa réponse jette un immense froid dans le labo. Heureusement que le Castabot a été mis en veille avant qu’Henry ne parte.

La grande inspiration qu’il prend perfore ses poumons d’une multitude d’aiguilles, mais il pose sa main sur l’établi, agrippe le rebord, se bat pour faire sortir les mots qu’il arrache du fond de sa mémoire :

— Avant. Je vivais avec la Meute.

Le visage d’Henry se déforme dans une expression de stupeur la plus totale, comme si le peu d’informations qu’il vient de recevoir, cryptées de surcroît, est chargée d’une immense valeur émotionnelle. Renard, qui pause un moment, reprend son souffle tout en jaugeant de la réaction de son partenaire. Il se rend compte que c’est la première fois qu’Henry apprend quelque chose sur sa vie avant leur rencontre.

— C’était… (Il se racle la gorge, pour mieux recracher les aiguilles sur sa langue) Une sorte de groupe… De gamins.

Et ça fait mal, n’est-ce pas ; ça fait mal de se dire qu’à l’époque il n’était que des gosses et que pendant des années-

— Il y avait un adulte à leur tête. Le Maître. C’est lui qui m’a…

Elevé ? Nommé ? Nourri ? Formaté ? Sauvé ?

Menti.

— … Recueilli.

Renard agrippe les pans de son manteau. Henry, qui l’a toujours vu avec – qui l’a rencontré avec – pose les yeux dessus et semble comprendre, tout à coup, parce que ses lèvres s’entrouvrent un tout petit peu, comme s’il avait voulu murmurer « oh ».

— C’était lui. Qui venait de l’Autre Monde, je veux dire. Et il nous disait que pour y aller il fallait qu’on suive ses enseignements. Qu’on pouvait pas « salir » l’Autre Monde. Des trucs comme ça…

Chaque mot prononcé fait descendre son regard. Il est en train de fixer ses pompes, là. Il ne peut pas voir la réaction d’Henry mais, pour être honnête, il n’a vraiment vraiment vraiment pas envie.

— Et puis un jour… Dix ans après je crois… Je sais pas trop… Moi et-

Tout son corps se crispe. Le prénom de Belette lui roule dans la poitrine mais il ne sait pas vraiment s’il a les capacités de le dire à voix haute.

— … Et une amie… On a… Découvert que l’Autre Monde il…

Déglutition. La Terre s’arrête de tourner.

— … Il existe pas…

Renard garde la tête baissée. Il ne voit rien que ses pieds et ses mains qui se tordent sur ses genoux comme des racines noueuses, il sent quelque chose rouler sur sa joue, et lentement, lentement, le tabouret en face du sien grince. Une mèche s’est retrouvée sur son front mais il n’a pas la force de la dégager.

Des mains nues viennent lui toucher le visage. Pour le relever. Il résiste.

— … Et le Maître… Est mort.

Les pouces sur ses joues glissent plus haut, plaquent ses cheveux en arrière ; mais comme il a encore la tête penchée, ça ne sert à rien et sa vision est à nouveau obstruée par plusieurs mèches blanches.

Henry ne parvient pas à le redresser. Il n’abandonne pas, pourtant – les Castafolte sont programmés avec un ego, après tout.

— Il n’existe vraiment pas ? demande le docteur très, très doucement, comme un promeneur qui a peur d’effrayer une biche.

— … Non, expire le Visiteur en fixant le sol.

Un silence file. Il est très long.

Renard a l’impression de mourir, mais plus tranquillement cette fois.

Il lui reste une question à laquelle il doit répondre ; Henry ne la lui pose pas. Henry, toujours curieux, désespéré à l’idée d’obtenir des réponses, ne lui demande rien du tout. Il reste là. Penché sur le tabouret d’en face.

Il n’a pas lâché son visage.

Renard sent la prise sur ses tempes se durcir un tout petit peu, juste le temps qu’un front se pose contre le sien. Il frissonne. Les larmes ne coulent plus, parce qu’il n’en a plus en réserve. Il ne lui reste que la douleur intérieure maintenant.

Il se rappelle le visage du Maître au moment où lui et Belette avaient découvert la supercherie. Comment avait-il fait pour ne pas imploser ? Est-ce que les remords lui avaient écrasé la poitrine, aussi ? Il ne se souvient que de quelques mots bornés.

« Vous seriez morts sans moi ! C'est ça, ce que tu préférerais ? Ne vois-tu pas que nous n’avons que cette vie ! Il ne tient qu'à nous de la rendre belle et pleine d'espoir ! Alors oui, je vous ai menti, mais pourquoi ? Pour vous en donner, justement, de l'espoir ! »

Ne reste rien maintenant. Ni espoir ni bonheur. Le néant intersidéral.

Ils restent comme ça un moment. Front contre front, genoux à genoux, le dos rond, penchés sur deux tabourets de métal rouillé.

Renard est à deux doigts de dire « Désolé » ; il prend la grande et dernière grande inspiration qu’il lui faudrait, mais le mot se bloque, encore, parce qu’il vient de se souvenir qu’Henry ne veut pas de ses excuses. Alors il choisit autre chose.

— Tu me détestes ?

Sa voix est minuscule. On dirait celle d’un enfant.

— Non, répond Henry dans un soupir. Je peux pas.

— Tu devrais.

— On ne me donne pas d’ordre.

Autre soupir du Castafolte. Il ne s’éloigne jamais de lui, note Renard, et quelque part il s’estime heureux de pouvoir en profiter un peu avant la fin du monde.

— Je suis déçu. Beaucoup.

Ouais. Renard l’a été, aussi. Beaucoup.

— Mais… Je t’aide pas à sauver le monde pour… Pour l’Autre Monde, à la base.

Quoi.

Le Visiteur se raidit, et cela doit se sentir parce que Henry se détache un peu, pour lui laisser le temps de relever la tête sans lui donner un coup, puis le docteur continue, sans la moindre hésitation :

— J’ai pas eu besoin de ça, avant les Missionnaires.

Henry ne sourit pas quand il peut enfin apercevoir son visage. La chaleur qui pétille dans ses yeux suffit, cependant.

— Tu te cherches des excuses, lâche brusquement Renard d’une voix qui peine à se faire entendre. Pour pas me détester.

Henry hausse les épaules. C’est triste, comme geste.

— Non. Je dis la vérité. Quand j’ai appris pour… moi, je pouvais arrêter de t’aider. Non ?

— T’es resté parce que tu m’aimais… bien. (Renard a rajouté ce mot à la va-vite. Il se racle la gorge pour dissiper sa gêne :) C’est pas pareil.

— Quand bien même ça serait à cause de ça. Ça reste mon choix.

Et Renard ne peut pas vraiment répondre à ça, hein. Le libre-arbitre et Henry, c’est quelque chose qui lui cloue le bec depuis un bon moment.

— Moi aussi je t’ai menti. (Henry tressaille, mais sa voix reste inflexible par un effort de volonté admirable.) Pour la machine. Et c’était toute ta vie.

— Ça n’avait rien à voir. C’était pour me protéger.

— Et ça a réussi, tu trouves ?

Seules les gouttes d’eau qui suintent du plafond lui répondent. Renard a du mal à déglutir. Il se force.

Ses tremblements reprennent. Il veut dire « Désolé », encore une fois. Ça l’aiderait beaucoup…

— Je suis très déçu, reprend Henry d’une voix qui s’est mise à trembler cette fois-ci. Aller dans l’espace… C’est… C’était… Mon rêve.

Les yeux du docteur se mettent à refléter la lumière du néon fade dans un élan de peine cru, violent, instinctif. Renard entend son cœur se briser par terre. Ça l’insupporte de voir Henry comme ça – il n’y a absolument aucun espoir sur son visage, rien, rien du tout, le Maître avait eu tort dès le début. Son foutu mensonge, il ne l’a transmis qu’à deux personnes et il a bousillé le monde entier.

C’est sa faute.

Le docteur renifle et passe sa manche sur sa moustache.

— Et… Et je t’en veux et je suis très, très en colère-

— Je sais, je sais Henry, je suis-

— Désolé, répond Henry en se tordant la bouche. Je le sais, que t’es désolé. Tu ne fais que ça.

Le coup devrait ne pas lui faire plus mal, mais c’est pourtant celui qui le prend le plus par surprise ; Renard cligne des yeux, hébété, et il observe Henry tourner la tête du côté de l’établi, sur sa droite, pour y poser une main et des ongles qui raclent pensivement la planche de bois. Il n’a toujours pas remis ses gants. Le Visiteur effleure sa tempe par réflexe.

Le docteur soupire encore, pour calmer les nerfs qu’il n’a pas :

— Je partirais pas, moi.

Renard se fige. Il n’a pas besoin de demander pourquoi.

— Parce qu’il faudrait être vraiment idiot pour partir maintenant, tu trouves pas ?

— Je sais pas si mon avis est très objectif, là tout de suite, répond-il d’un ton morne.

Henry cache un petit sourire. Le premier depuis qu’il a appris la vérité.

Il irradie d’amour.

— Renard, tu m’as parlé. Tu le faisais jamais, avant.

Henry prend une grande inspiration. On croirait presque qu'il a besoin d'oxygène.

Elle est pleine de persévérance.

— Et… ça va prendre du temps, et ça va être dur…

À ce mot il contracte sa mâchoire, serre les dents. Henry a adopté un réflexe purement humain, en psychosomatisant des angoisses qui n’appartiennent qu’au futur. Il ressemble à une statue de granit fissurée qui encaisse les chocs et résiste, peu importe le nombre de rochers qui se heurtent à elle. C’est beaucoup d’amour, et beaucoup de courage aussi.

Il fait un effort. Le dernier. Celui qu'il ne gâchera pas, cette fois.

— … Mais c’est un bon début pour nous.

Parce que Renard, en disant la vérité, vient de leur donner une seconde chance ; parce qu'Henry s'y raccroche avec la fierté d'un homme qui veut le happy ending qui lui revient de droit. Parce qu'ensemble ils n'en ont jamais fait qu'à leur tête. Ça ne devrait même pas être une surprise, en fin de compte.

Parler. La solution, c'est parler. Il y a quelque chose qu'il devrait dire à Henry, aussi. Il a vraiment, vraiment envie de le lui dire. C'est la vérité qu'il ne lui a jamais cachée, pourtant.

Le Visiteur du Futur prend la main du docteur Castafolte ; à deux, la guérison est déjà un peu moins douloureuse. Un bon début, oui. Un tout petit, un minuscule petit début.

— Je t'aime.

— Je sais. Là-dessus, on ne s'est jamais menti.

Un tout petit, un minuscule petit renouveau.

Chapter 14: À âmes égales

Summary:

“There’s a hollow in my chest
And you can take whatever’s left
Baby, maybe
You could give me just a little bit of honesty”

Honesty, Halsey

Notes:

le teaser du film. adieu. ne pense qu'à henry castafolte et sa petite écharpe. mon dieu monsieur descraques vous savez ce que vous faites

Chapter Text

Henry n’a pas l’air très sûr, lorsqu’il s’empare du casque aux électrodes. Ses gants noirs agrippent le bord en métal et il redresse distraitement l’un des câbles qui jaillit d’un embout – plus par esprit de perfectionnisme que pour réellement améliorer les performances de l’appareil, suppose Renard, parce qu’il est bien conscient maintenant que jamais Henry ne le laissera tester une de ses inventions sans être certain qu’il ne risque rien. Pourquoi cet éclat d’hésitation, alors ? Peut-être parce qu’ils abordent un sujet que ni l’un ni l’autre ne maîtrise encore très bien : la psyché humaine.

Renard tend les mains. Il reçoit le casque en se demandant si c’est lui ou si le simulateur de psy 2.0 pèse vraiment lourd. Un coup d’œil aux veines qui parcourent ses avant-bras lui donne la réponse.

— Et surtout, insiste Henry en l’aidant à fixer l’appareil sur sa tête, si jamais tu perds le contrôle, tu appuies-

— Sur le bouton rouge, je sais.

Le docteur finit de resserrer la lanière de cuir qui lui passe sous le menton sans que sa réponse, pourtant correcte, ne l’apaise. Renard voit bien que ses pupilles se braquent sur un nouveau point d’horizon toutes les demi-secondes, dans des écarts répétés qui donnent à ses yeux une véritable allure robotique. Scannerait-il sa température, juste pour être sûr que sa condition physique n’a pas flanché ?

Le bouton rouge, c’est un mécanisme qu’Henry a rajouté en travaillant sur une nouvelle version du simulateur. Apparemment, la raison de son existence est liée à une réaction « franchement un peu trop excessive » de Raph au moment où il s’était reclus à Néo-Versailles, suite à quoi Henry avait décidé d’inclure un nouveau système de sortie d’urgence pour mieux faciliter la prise de contrôle du sujet lors de l’expérience. Renard n’est pas très doué en mémoire, mais il croit bien se souvenir que Raph a parlé d’une balle dans le torse et ça l’arrangerait bien s’il pouvait ne pas subir ça.

Donc le bouton rouge, il l’a retenu.

Il aurait pu se téléporter en 2012. Mais, pour être honnête, il ne se voit pas instaurer une relation de confiance avec un parfait inconnu pendant des mois pour ensuite céder à la tentation d’aller voir son futur, et retourner en thérapie en sachant désormais comment son psy allait mourir n’est peut-être pas la meilleure façon d’avancer mentalement. Il a appris à préférer les machines. Il leur fait confiance, songe-t-il en adressant un petit sourire doux à Henry lorsque son regard saccadé se pose dans le sien.

Et puis, par quoi commencer dans une thérapie classique ? Que dire au psy à la première séance ? « Bonjour, je n’ai pas envie de vous dire mon nom parce qu’il va vous sembler faux, d’ailleurs ce n’est pas vraiment mon nom, on m’a plutôt baptisé lors d’une cérémonie dans le futur pour entrer dans une communauté composée d’enfants de cinq à douze ans et menée par un gourou de quarante ans que j’ai longtemps considéré comme mon père », ou alors, « Bonjour, je viens parce que j’aimerais que vous m’aidiez après avoir passé ma vie à voyager dans le passé, d’ailleurs je ne viens pas vraiment de votre époque vous savez, je cherche simplement à empêcher la fin du monde, donc j’ai pris l’habitude de mentir à tous les gens d’ici pour qu’ils prennent conscience des conséquences de leurs actions, ce qui m’a attiré pas mal d’ennuis et a surtout gâché la vie de pas mal de gens autour de moi », voire, tout simplement : « Bonjour, je n’arrive pas à oublier la mort de celle que je considérais comme ma sœur. »

Tout ça, ça serait très percutant, mais pas particulièrement utile, non ?

Non, Renard n’a pas envie de se lancer dans une explication de sa vie entière avant de la rectifier. C’est un double-processus trop long, trop fastidieux, trop incompréhensible pour un humain.

— Et si jamais, je reste…

— … À côté, complète-t-il d’un air entendu.

Henry s’éloigne, ayant fini d’attacher le casque, et les électrodes sur le front de Renard lui font penser aux ventouses d’un poulpe. Il hausse un sourcil. Sa peau se plie aussitôt en tirant de façon désagréable.

— Tu sais, si ça s’avère concluant, tu devrais l’essayer toi aussi. Raph te l’avait dit, non ?

Le docteur lui tourne le dos pour réorganiser les outils qui traînent sur l’établi, et lisse la page froissée d’un carnet de notes en s’emparant d’un Bic vidé aux trois quarts. Il lui répond sans le regarder.

— Je l’ai déjà fait.

L’aveu surprend Renard. Il hausse son deuxième sourcil et cette fois-ci un tiraillement douloureux se propage sur son front, lui provoquant un grimace spontanée qu’il est bien heureux de pouvoir cacher à Henry. Il harmonise son visage, s’oblige à reprendre contenance et :

— Ah ?

— Tu ne pensais tout de même pas que j’allais te laisser tester ça en premier, remarque son partenaire d’un ton de reproche maternel.

— Ah…

Renard, que son éloquence impressionnante a décidé de surprendre, opte pour le silence en attendant qu’Henry finisse de se préparer. Ce dernier ne met cependant pas plus de deux secondes avant de reprendre la discussion :

— C’est quand tu veux toi.

Ah, oui. Il faut qu’il réapprenne à décider de lui-même, aussi.

Le Visiteur du Futur, avachi sur le canapé défoncé qu’ils ont déniché à la surface il y a plus ou moins une semaine, porte une main sur l’interrupteur juste au-dessus de sa tempe droite. Sous l’œil attentif d’Henry, perché sur le tabouret de l’établi, il pose un index indécis, prend une grande inspiration.

Comment ça va être ? Est-ce qu’il va parler dans le noir, à une voix de synthèse, à sa propre conscience ? Ça serait étrange, tout de même, de se parler à soi-même ; ou alors l’IA va se manifester sous la forme d’un robot Castafolte, et l’expérience sera aussi virtuelle. Ça ne le dérangerait pas, de parler avec un faux-Henry. La confiance moins la culpabilité d’imposer tous ses plus gros regrets à son partenaire. Peut-être que ça ne sera rien de tout ça – il aurait dû demander à Henry au lieu de lâcher bêtement un « Ah ».

Il appuie.

Le psy virtuel se lance.

 


 

Il est dans un couloir froid. Au plafond des tuyaux remplis de vapeur, qui fuient à cause de quelques petits trous, des luminaires qui clignotent. Au sol une humidité poisseuse, du béton dur et industriel. Dans l’air, la buée de sa respiration.

En face, Judith.

Judith avec le visage sale. Judith avec l’estomac qui gargouille. Judith avec les yeux qui flanchent.

Judith en vie.

La main de Renard vole vers le bouton rouge à une vitesse phénoménale.

— Vous pouvez pas faire ça. Pas encore.

Il s’attend à trouver l’issue de secours au bout de ses doigts fendillés, sous la forme d’une surface bombée et lisse, mais c’est comme si un champ magnétique recouvrait le buzzer et déviait le contact quelques centimètres avant qu’il ne le touche, à la manière d’un aimant polarisé. Renard déglutit.

C’est d’un ton blasé qu’on lui a parlé. La voix est la même qui, chaque soir, chuchote à son oreille dans les limbes de son sommeil détraqué.

— Faut au moins une minute pour que la simulation se stabilise.

Putain, Henry. T’aurais pu faire un effort.

Il relève les yeux – il ne peut pas la regarder, il s’applique à fixer son pan de mur – et son regard tombe dans le prolongement du couloir. Le tunnel qui l’accueille semble mal texturisé ; quelques bouts de noir se déplacent, comme des pixels défaillants. Au bout de quelques secondes certains bugs ont déjà disparu et il réalise que 45 tic-tac de plus, c’est encore beaucoup de temps à attendre.

Renard a du mal à respirer. Un étau lui enserre la poitrine et il a fermé les paupières à se les froisser pour la vie.

— Vous allez même pas me regarder ?

Un silence flotte.

Putain. Putain putain putain.

Peut-être que s’il quitte, redémarre la simulation, ce sera quelqu’un d’autre-

— Ah non non, je vous arrête de suite. Je serais toujours là, hein.

— Vous pouvez lire dans mes pensées ?

La question est sortie toute seule. Il fixe encore résolument son bout de mur – un morceau de plâtre prêt à éclater, fissuré par l’humidité, du béton moisi caractéristique des souterrains du futur. Sa voix résonne dans l’espace vide de sa conscience.

— C’est moi, vos pensées.

Bah tiens.

— Ouais, c’est pas faux, marmonne-t-il – et ça fait mal, chaque mot expulsé lui fait l’effet d’une dent arrachée ; sa bouche se remplit d’un goût métallique et insupportable, sa langue pèse, un sifflement lui remonte des bronches jusque dans le nez.

— Encore vingt secondes, si jamais.

Elle parle comme si ça ne l’affectait pas. Comme si disparaître une deuxième fois, ce n’était pas si grave.

Renard lève la tête.

Tout y est. Le manteau rouge à la longue traîne, le haut blanc maculé de suie, le pantalon noir, des bottes à talons qui ont résonné, clac clac clac, en même temps que les balles, tac tac tac- un visage rond, la frange rousse, les yeux noirs et la bouche tordue dans un rictus mauvais, de douleur ou peut-être tout simplement d’ennui, parce qu’elle est assise les jambes étendues, un genou relevé, sur lequel elle a posé un bras, au bout duquel pend une main, une main très rouge, trempée, des rubis au bout des ongles qui tombent au goutte à goutte, ploc ploc ploc, et immédiatement les yeux du Visiteur se braquent sur son estomac.

Mais la blessure n’y est pas. Il n’y a que la main droite de Judith qui est ensanglantée.

Judith sourit, et lui fait coucou avec.

Ça le glace.

— Salut.

Il ne peut pas respirer. Son cœur défaille. Il ne sait pas à quoi il doit ressembler dans le labo, mais il espère qu’Henry surveille son rythme cardiaque car ce serait très con de mourir d’une attaque après avoir vu un fantôme qui s’est matérialisé dans sa tête.

— Vous pouvez partir, maintenant.

C’est vrai. Ses doigts viennent de trouver le bouton rouge. Il le touche désormais.

S’il clique, il ne la reverra plus.

— Et ça vous fait rien ? demande-t-il d’un ton très rêche, en équilibre au bord du gouffre.

Sa voix est prête à se briser comme du verre.

— Pourquoi ça me ferait quelque chose ? demande-t-elle en retour, arquant un sourcil.

Il n’a pas besoin de lui répondre. Elle lit dans sa tête, de toute façon.

— On peut quand même avoir une vraie conversation, vous savez, remarque Judith en se grattant l’ongle du pouce grâce à l’index ensanglanté de la même main. Ça serait pas mal, pour une fois…

Le soupir qui lui échappe est terriblement, impressionamment Judith. Il suinte la nonchalance, le mépris et la lassitude. Tout en elle pulse comme la vraie. Sauf que la vraie est…

— « Pour une fois » ? La dernière fois qu’on s’est parlé, ça s’est pas bien fini.

Et Renard la crache, cette phrase, c’est du goudron qui lui embourbe la langue ; il la jette au sol comme de la vaisselle dans un accès de colère, une bile affreuse lui remonte dans la gorge et il veut s’en débarrasser au plus vite. Ça le brûle. Il devrait arrêter de lui parler, mais plus la simulation dure et plus elle a l’air-

Judith souffle du nez, comme elle l’aurait fait pour se retenir de rire après une blague nulle. Sauf qu’il n’y a rien de drôle. L’éclat dans ses yeux est triste, aussi.

— C’est peut-être ça le problème.

Un coup sourd retentit dans le couloir.

Le Visiteur sursaute, tourne la tête vers la source, mais Judith ne flanche pas. Le bruit ressemble à un corps qui se heurte à répétition contre une porte en fer, cependant il n’y a pas de porte dans le couloir – le fond est trop sombre pour qu’on puisse deviner ce qui s’y cache. Cela devrait être angoissant. Renard trouve qu’au contraire, il en voit déjà assez.

— On est où ? demande-t-il alors.

Il essaye de gagner du temps avant de faire face au vrai problème, lui chuchote la deuxième voix dans sa tête, celle qui ressemble à Judith qui, lorsqu’il la regarde à nouveau en pensant qu’elle vient de parler à voix haute, se contente de tapoter sa tempe avec son index trop rouge.

— Je sais qu’on est dans ma tête, soupire-t-il avec agacement, mais où ? C’est quoi, ça ? Un souvenir ?

— Ah mais moi j’en sais rien, rétorque Judith de ce ton de voix qui se dédouane admirablement de toute responsabilité, je représente pas votre sens de la proprioception, hein.

Nouveau clang!. On entend le grognement des zombies, un peu plus loin. Renard tressaille. Il ne peut pas soutenir le regard de Judith pendant plus de deux secondes.

— Mais c’est pas très silencieux dans la caboche, en tout cas.

Une sueur froide le fait trembler. Il se demande s’il transpire pour de vrai, en dehors de la simulation.

La respiration qu’il prend lui donne l’impression que l’oxygène lui-même est devenu plus lourd.

— C’est jamais silencieux.

Il continue la conversation avec autant de détachement que faire se peut, tandis qu’en arrière-plan, mille et unes idées tournent dans sa tête comme le tambour d’une machine à laver. Il passe en revue les issues – le bouton rouge, bien sûr, mais il se demande aussi s’il ne peut pas se lever et disparaître lui-même au fond du couloir pour abandonner Judith.

Ça ne serait pas la première fois, après tout.

— Je sais bien.

La réponse est teintée d’une sincérité qui lui fait relever la tête. Elle ne bouge toujours pas, sauf que cette fois-ci un sourire amer s’est peint sur ses lèvres gercées.

Si ce n’est pas le moment de sa mort, pourquoi a-t-elle l’air aussi fatiguée ?

— Ça sert à rien que je vous parle, Judith. Ça va rien changer à ce que je ressens quand je pense à vous.

Elle hausse un sourcil. Avant, c’était un signe de dédain qui indiquait qu’elle trouvait son interlocuteur particulièrement stupide. Maintenant, il ne sait pas trop comment interpréter le langage corporel d’un cadavre.

— Ah ? J’ai dû louper un truc, là.

Son index quitte sa tempe pour le pointer lui, et Renard remarque que le sang a commencé à coaguler sur la pulpe de ses doigts.

— C’est pas ce que vous êtes en train de faire, depuis tout à l’heure ?

Il est vraiment tordu.

Sa propre conscience est en train de le flinguer à bout portant, et il n’est même pas capable de répliquer avec un argumentaire cohérent. Des mots meurent dans sa bouche, il tremble encore une fois, puis finit par froncer les sourcils et presse légèrement le bouton rouge dans sa main droite, sans appuyer dessus, parce que-

Parce que s’il le fait, il ne la reverra plus.

Judith secoue la tête. Un « tss » se faufile entre ses dents.

Les coups se font de plus en plus rapides. Ça tremble, là-haut, avec la violence nécessaire pour abattre une barricade. Pourquoi ?

— C’est le jour où la machine avait plus de batterie, comprend Renard à voix haute. Quand on s’est barricadé des zombies.

Judith ne dit toujours rien. Sa bouche d’un rose tout pâle, presque blanche, se courbe à peine vers le haut.

— Je vous ai dit que la machine marchait plus… Mais elle était juste en veille. Et je le savais pas.

Son regard monte au plafond. Des plaques de moisissures et d’humidité rampent et suintent dans tous les coins.

— Puis… Henry est revenu…

Il transpire. Il a mal. Sa gorge est sèche et se serre et c’est comme si un hérisson vient de se rouler en boule à l’intérieur.

Les yeux noirs de Judith se plantent dans les siens comme deux couteaux de cuisine. Aiguisés. Habitués à ouvrir une carcasse et à la vider sans ménagement.

— C’est le jour où Mattéo vous a dit qu’il m’aimait.

Et si la phrase est affreuse, s’il a envie de se défenestrer au nom de Mattéo, la voix de Judith est chargée d’une tendresse qu’il n’a jamais entendue dans sa bouche. Son visage s’est relâché, son expression reste la même – le cynisme peint sur chacun de ses traits – pourtant elle parle avec la douceur qu’on attendrait d’une amante. La lumière se rallume dans ses yeux, l’espace de six lettres, d’un petit mot qui cache une grande personne, et elle se tient plus droite, un peu, juste assez. Renard se tait. Il se demande pendant une fraction de seconde comment Judith peut savoir ça alors qu’elle était endormie au moment de l’aveu, puis il se rappelle que ce n’est pas vraiment Judith qu’il y a en face ; c’est juste lui.

Un soupir se casse contre ses dents comme du verre brisé.

— Et je pense que c’est aussi le jour où vous avez percuté, pour Henry.

— Percuté quoi ?

Il se braque immédiatement. Un animal blessé, le Renard. Le timbre de sa voix est presque agressif, suinte la méfiance. C’est une vieille amie du Visiteur et de Judith, la méfiance.

— Que vous teniez à lui comme Mattéo tenait à moi.

Tenait. Elle a utilisé l’imparfait. Ça devrait être normal, c’est même plutôt logique, syntaxiquement parlant ; mais quand il repense à la façon dont Mattéo, vivant, avait traqué les Lombardi pour venger sa mort, on se demande si l’amour ne survit pas encore un petit peu, en dehors de la tombe.

Renard se tend comme de la corde usée. Il n’aime pas ce genre de parallèle. Ça le hante déjà bien assez comme ça.

— Non. C’est là que j’ai pensé que j’étais rien sans la machine.

Judith laisse un rictus cynique lui gangréner la joue droite.

— Vous captez pas, hein ?

— Capter quoi ?

— L’auto-sabotage.

Le mot n’explose pas comme une bombe, ne provoque pas le silence. Il tombe à plat comme un galet qui n’a pas ricoché sur l’eau, ça fait « plouf » dans la conversation, Renard doit se concentrer pour le décoder. Henry lui a dit, aussi, que sa mémoire qui flanche peut parfois l’empêcher de comprendre certains mots très simples.

Il hausse un sourcil.

— Pardon ?

— L’auto-sabotage, explique simplement Judith en ayant l’audace de ravaler un rire. C’est tout ce que vous avez toujours fait. Vous savez que vous merdez, mais tout ce que vous faites en retour c’est vous descendre. Et vous merdez encore plus puis vous vous enfoncez encore et encore et bref, je vais pas vous faire un dessin.

— Le rapport avec la machine ? balbutie-t-il tandis qu’il sent la colère lui donner la chair de poule.

— Le rapport, poursuit-elle en appuyant ironiquement sur le mot, c’est que chaque chose positive qui vous est jamais arrivée, vous l’associez nécessairement à un souvenir négatif. Vous vous dites que lorsque la machine est tombée en veille, vous avez regretté Henry parce qu’il était pas là pour la réparer. Que c’était pas désintéressé, et que c’était une réaction de connard. Que le déclic avec Henry, c’est venu plus tard.

Pour la première fois, Judith se décolle du mur. Elle se penche en avant et s’appuie sur son coude, qui s’appuie sur son genou. Sa frange couvre presque ses yeux. Avec le sang qui lui macule la main, elle ressemble à une divinité qui vient de ramasser le cœur d’un sacrifice.

— Et comme vous vous considérez comme un connard, ça vous fait chier de penser que vous avez commencé à aimer Henry de façon spontanée, sans le voir venir. C’est tout le temps comme ça. C’est plus facile de se haïr en continu que d’avancer.

— Pour un psy virtuel vous choisissez mal vos mots, cingle Renard en serrant le poing – sans pour autant bouger, parce qu’il est paralysé contre son mur, lui ; il n’en bouge pas.

Les coups sourds redoublent d’intensité. Ils ressemblent au tambour qui lui martèle le crâne depuis qu’il a commencé à sombrer.

— On est ici parce que ça vous permet de vous descendre encore plus, insiste Judith en désignant les tuyaux du plafond. C’est le jour où Mattéo vous a dit qu’il m’aimait et ça vous rappelle que vous aimez Henry aussi, et ça vous bouffe, vous culpabilisez parce que de nous quatre, on s’en est pas tous sortis pareil.

— Assez, siffle-t-il en recroquevillant son deuxième poing.

— On peut parler du couloir aussi, enchaîne-t-elle sans l’écouter. Non ? Moi, je le connais plutôt bien-

Assez !

— Je sais très bien ce que c’est, pour vous, et je sais très bien pourquoi je suis là aussi, parce que là où on est, c’est là où Dario Lombardi-

— TAISEZ-VOUS, JUDITH !

Il ne sait pas comment ; il ne sait pas par quel miracle il a trouvé la force de bondir sur ses deux pieds fatiguées, mais il tangue, le Visiteur, debout contre son mur en assassinant Judith du regard, le tonnerre dans la voix et la foudre dans les yeux. Le hurlement résonne dans le couloir vide, son écho se répète cinq ou six fois, et les coups sourds contre la barricade inaccessible tapent un rythme insupportable.

Il s’attend à ce qu’on se taise.

C’est mal connaître Judith.

— Me taire ?! s’écrie-t-elle en se redressant à son tour. Me taire alors que vous m’avez ramenée ici ?! Là où je suis morte ?!

Elle s’est déployée comme un ressort, elle s’appuie aussi contre le mur avec sa main ensanglantée et, même si le sang a désormais séché, il laisse une marque rouge contre la pierre humide.

— On est là parce que vous,

Elle appuie avec son index propre sur son torse, le toucher est glacial,

— Ne pouvez pas vous sortir de la tête que je suis morte à cause de vous !

Nouveau toucher, plus violent, l’oxygène de ses poumons se cristallise à cause de la température.

— MAIS BIEN ÉVIDEMMENT QUE JE PEUX PAS ME LE SORTIR DE LA TÊTE ! Excusez-moi Judith de ne pas vous oublier comme ça alors que-

— ALORS QUE QUOI ?! QUOI ?! C’était MA décision !

— C’était MOI qui devais affronter Dario ! VOUS M’AVEZ PIQUÉ MON FLINGUE !

 — PARCE QUE JE L’AVAIS DÉCIDÉ !

Le hurlement de Judith résonne longtemps, lui aussi. Ils sont presque front contre front, tous les deux ne tiennent debout que par un appui sur le mur opposé. Une mèche blanche retombe sur le front de Renard. Les cheveux roux de Judith sont électriques, comme à chaque fois qu’elle s’énerve parce qu’elle secoue toujours la tête. Les dents sont serrées. Leurs souffles se mélangent.

Il suffirait d’un seul coup de vent pour les faire tomber.

— Vous vous obstinez, murmure Judith d’une voix glaciale, à penser que ma survie était de votre responsabilité.

— Parce que ça l’était, Judith ! Vous étiez dans mon crew, et c’était moi, votre chef !

— Et ça vous donne le droit de m’enlever mon libre-arbitre ?! J’ai décidé d’y aller, dans ce foutu couloir ! J’allais mourir dans tous les cas !

— C’EST PAS VRAI ! C’est pas vrai, Judith, vous y êtes allée parce que-

— Parce que QUOI ?

Le cri meurtrit ses lèvres :

— PARCE QUE JE VOUS AI PARLÉ DE L’AUTRE MONDE ! VOILÀ POURQUOI !

Cette fois-ci, il y a le silence. Les coups contre le murs ont cessé. Même le goutte-à-goutte des tuyaux percés au-dessus de leurs têtes semble suspendu. Les grands yeux noirs de Judith sont traversés d’une étincelle, puis elle éloigne doucement son front du sien.

Et elle sourit.

Son sourire s’agrandit.

Un éclat blanc lui laisse apercevoir ses dents.

— C’est pour ça, ricane-t-elle.

La colère dans les veines du Visiteur n’a jamais été aussi violente.

— Quoi, « c’est pour ça » ?! répète-t-il d’une voix choquée. « Ça » ?!

Elle ne bronche pas. Ça le rend fou.

— Mais vous savez ce que c’est, ça, Judith ?! C’EST LE PLUS GROS REMORD DE MA VIE !

Elle ne cligne pas de l’œil. Judith le regarde hurler, insensible à sa douleur. Désormais elle sourit à pleines dents.

Le Visiteur sent quelque chose rouler sur sa joue. Il n’y plus le bouton rouge sous ses doigts maintenant.

— Qui vous dit que j’y suis allée pour l’Autre Monde ?

— Quoi.

Un nuage de buée s’est échappé de sa bouche quand il a parlé, trop fatigué pour exprimer le point d’interrogation. L’atmosphère du couloir s’est faite glaciale. C’est probablement pour ça que les tuyaux ne gouttent plus : ils ont gelé. Renard jette un coup d’œil vers le bout plongé dans le noir, mais il ne s’est toujours pas allumé.

L’effort intense que lui a demandé son accès de colère l’a laissé épuisé. Il n’a plus la force de hurler, mais un sentiment électrique court sous sa peau, comme s’il s’était frotté à un ballon ; ses cheveux partent dans tous les sens et ses poils sont hérissés. Il ressemble à un animal enragé.

Judith ressemble à un animal renversé par la route. C’est surtout à cause du sang sur sa main droite.

— Qui vous dit que j’y suis allée pour l’Autre Monde, répète-t-elle mot pour mot.

— Judith, vous m’avez demandé si ça en valait le coup.

— Peut-être que j’étais juste curieuse.

Le Visiteur, scandalisé, écarquille les yeux. Elle hausse les épaules, puis mime un pistolet avec ses deux doigts rouges, qu’elle fait claquer d’un coup sec l’air de dire « Eh ouais, touché ». Le geste manque de le faire vomir. Judith n’a jamais eu un sens de l’humour adapté à la situation – ou peut-être l’est-il un peu trop, cette fois.

— Mettez-vous à ma place. Vous allez crever. Vous vous demandez au moins pourquoi le taré du futur qui est venu vous chercher fait tout ça. Juste par curiosité. Non ?

Renard balbutie quelque chose. Il ne sait pas quoi. Ça n’a aucun volume, et ça reste coincé dans sa gorge de toute façon.

Les yeux de Judith sont si noirs qu’il se perd dedans.

— Vous pensez que j’y suis allée pour votre grande idée ? Et si j’avais déjà pris ma décision. Et si j’avais juste envie de pas vous laisser mourir comme moi ?

— Vous n’alliez pas-

— Bien sûr que si, enfin ! s’énerve-t-elle en haussant la voix. J’allais mourir. Vous avez vu ma blessure, hein ? Vous l’avez touchée, même.

Le Visiteur est incapable de répondre à ça. Ses yeux se braquent sur le pistolet mimé par Judith. Comme un papillon qui va partir en fumée dès qu’il touchera l’ampoule.

— Je vous l’ai dit. J’aime pas être un boulet.

— Vous en étiez pas un, Judith.

C’est la première fois qu’il entend sa voix chevroter, depuis le début de leur petit échange. Il comprend qu’il s’est mis à pleurer, et beaucoup, car des sillons se sont déjà creusés sur ses joues ; il renifle, cligne des yeux, c’est pire. Le visage de Judith devient tout flou, blanc cadavérique auréolé de rouge.

Il ne peut pas voir son sourire s’adoucir.

— J’allais mourir. J’ai pas choisi, moi. Mais j’ai au moins pu décider du comment. Sauf que faut toujours que vous vous mettiez le blâme dessus. Vous avez fait ça, avec Henry ? Vous l’avez accusé d’avoir fabriqué les robots de Joseph ? Nan. Vous vous êtes tout foutu sur le dos, parce que c’est comme ça que vous fonctionnez.

— Mais c’était ma faute-

— Entièrement ?

La question le prend au dépourvu.

Il ne s’en rend pas compte, mais Renard n’a plus besoin du mur pour tenir debout.

— … En majorité, chuchote-t-il doucement.

— Oui oui. (Elle roule des yeux, comme si un gosse venait de lui dire qu’un monstre vivait sous son lit.) Et puis c’est de votre faute si cette connasse de Sara Lombardi a décidé de me planter un couteau dans le ventre, hein ? C’est de votre faute si Joseph a décidé d’être un immonde enfoiré qui s’imaginait dictateur ? Je pense que c’est de votre faute si la Terre tourne, aussi.

— C’est nous qui avons créé les Lombardi, lui rappelle-t-il d’un ton acide. Et si j’avais pas abandonné Joseph dans cette prison nécrophile, peut-être que…

— Ah mais c’est vrai, l’interrompt-elle en claquant des doigts (les doigts rouges), c’est votre mot préféré, ça, le « peut-être ». « Et si, et si, et si ». On refait le monde avec ces conneries…

Elle laisse filer un silence. Sa main rouge se repose sur le mur, pile là où il y a l’empreinte. La précision n’est pas humaine. Robotique, plutôt.

— Si ça vous tracasse tant, pourquoi vous êtes jamais retourné dans le passé pour empêcher tout ça, alors ?

— …

C’est à peine si elle ne se retient pas encore de lui mimer le coup de feu.

— Simple comme bonjour, se contente–t-elle de dire – et c’est peut-être pire que le coup de feu, en fin de compte.

Le Visiteur ne peut pas poursuivre la discussion. Bien que la tension se soit complètement relâchée, il sent son souffle s’emballer, sa respiration s’emmêler sur elle-même, et il baisse la tête pour contempler ses pieds, enfin ses chaussures, râpées et complètement sales. Elles trempent à moitié dans une flaque noire. Quelques gouttes tombent encore de ses joues pour les éclabousser.

— J’y ai pensé, chuchote-t-il doucement.

— Et qu’est-ce que ça a donné ?

— Rien.

Il relève les yeux.

— J’ai pas eu le courage. D’utiliser la nouvelle machine, après Néo-Versailles.

— Non. Ça prouve au contraire que vous connaissez un minimum votre domaine.

Judith soutient son regard avec une étincelle drôlement fière dans les yeux. Presque soulagée, quelque part, que sa mort ne soit pas sans conséquence – qu’elle n’ait pas été insignifiante.

— Il y a des points fixes dans le temps. J’en faisais partie, c’est tout.

Lentement, une idée se fraye un chemin dans sa tête, une toute petite idée, un germe. Il parasite toutes ses facultés.

Judith devait mourir ?

— J’aurais pu faire quelque chose– j’aurais dû-

— C’est trop tard, cingle-t-elle avec la rigidité d’une barre en fer. Que vous m’ayez menti ou non. J’avais décidé avant, de toute façon.

Judith se fichait de l’Autre Monde ?

Un sentiment étrange fait trembler les muscles du Visiteur. Celui-ci laisse échapper un soupir. Judith, la version de sa tête, l’observe en haussant un sourcil.

Il a envie de lui demander ce qu’elle pense de Mattéo. Mais ce n’est pas vraiment elle.

Ce n’est pas vraiment elle, tique-t-il.

Comment peut-il se dire qu'elle l'avait décidé avant, et en être aussi sûr ? Elle n’existe pas. Elle n’est pas-

— Oh, vous savez pourquoi je vous ai dit ça, rétorque Judith de ce ton hautain qui lui irait mieux si elle ne saignait pas. Vous savez.

No offense, Judith, mais vous êtes dans ma tête. La crédibilité et vous, c’est pas trop ça.

— Si vous avez même pas confiance en vos propres souvenirs, on est pas sortis de l’auberge.

Renard penche la tête sur le côté, comme s’il avait quelque chose dans l’oreille.

— Mes souvenirs ?

Judith penche la tête de l’autre côté. Ils ressemblent à deux reflets inversés, presque à deux jumeaux.

— … Vous ne vous souvenez pas ?

Renard sent que quelque chose lui échappe. Ses doigts se referment sur un brouillard épais. Le couloir est plongé dans un silence lourd ; pour la première fois, une lumière diffuse apparaît tout au fond.

Ils n’ont plus beaucoup de temps.

— J’sais pas si vous avez remarqué, mais la mémoire et moi, ça fait deux. Depuis pas mal de temps maintenant, ironise-t-il en sentant un halo de chaleur s’échouer sur son épaule gauche, là où la lumière se fait de plus en plus forte.

Judith ne répond pas. Ses sourcils se sont froncés, comme si elle était sincèrement surprise de l’entendre dire ça.

— Eh bien, moi, de mon côté, je m’en rappelle.

— De quoi ? demande-t-il, pressé, alors que la séance touche à sa fin.

— De vous avoir laissé un message.

— Où ?!

— Bah, sur le talkie. Vous m’avez vu faire, en plus. Je le sais, parce que…

Parce que c’est moi, vos pensées. Vos souvenirs. Vos remords.

Un énorme coup cinglant retentit au-dessus de leur tête ; comme si quelqu’un, dans le plafond, venait de frapper de toutes ses forces sur une canalisation et avait réussi à l’enfoncer. Le Visiteur tente de recoller les morceaux mais le temps va trop vite ; le psy virtuel doit tourner depuis longtemps, puisque Judith hausse les épaules comme pour dire « Dommage, je crois qu’on venait de toucher un truc, là » – et d’ajouter ensuite :

— On en reparle la prochaine fois ?

— Non non non attendez deux secondes. Le talkie ? insiste-t-il.

Soudain le bouton rouge sous ses doigts, qui pulse comme pour l’inciter à appuyer, n’a plus aucune importance.

C’est la première fois qu’il voit Judith lui offrir de la pitié. Ses yeux se braquent sur lui avec la même intensité qu’il y a des années, quand elle tenait entre ses doigts un cheveu blanc, et instinctivement Renard se passe une main dans les cheveux comme s’il ressentait encore un picotement là où elle le lui avait arraché. Elle réfléchit, semble peser le pour et le contre. Mais ça n’a aucun sens, parce que Judith est lui, ce n’est pas vraiment elle-

— Oui, le talkie. Celui que vous m’avez donné pour les missions. Que j’ai gardé… Et que ces imbéciles de nécrophiles m’ont laissé quand je vous ai rejoint en cellule.

Elle parle très lentement, avec le ton qu’on utiliserait pour parler à un gosse. C’est presque drôle, venant de Judith – comme si elle avait eu, un jour, la patience de s’adresser un enfant.

— Parce que Dario est et restera toujours un incompétent, ajoute-t-elle avec dédain. Le sang a dû lui faire peur, il n’a pas voulu regarder autour de mon ventre.

Elle agite les doits noircis de rouge de sa main droite. Un sourire moqueur se dessine sur ses lèvres.

Le Visiteur, fébrile, ne tient plus en place.

Le talkie-walkie de Judith n’a pas été récupéré.

Il est encore dans les prisons nécrophiles.

— Faut que j’aille vérifier un truc.

— Ouais, je crois bien, acquiesce-t-elle avec un drôle d’éclat amusé dans les yeux.

La lumière inonde le couloir.

Renard appuie sur le bouton.

Ils ne se disent pas au revoir.

 


 

Il se réveille avec une grande goulée d’air, comme un plongeur qui remonte à la surface. Renard, légèrement secoué, cligne des yeux à répétition et s’accroche de part et d’autre au canapé défoncé. Il ne voit rien, au début ; par contre, il entend.

— Ça va ?!

Des mains gantées se posent précipitamment sur le casque pour l’en débarrasser. Groggy, le Visiteur se laisse faire, commence à distinguer une tache, floue, mélange de blanc sale et d’une masse de boucles noires. Sa bouche est sèche.

— Je… Oui ? balbutie-t-il en essayant de refouler la nausée qui lui remonte de l’estomac.

— Tu sais où tu es ?

— Henry, deux secondes, j’ai besoin d’air-

Immédiatement la présence au-dessus de lui s’éloigne. Un hoquet s’étouffe entre ses dents mais à part ça, il n’a pas l’impression que son corps va tomber en ruines. Deux battements de paupières en plus et Renard tombe sur le visage inquiet de Henry, toujours en possession du casque, qui le tient sur le côté comme si en l’éloignant, il pouvait lui permettre de se rétablir plus vite.

Il hoche la tête, histoire de lui dire que tout est ok.

Henry, néanmoins, met un temps fou à poser le casque ; il n’ose pas le lâcher du regard, comme si en une seconde d’inattention, le Visiteur allait disparaître. Or, le Visiteur se sent très, très lourd, comme cloué au fond du canapé, et il met un temps avant de desserrer les coussins pour se relâcher. Un souffle tremblant s’échappe de ses lèvres.

Il sait qu’Henry meurt de lui poser la question, alors il répond :

— Non, j’ai pas reçu de balle dans le torse.

Le docteur se relâche immédiatement. Une étincelle soulagée passe dans son regard et il consent enfin à se tourner vers l’établi pour ranger ses affaires.

— Tu es parti pendant deux heures. C’est la première fois qu’une séance dure aussi longtemps. J’ai… J’ai un peu précipité la fin. Au cas où. Désolé.

— T’inquiète.

L’air est tellement plus respirable dans le labo. Ébahi, il regarde Henry s’affaler à côté de lui dans les coussins et triturer ses gants.

Et enfin, il percute.

Judith lui a laissé un message. Judith lui a laissé un message. Il l’a vue faire, il l’a vue faire et il a oublié ; Judith lui a laissé un message sur le talkie, qui n’était pas sur elle au moment où Raoul l’a ramenée, Judith se fichait peut-être de l’Autre Monde, Judith a choisi comment elle allait mourir, Judith a laissé le talkie-walkie dans le couloir où elle a croisé Dario, il faut qu’il le retrouve-

D’un bond il se lève, propulsé par des ressorts ; mais, une fois debout, un vertige le saisit, et aussitôt deux mains le saisissent par la taille pour le forcer à se rassoir, une action ponctuée par une voix paniquée :

— Hé, qu’est-ce que tu me fais, là ?!

— Faut que j’aille vérifier un truc, se défend-il en essayant de se relever.

Henry, qui ne s’embarrasse pas de choses aussi inutiles que des carences en fer, n’a absolument aucun mal à l’en empêcher. D’une main puissante, il l’enfonce sur le canapé comme s’il ne pesait que deux grammes. Le Visiteur, surpris et essoufflé, cligne des yeux.

— Sûrement pas ! Après une telle expérience tu vas te reposer, surtout dans ton état.

— Mais Henry-

— Y’a pas de « mais Henry ».

Traversé d’un violent sentiment d’injustice, Renard lui décoche un regard noir. Henry ne bouge pas, mis à part pour un tressaillement de moustache – et un éclat dans ses yeux qui ressemble étrangement à de l’amusement, comme si la réaction parfaitement légitime du Visiteur lui faisait penser à autre chose. Ce dernier croise les bras, têtu. Le moment ne dure pas longtemps, car juste après un soupir retentit du côté du docteur :

— Ça peut bien attendre un peu, non ?

Renard ouvre la bouche, pense à dire ce qui s’est passé, fixe un point dans le vide, avant de ramener son attention sur Henry. Le docteur lui jette un de ces regards qui crie « J’ai raison » et qui ne pliera pas, même sous n’importe quel prétexte.

Et puis, songe-t-il en réalisant pleinement ce qui vient de lui arriver, ce serait cruel de ramener le souvenir de Judith à la vie quand on sait ce qu’Henry a failli faire après sa mort.

Un frisson lui parcourt l’échine. Lentement, le Visiteur se détend, se laisse engloutir par les coussins, et parcourt le labo d’un regard défaitiste. Il ne peut réalistiquement pas voyager jusqu’aux anciens souterrains des prisons nécrophiles dans cet état – il ne voit pas tout à fait flou, en plus. Henry, très près, très bien placé pour le voir cogiter, voit sa curiosité l’emporter :

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Renard observe le Castabot, qui flotte tout près de l’établi. Le petit robot a aussi tourné la tête vers lui.

— Tu as dit que tu l’avais testé avant moi, c’est ça ?

— Oui.

Henry répond immédiatement. Ça lui fait un pincement au cœur, quand il voit la rapidité avec laquelle le docteur veut prouver qu’il ne fera plus jamais d’expérience dans son dos.

Renard tourne la tête pour le regarder dans les yeux.

— Qui tu as vu ?

La question instaure un blanc. Henry flanche, mais ne baisse pas la tête. Il se contente de jeter un regard en biais à sa création, qui s’est remise à inspecter l’établi dans une petite vibration joyeuse et mécanique, avant de se reconcentrer sur lui.

— … T’es pas obligé de me répondre, rajoute doucement le Visiteur en voyant son hésitation. C’est juste que moi, je m’y attendais pas, je pensais que ça allait être un interface immatériel, et-

— Germain.

Il se tait, instinctivement. Henry inspecte ses gants, comme s’il ne venait pas de dévoiler quelque chose d’important :

— J’ai, euh… Recalibré le programme pour que ce soit plus… Personnalisé. J’ai pensé que ça serait plus facile pour une première séance. Du coup, la simulation se base sur la personne à qui on a le plus envie de parler. Souvent pour… Que le patient obtienne des réponses. Ce genre de chose.

Un petit silence flotte.

— Et du coup… Moi, je vois Germain.

— Moi, j’ai vu Judith.

Henry n’arrive pas à masquer le frisson qui le traverse. Trop tard. Ça lui est sorti tout seul.

— … Si jamais c’est trop, je peux changer les paramètres, reprend le docteur après une déglutition. Je suis désolé, c’était sans doute-

— Non, répond Renard avec précipitation. Non, au contraire. C’est… C’est ok comme ça. C’est un peu surprenant au début, mais j’avais des choses… À lui dire ? À me dire ?

Je dois me rappeler, Judith m’a laissé un message, Judith m’a laissé un message-

Henry l’observe sans rien dire. Ils sont très proches, sur ce canapé. La proximité n’est pas que familière, elle agit comme un filet de sécurité : si l’un d’eux craque, il n’a qu’à se laisser aller contre l’autre.

— Et toi ? reprend-il, plus doucement – comme toujours quand il s’agit d’aborder la nature robotique d’Henry.

— Moi ? s’étonne le docteur.

— Germain. Ça t’a aidé, de le voir ?

Sans prévenir, le Castabot tourne la tête pour les observer à nouveau, comme si le nom l’avait interpellé. L’attention du Visiteur et du docteur Castafolte se porte un instant sur le robot. Henry sourit faiblement, Renard hausse un sourcil ; ils finissent par se regarder à nouveau dans les yeux, tandis qu’une réponse s’élève, apaisée, parmi les vrombissements mécaniques et les bourdonnements des tuyaux :

— C’était surprenant, au début. Mais, en réalité, plus la discussion avançait et plus je me suis rendu compte de l’amélioration du protocole. (Soudain une étincelle s’allume dans les yeux du docteur, et le Visiteur se retrouve incapable de s’en détacher, transi par sa présence :) En fait, je me suis rendu compte que c’était d’autant plus intéressant de faire un premier test sur moi-même, parce que- eh bien, tu sais, je n’ai pas une « conscience » à proprement parler, du moins à la base, pourtant l’IA a quand même détecté une volonté subconsciente chez moi, comme celle d’un humain ; et en traitant ces données, elle en est arrivée à la conclusion que je voulais, sans le savoir, parler avec Germain. Ce qui, en soi, était vrai, mais ce qui me surprend, c’est que ma propre conscience analyse ma subconscience puisque c’est moi qui ai conçu le psy, tu vois ? Donc c’est mon propre travail qui conduit à l’analyse de mon mental. Et, je me demande si, en soumettant un autre robot Castafolte que moi à une telle expérience, on arriverait au même résultat…

Henry ne s’arrête plus de parler, complètement parti dans une explication passionnée sur la nature de sa propre psychée. La chose est d’autant plus surprenante quand on sait le chemin qu’il a du parcourir pour en arriver à un tel niveau d’aise vis-à-vis de ce qui a été, pendant un temps, le fléau de son existence.

Renard, trop fatigué pour comprendre, se laisse porter par les mots qu’on lui donne, n’entend presque plus rien mais, fasciné, ne peut pas se détacher de la façon dont Henry se laisse emporter par ses propres réflexions, ces dernières le menant à de nouvelles conclusions qu’il lui présente comme si le Visiteur pouvait corriger quoique ce soit. Le monologue dure plusieurs secondes, quelques minutes, peut-être s’est-il étalé sur une quart d’heure, qui sait ; à cet instant, il écoute Henry comme s’il était magnétisé. Dans un coin de sa tête tourne en boucle, Judith m’a laissé un message, Judith m’a laissé un message.

Il ira. Il ira vérifier. Juste le temps de rester un peu avec Henry, puis…

Puis…

Quand il rouvre les yeux, il est dans son lit, et Henry l’a gardé tout contre lui.

Chapter 15: Les revenants

Summary:

« J'ai fait l'amour et la révolution
J'ai fait le tour de la question
J'avance, avance à reculons
Oui je tourne en rond, je tourne en rond »

Je suis un homme (Zazie)

Notes:

Mais dis donc... On dirait bien qu'un personnage s'est rajouté dans les tags dédiés de cette fic...

Chapter Text

Si un jour on avait dit à Renard qu’il reviendrait de lui-même dans les prisons nécrophiles, il aurait ri. Longtemps.

Maintenant qu’il s’y trouve, il a envie de rire encore plus fort. Un rire amer, fébrile, qui menace de lui remonter dans la gorge comme une nausée ; un rire secoué, fragile, fissuré, à travers lequel suintent des hoquets, un rire qui ressemble à des sanglots ou autre chose, une réaction corporelle spontanée qui ne suit pas suffisamment son état mental.

Les pieds fermement ancrés dans le sol, il marche en tendant l’oreille. Les nécrophiles ont peut-être déserté les niveaux supérieurs, mais les zombies ne s’embarrassent pas du manque de chair fraîche. La traîne de son manteau fait tournoyer la poussière à chacun de ses pas. Il se souvenait de l’endroit comme d’une prison froide, mais force est de constater que sa mémoire, en plus d’être défaillante, est encore trop influencée par ses émotions. L’atmosphère ici-bas est lourde, chaude et humide, elle doit sûrement être pire en descendant.

Renard étouffe, mais pas à cause de la température.

Son passage est similaire à celui d’une ombre. Il effleure les murs, ne parle pas, se contente de faire osciller sa silhouette d’un couloir à l’autre. Malgré toute la fatigue qui alourdit son corps, une pensée tourne-disque suffit à le rendre plus agile qu’un animal. Le Visiteur de ces lieux n’a qu’un objectif en tête.

Judith m’a laissé un message.

Il faut qu’il le retrouve. Le petit talkie-walkie de merde qu’il a volé dans le monde de Raph et qu’il a ramené à Henry, pour qu’il le modifie et y intègre un dictaphone et une montre. À l’époque, le docteur avait voulu baptiser ça le Castatalk, mais Renard avait posé son véto. Trop de Casta dans les inventions. Henry lui avait répondu qu’il le castemmerdait.

Il tourne dans un coude, respire lourdement à travers le foulard remonté sur son nez et qui lui couvre les cheveux ; il n’a pas abaissé ses lunettes mais, songe-t-il en remarquant les vieilles caméras dans les coins, peut-être devrait-il le faire. Trop tard, de toute façon ; s’il est repéré, il n’aura qu’à appuyer sur un bouton. Henry lui a dit que la Brigade Temporelle expérimentait une nouvelle machine de détection de perturbations temporelles, sauf qu’apparemment, cette dernière est encore en bêta. Et sachant qu’il y a de bonnes chances que les Missionnaires aient recrutés un Castafolte, Renard se sait tranquille pour le moment. Les Castafolte et les versions bêta, c’est souvent voué à un échec, mais ça il ne le dira jamais à son mec ou il se fera probablement exclure du labo pendant une semaine.

Renard se souvient de plusieurs choses. Il se souvient de ce qu’Henry lui a dit, de ce que le psy lui a révélé, et aussi que Raph n’a plus de gel douche et que ça commence à devenir pénible qu’il ne lui dise pas quand il squatte sa salle de bain. Renard se souvient. C'est un grand pas en avant, quand on sait d'où il vient.

Il va vite sur le béton mouillé. Il vole, presque. Quand il arrive au niveau de la porte contre laquelle il s’est jeté avec Constance, il y a plusieurs éternités, sa poitrine se serre. Il doit s’appuyer de tout son poids contre la roue qui actionne la serrure rouillée, puis, dans un grincement atroce d’articulations et de métal, il débouche sur le couloir.

C’est l’odeur, qui le frappe en premier.

Le Visiteur se plie en deux, baisse précipitamment son foulard en anticipant la nausée qui remonte de sa gorge mais, au dernier moment, il ravale. Rien n’a été nettoyé, ici. Les cadavres des nécrophiles abattus sont dans un état de décomposition épouvantable et une tache de sang, presque noire, macule le milieu du couloir. Elle est si sombre qu'elle ferait presque croire à un éboulement du sol, de là où il est.

Il lui faut quelques secondes pour reprendre son souffle, et une minute entière pour se forcer à regarder.

Il est là.

Le petit talkie-walkie noir, éteint, a dérapé contre le mur de droite, juste à côté d’un cadavre. Il suffirait de quelques pas pour le rejoindre, mais le Visiteur est immobile. Ses yeux, inlassablement, se perdent sur la grande marque au centre du couloir.

On y distinguerait presque la forme d’une silhouette allongée.

C’est là. C’est là qu’elle est partie. C’est là que Judith a respiré pour la dernière fois, c’est là qu’elle a croisé le regard de Dario Lombardi. Judith est morte ici. Elle a laissé sa vie dans une flaque rouge et crevé ses rêves dans le canon d’un revolver. Pour quoi ?

La dernière chose qu’il lui a jamais dite, c’était…

Un tremblement ébranle les murs, et des poussières de plâtre s’évanouissent dans des nuages tombés du plafond. Renard, surpris, se raccroche à un tuyau vertical dont il sent la vapeur chaude même à travers les canalisations. Son regard se plante à nouveau sur le talkie et, soudain, ce n’est plus qu’une question de secondes ; il s’élance, saute par-dessus un corps décomposé de nécrophile, dérape sur le béton, puis plante ses griffes sur le transmetteur avec une force démesurée. Dans le vide du couloir, sa respiration fait de l’écho. Il le fixe longtemps, ce petit objet entre ses mitaines effilochées, qui contient la réponse à sa hantise existentielle.

Il se rappelle, maintenant. Il se souvient, alors que Constance et lui se jetaient contre la porte, d’avoir vu Judith se retourner, son flingue à la main, grimace tordue sur son visage, et dégainer son talkie-walkie en lui jetant un regard terrible. La révélation le frappe de plein fouet – il a vu Judith avant de lui tourner le dos, sortir son talke-walkie et parler dedans. Il l’a vue faire. Il revoit ses lèvres s’agiter sans un mot, délivrer un message qu’il vient tout juste de récupérer désormais.

Il a tout oublié. Il a tout enterré dans un coffre, qu’il a enterré dans le sable, puis il a brûlé la carte et jeté la clé. Quand sa bouche s’est ouverte pour parler de l’Autre Monde, pour mentir, il a creusé sa propre amnésie.

Le Visiteur, seul dans le couloir des prisons nécrophiles, laisse échapper un immense soupir. Des larmes viennent lui piquer les yeux, et sa seule réaction est de remonter un peu plus le foulard sur son nez pour éviter de respirer l’atmosphère pourrie du sous-sol. C’est ici qu’il a rencontré Henry. C’est là qu’il a perdu Judith.

Son dernier message est entre ses mains.

Nouveau CLANG dans le plafond. Renard se lève, balaye une dernière fois l’endroit du regard. Il ne veut plus jamais y foutre les pieds.

Du coin de l’œil, une ombre se jette sur lui.

Il se retourne à peine pour lui faire face ; dans un cri de haine, l’assaillant le renverse, et dans un cri de douleur, le Visiteur cogne contre le sol avant de sentir des mains se faufiler vers sa gorge comme des serpents. Il mord à travers son foulard l’avant-bras qui tente de le tuer, l’autre hurle, et d’un coup de tête visant le nez il les force à rouler sur le côté – il y voit flou, il n’y a qu’une capuche noire qui le surplombe. Dans la mêlée, il serre le talkie-walkie contre lui quitte à se battre avec une main en moins, mais une claque le lui fait lâcher, et il dérape sur le béton dans un bruit sec de casse.

— NON !

Il glisse, tente de s’échapper, mais l’autre reprend le dessus, le plaque au sol, son esprit lui hurle que la machine est encore à son poignet, fonctionnelle, qu’Henry ne lui pardonnera jamais s’il n’arrive pas à s’enfuir avec une issue de secours aussi flagrante et que Raph se foutra éternellement de sa gueule, il sent deux mains qui reviennent lui serrer la gorge, et il lève, il lève le bras-

— Hors de question, Renard.

-et ce n’est pas le prénom qui le surprend, mais la voix.

À travers l’écran brouillé de sa vision, il ne distingue plus seulement une capuche, mais aussi le visage qu’elle abrite, et le regard noir qu’on lui lance, surmonté de points colorés, orange et violet, alors qu’une des mains qui sert à le tuer s’attelle à plaquer son bras porteur de machine par terre, et qu’un crac ! violent lui indique que l’écran en plexi s’est fissuré. Renard, à deux doigts d’étouffer, écarquille les yeux pour autre chose que le manque d’oxygène. Un rideau de tresses violettes tombe sur son visage quand, en essayant de se libérer, il déstabilise son adversaire.

Son foulard se plaque sur sa bouche. Des taches apparaissent.

— Je t’ai cherché pendant trop longtemps pour que tu t’enfuisses maintenant !

Un borborygme s’étrangle sur sa langue. La peau de son visage se révulse et lui donne l’impression de se gluer à son crâne. Il ne peut plus bouger que sa main droite, et, dans un dernier effort, il défait le tissu qui lui masque le visage pour le révéler dans son entièreté.

Au-dessus de lui, les yeux noirs de Belette s’écarquillent. Les mains autour de sa gorge se desserrent.

— Putain, qu’est-ce qui t’es arrivé ?!

C’est la première fois, songe-t-il avec un cynisme décapant, que les cheveux blancs lui sauvent la vie au lieu de le rapprocher de la tombe.

— ‘peux pas respirer, couine-t-il d’une voix pitoyable.

— J’m’en cogne, crache son adversaire. C’est quoi ça ?! Pourquoi t’as l’air d’avoir 40 ans ?!

Toujours les compliments qui font plaisir. Renard porte une main sur celle qui le menace d’asphyxie, mais la prise se resserre pour lui faire comprendre que toute tentative de fuite ne fera que l’envoyer au cercueil.

Henry va vraiment être vénère, songe-t-il en déglutissant.

Il tire la langue dans un réflexe purement désespéré, et peut-être cette action fait comprendre à Belette que tant qu’il ne recevra pas son oxygène, il ne pourra pas émettre une seule parole cohérente. Par dépit, elle le lâche, mais reste assise à califourchon sur ses pauvres hanches qui vont s’effriter s’il reçoit un kilo de plus, et sort une machette rouillée de derrière son dos, qu’elle pointe sur sa pomme d’Adam.

— Tu bouges, je coupe.

Renard ne répond pas, trop occupé à essayer de ne pas s’étouffer maintenant qu’un courant d’air lui arrache la gorge. Il convulse encore quelques secondes sous le regard incendiaire de Belette, qui le guette avec la même empathie qu’on réserverait à un cloporte.

— Qu’est-ce que tu fous ici, crache-t-il alors qu’un écho désagréable finit de s’évanouir dans son crâne.

— Ma question d’abord.

Et pour souligner à quel point elle a raison, le tranchant de sa lame vient se poser sur sa peau.

Le Visiteur capitule, évidemment.

— C’est… Long à expliquer…

— J’ai le temps, rétorque Belette en appuyant un peu plus.

— Pas moi.

— Cool, j’en ai absolument rien à foutre.

Il serre les dents. Du coin de l’œil, il cherche le talkie-walkie, mais il a dû déraper plus loin, au-dessus de sa tête, là où il ne peut pas le voir.

— En rémission, finit-il par dire à contre-cœur.

— De quoi ?

— D’un tas de trucs merdiques. T’as voulu me tuer, je sais pas vraiment en quoi ça peut t’intéresser.

— J’ai toujours bien envie, t’en fais pas, siffle Belette en se retenant visiblement d’appuyer encore plus.

Un silence, entrecoupé par les souffles fatigués des tuyaux, lui rappelle qu’un nécrophile pourrait remonter de l’étage inférieur à tout moment. Le tremblement du plafond n’a pas cessé.

— … Je suis désolé, lâche-t-il dans un souffle râpé.

L’éclat de rire méprisant et acide lâché sur son visage lui explose dessus comme une bombe. Dans ce couloir qui pue la mort, Belette porte l’ombre de sa capuche jusque sous ses yeux, si méchamment allumés qu’en un regard elle pourrait le tuer. Sa machette reflète une lueur terne, moins inquiétante que le reste de sa personne.

— C’est facile de dire ça quand on peut plus rien faire, hein Renard ?

— Je dis pas ça pour sauver ma peau, grince-t-il sèchement. Je le pense, je suis désolée pour la Meute.

Mauvais choix de mots, semble-t-il. Le visage de son assaillante se contracte avec la même haine qu’il avait vue sur celui de Judith, quand Mattéo était tombé sous les coups des Lombardi.

— La Meute, cingle-t-elle en se penchant dangereusement sur lui, est sur le point de devenir une foutue secte à cause de toi.

— Hein ?

Cette fois-ci, Belette préfère lui attraper violemment le col plutôt que de l’étrangler, ce qui a pourtant le même effet ; et le Visiteur oublie Judith, le talkie-walkie et la mort l’espace d’un instant, parce qu’il pensait que la Meute s’était dissoute, ou avait disparu, mais certainement pas survécu – pas comme lui. Pas comme Belette non plus. Il essaye de déglutir, échoue, et pendant qu’il s’étouffe dans sa toux, une voix acerbe lui tombe dessus :

— Ça t’a fait plaisir, de répéter le mensonge du Maître ? De le faire entendre à tous les habitants de 2550 dans des hauts parleurs ?! Grâce à toi des gosses y croient encore, à ce foutu Autre Monde, dit-elle d’un ton si fissuré par la haine qu’il ressemble à du verre pilé.

— Je sais, mais j’avais pas le choix, se défend Renard avec toute la force qu’il peut rassembler sans oxygène. C’était le seul moyen de briser le piratage-

Belette le tire si fort vers elle que l’arrière de sa tête tape contre le béton avant de décoller.

— Du Castafolte ?! Le même qui va aider Loup à reconstruire la Porte ?!

Quoi ?!

— Quoi ?!

— Fais pas le débile !

— Je le fais pas ! Henry n’aurait jamais- c’est toi, qui me dis des trucs débiles !

La pique, si elle est terriblement immature, a le mérite de faire réagir Belette au point que dans sa colère, elle lâche son col et se lève. Renard, surpris par le mouvement, manque de se laisser tomber en arrière et de taper – à nouveau – son crâne sur le béton. Il se rattrape in extremis sur les coudes, tandis que son assaillante se met à faire les cent pas, avec dans les mains une machine-

Hé !

— Rend-la moi ! s’écrie-t-il en essayant immédiatement de se relever.

Mais à peine fait-il mine de s’avancer vers elle que la machette revient dangereusement se pointer sur lui. Il s’arrête, étend lentement les mains de chaque côté de sa tête. Il a la sale impression de jouer au dresseur de fauves.

Du coin de l’œil, il repère le talkie. L’antenne est bien cassée, mais le reste du petit boîtier semble encore bien fonctionner. Un soupir de soulagement lui échappe et Belette, suivant son regard, fait un pas de côté pour s’en rapprocher :

— C’est pour ce truc, que t’es venu ?

— T’as dit que Loup était vivant.

Il cherche à gagner du temps, c’est vrai ; mais la chose lui brûle si fort les lèvres qu’il attend sa réponse comme un sacrement, et d’un coup le talkie n’est plus la seule priorité. Légèrement essoufflé, Renard observe Belette, qui lui renvoie une expression chargée d’amertume. Comme si, au lieu d’être une bonne nouvelle, cette déclaration signifiait la guerre, et pas des plus faciles.

— Oui, il l’est.

— Il sait, lui ?

Nouveau tremblement dans le plafond. Un tuyau rouillé se déloge et un jet de vapeur s’échappe du trou qu’il vient de créer dans les canalisations. Il est loin d’eux, mais bientôt la visibilité dans le couloir sera trouble, comme dans un brouillard.

La bouche de Belette se tord.

— J’en sais rien. Il veut réparer la Porte.

— Henry ne m’en a jamais parlé.

— Et toi, tu parles de tout peut-être ?

La réponse est venue du tac-au-tac. Belette doit l’avoir lancée sans réfléchir. Renard se mord la joue pour ne pas lui montrer à quel point elle a mis le doigt sur ce qui, depuis le départ, a foutu sa santé en l’air – en plus des voyages dans le temps.

Voyages dans le temps qu’il ne peut pas effectuer de sitôt, au vu de l’absence de sa machine.

— Rend-la moi, demande-t-il d’un ton qui ne se veut pas trop pitoyable.

— C’est. Quoi. Ce talkie-walkie, siffle-t-elle en ramenant la machine contre elle.

— Un souvenir de sépa.

— Sépa quoi ?

— C’est pas tes affaires.

Le regard noir qu’il reçoit le fait sourire ; puis, tandis que son assaillante s’est crispée sur place à cause de sa provocation, il fait un pas chassé, et rajoute :

— Je peux aller le chercher ?

— T’essayes de te casser, et je te jure que tu diras au revoir à ta machine.

Dans un grand sourire sarcastique, Belette brandit le Tempusfugitron à hauteur d’un mètre trente, et le suspend au-dessus du sol tout en prenant bien garde à lever la pointe de sa botte pour signifier qu’elle l’abattra dessus dès que la machine sera tombée.

Le regard qu’ils s’échangent, au milieu des sifflements de tuyaux, pourraient allumer un détonateur. Avec une infinie précaution – et sans lâcher des yeux sa pauvre machine suspendue dans le vide – Renard s’accroupit, tâtonne et finit par recueillir, entre ses doigts meurtris, le sésame que sa mémoire avait perdu. L’encoche qui sert à accrocher le talkie-walkie à la ceinture est intacte. Il se clipse sur la sienne dans un froissement ; un bruit ridicule pour une action qui va changer sa vie.

Il a du mal à respirer, mais ce n’est pas à cause de l’état de sa gorge cette fois. Les tuyaux fuient de plus en plus fort.

Et surtout, un boucan monstre retentit au-dessus de leur tête, suivi d’un bruit répétitif, strident et rouge ; tout comme une alerte, ce qui se confirme seulement quelques secondes après, via des haut-parleurs que Renard pensait hors d’usage depuis qu’il a menti dedans.

INTRUS DANS LES PRISONS. INTRUS DANS LES PRISONS. INTRUS DANS LES PRISONS.

Belette perd son sourire mesquin et Renard tangue sur ses jambes. Ils s’observent comme deux animaux surpris par un prédateur plus gros qu’eux. Le Visiteur est parfaitement conscient qu’ils n’ont qu’une seule option, et il la connaît bien.

La fuite.

— Rend-moi la machine, Belette.

C’est la première fois qu’il prononce son prénom, et ça ne lui fait pas plaisir, au vu de la grimace qui déforme le visage de l’ancienne cheffe de la Meute. Elle hésite, jette un coup d’œil à l’autre bout du couloir, de là où elle est venue. Elle est passée par les niveaux inférieurs, réalise Renard : là où les nécrophiles rôdent encore en grand nombre, dans des pièces sans lumière. À en juger par le sang qu’il vient à peine de remarquer sur ses bottes, maintenant qu’il n’est plus plaqué au sol, son voyage ne s’est pas déroulé sans accroc.

Tout ça pour se venger de lui.

— C’est le seul moyen, insiste-t-il en tendant précautionneusement la main. Je t’emmène avec moi dans mon QG.

Dans un coin de sa tête, ça lui plaît bien, d’utiliser le mot « QG ». Il faut qu’il demande à Henry si ça lui plairait aussi de changer le nom du labo. S’ils s’en sortent bien sûr.

Alors que le brouillard s’épaissit dans le couloir, Belette laisse échapper un éclat de rire cynique :

— Ouais, c’est ça. Je vais me barrer seule, surtout.

— Tu sais te servir d’une machine à voyager dans le temps ? rétorque-t-il d’un ton sec.

Belette fait tournoyer la machine en question autour de son doigt grâce à un trou dans la lanière, avant de mettre en évidence le clavier quand elle atterrit entre ses mains grâce à l’élan :

— Je suppose qu’il faut taper la date et appuyer sur « Entrée » ?

— Non, pas du tout ! Il faut entrer le code de l’année, calibrer avec la touche de droite, et- et pourquoi je te l’explique même, rend-la moi !

— Certainement pas ! Qu’est-ce qui me prouve que tu vas m’emmener avec toi ?

Le Visiteur ouvre la bouche, mais au moment-même où il comprend pourquoi Belette lui pose cette question, celle-ci rajoute d’un ton aussi acide que les pluies qui avaient l’habitude de laver la Terre :

— Pas envie de réitérer ma première expérience.

— J’avais compris, dit-il en serrant les dents.

Plusieurs coups sourds retentissent, tout près cette fois.

Et ça ressemble très fort à des pas.

Belette, qui les a très bien entendus elle aussi, jette un nouveau coup d’œil vers l’autre issue du couloir, avant de grimacer en regardant les cadavres étendus par terre. Renard, qui la voit relâcher sa garde, fait un pas en avant.

Il tend la main. Son cœur bat à cent à l’heure.

— Belette, je te jure, je te laisse pas ici. Et après on s’explique, tout ce que tu veux, je sais pas-

Pendant une fraction de seconde, quelque chose passe dans les yeux de Belette. Renard s’y accroche, avance encore ; et lentement, elle se relâche, remue un peu du nez comme pour manifester sa réticence avant de tendre la machine.

Le Visiteur laisse échapper un soupir. Il pose révérencieusement ses doigts sur le cuir.

Et ça s’arrête là.

— Je te crois pas, déclare Belette en repliant soudainement le bras.

Le cri de frustration qui lui échappe est incontrôlable.

— Putain, Belette ! Si la Brigade Temporelle me trouve, tu penses qu’ils me feront quoi, à ton avis ?!

— Et alors ? rétorque-t-elle d’un air hautain. C’est pas mon problème ! Ils te veulent toi, pas moi.

Le Visiteur n’hésite pas une seule seconde à recourir à la bâtardise.

— Je dirai que t’es ma complice. Et eux, ils prendront pas la peine de vérifier.

Elle lui jette un regard noir, avant d’émettre le bruit qu’aurait fait une craie sur un tableau :

— Connard.

Belette lui rend la machine à contre-cœur, mais dès qu’il la saisit, elle plante ses ongles dans son avant-bras libre avec la menace sous-jacente du « Ne songe même pas à te débarrasser de moi en pleine téléportation » – ce que Renard n’oserait jamais faire, même si la présence de Belette lui fait ressentir une émotion proche de la rancœur d’un écolier de maternelle qui se dispute dans la cour de récré. Les cris se font plus forts, des pas lourds se rapprochent.

Le Visiteur n’a pas besoin de regarder le clavier pour taper sa combinaison. Il a tout le temps d’observer ses alentours, quand il disparaît ; et au bout du couloir jonché des cadavres de nécrophiles abattus par Judith surgit une silhouette immense, recouverte d’une armure dernier cri. Le laser de son arme se pointe sur eux, mais leur passe déjà au travers. Ils se mettent à clignoter. L’inconnu hurle « BRIGADE TEMPORELLE, NE BOUGEZ PLUS ! ». C’est l’intonation d’un flic.

Elle ressemble aussi beaucoup à celle d’un garde du corps.

 


 

Si un jour on avait dit à Renard qu’il devrait présenter Belette à Henry, il n'aurait pas ri. Mais alors pas du tout.

Le docteur, assis à la table avec, flottant en face, sa progéniture, manque de faire tomber sa tisane lorsque les deux voyageurs se matérialisent à quelques centimètres de lui, cheveux hirsutes, vêtements déplacés comme s’ils étaient passés à la machine à laver.

Puis Renard s’effondre par terre.

Belette fait un pas en arrière pour qu’il ne la touche pas dans sa chute. Il entend Henry se précipiter vers lui.

— Hé ?! Hé, ça va ?!

— Nickel, marmonne le Visiteur tandis que des mains palpent fébrilement ses joues.

Du coin de l’œil, il voit le docteur relever la tête comme pour fixer quelqu’un, et lâcher avec le tact cordial qui le caractérise :

— Et vous, qu’est-ce que vous foutez chez moi ?!

La voix immanquablement en colère de Belette lui renvoie sa politesse.

— Me gueulez pas dessus, déjà ! C’est Renard qui m’a amenée ici-

— Renard-

Henry baisse la tête pour lui jeter un regard terrible. Renard ferme les yeux pour ne pas le croiser, et aussi pour calmer la nausée qui n’arrangera pas son cas et détériorera très probablement leur relation si elle aboutit alors que son compagnon le tient dans ses bras.

— Elle connaît ton nom ?!

Elle, rétorque Belette d’une bouche crispée, était là quand on le lui a donné.

La révélation rend Henry parfaitement silencieux. Choqué, le docteur ouvre la bouche, la referme, regarde Renard, qui le regarde à son tour, puis il regarde Belette qui, surprise d’enclencher autant de réactions, fronce très fort les sourcils pour conserver une aura menaçante.

Alors que le Visiteur arrive à se relever, appuyé par le soutien d’Henry, ce dernier retrouve la parole :

— Vous- la Meute ?! s’étonne-t-il à demi-mots.

C’est au tour de Belette de faire les yeux ronds et de lui jeter un regard interdit.

— Il connaît la Meute ?!

— Tu vois, répond-il d’une voix chevrotante, je dis peut-être pas tout mais je dis l’essentiel.

Il s’affale sur un tabouret, Henry tout à côté, et celui-ci lui tend sa tisane entamée. D’un petit signe de la tête, il dit non. Belette assiste à la scène en plissant les yeux.

Une douleur persiste au niveau de son bras. Il remonte sa manche. Des petites taches rouges sont parsemées là où les doigts de Belette se sont enfoncés sur sa peau. Elles sont presque noires, comme si on l’avait matraqué. Henry, en voyant la blessure, se lève immédiatement en pestant, tandis que Belette observe le résultat de ses actions avec contrariété.

— Je n’ai pas- j’ai pas appuyé si fort que ça, se défend-elle en croisant les bras.

— Non non, t’inquiète, c’est juste moi qui suis déglingué.

Ce n’est pas une réponse qui l’aide, note-t-il en s’amusant de son visage perplexe. Henry revient avec une poche de glace, qu’il place sur son avant-bras dans une grimace. Renard se passe une main fatiguée sur le visage.

— Bon, vous allez vous asseoir ? râle subitement le docteur en faisant un signe du menton vers Belette. Madame… ?

— Belette.

Henry hausse un sourcil, puis tourne la tête vers lui.

— Donc, euh, quand tu disais « la Meute »…

— Non, c’était pas vraiment une métaphore, marmonne le Visiteur en se concentrant sur ses exercices de respiration.

— Donc vous avez tous eu des noms de merde, conclut le scientifique en hochant la tête avec empathie.

— Je vous entends, siffle Belette qui n’a toujours pas daigné s’asseoir.

— Ce n’est qu’une observation objective, madame… Belette.

— Et vous, vous portez le même nom que dix autres millions d’automates, docteur Castafolte. Et le même visage, d’ailleurs.

Henry prend le temps de lisser sa blouse, absolument insensible à l’attaque.

— Non, j’ai une moustache, déclare-t-il fièrement.

Renard peut parfaitement voir le point d’interrogation sur le front de Belette, qui scrute le docteur avec une incompréhension totale. Elle a dû penser qu’en faisant allusion à sa nature de robot, Henry protesterait, puis finirait par planter. Malgré lui, la fierté caractéristique de son compagnon se propage dans sa propre poitrine, et un petit sourire moqueur se dessine sur ses lèvres.

— Donc, vous vous asseyez ou pas ? reprend Henry sans cacher la satisfaction dans sa voix.

— Non.

— Tant pis pour vous.

— Qu’est-ce que vous foutez avec lui ? Et vous êtes qui exactement ?

— Le docteur Henry Castafolte, cela va de soi.

Henry prend le temps de boire une gorgée de tisane avant de continuer, ce que Renard trouve terriblement cliché et crâneur, mais aussi un peu stylé quand même.

— Inventeur, humaniste, scientifique, expert en robotique, sauveur du monde à mes heures perdues – et aussi son petit-ami, précise-t-il en hochant la tête vers le Visiteur qui se contente de lever la main et de faire un peace sign résigné.

Belette glisse une main dans son dos. C’est là qu’elle a rangé sa machette mais ça, Henry ne peut pas le savoir, puisqu’elle l’a cachée au moment où ils se sont téléportés.

— Vous êtes le robot qui a accepté d’aider Loup.

— Et c’est qui, « Loup » ?

Renard répond dans un grommellement. Les élancements de douleur dans sa tête se sont légèrement calmés, mais pas assez pour qu’il articule correctement :

— Mon ex.

Henry manque de se dévisser la tête pour le regarder.

— Pardon.

— Je savais pas qu’il était encore en vie, précise-t-il tout en clignant lentement des yeux.

En relevant difficilement la tête, il croise un regard qui lui indique que ce n’est pas la réponse qu’attendait Henry. Immédiatement son attention fuit vers Belette qui, insensible à la scène de ménage qui se prépare, n’a pas attendu qu’on la regarde pour dégainer sa machette. Le tranchant de la lame se pointe sur le docteur, probablement parce qu’il représente une menace plus grande que la loque humaine avachie sur la table.

Par réflexe, Henry lève les mains, alors qu’il pourrait facilement envoyer son adversaire au tapis d’un turbo-poing.

— Hé, oh, vous allez baisser ça de suite !

— Non. Je vais pas vous laisser partir, docteur Castafolte – sûrement pas quand vous avez accepté d’aider un projet qui pourrait endoctriner des enfants.

— Endoctriner des- hé. Non mais de quoi vous parlez ?!

— VOUS SAVEZ TRÈS BIEN DE QUOI JE VEUX PARLER !

Le hurlement les prend tous au dépourvu ; Renard, parce que ses tympans manquent d’éclater, Henry parce que la machette s’est rapprochée un peu plus de sa tête, et le Castabot parce qu’il n’est pas habitué aux humains qui crient. Le petit robot s’est réfugié dans un coin du labo au moment où ils se sont matérialisés, et apparemment Belette n’a pas encore détecté sa présence, trop concentrée sur sa cible.

Le Visiteur, récupérant de son état second, fronce les sourcils.

— J’ai suivi la Meute depuis plus d’un an maintenant. Loup veut reconstruire la Porte qui a permis au Maître de nous faire croire à l’Autre Monde, siffle-t-elle entre ses dents serrées. Et pour ça, il est allé contacter le compagnon du Sauveur de Néo-Versailles, un robot Castafolte qui lui a fourni des plans et lui a promis une livraison d’ici une semaine.

— Alors déjà, bravo pour la petite histoire, répond Henry d’une voix sarcastique au possible, mais vous voyez bien que le compagnon du sauveur de Néo-Versailles est ici et qu’il ne fait pas de menuiserie dans son laboratoire.

Belette retient un éclat de rire mauvais.

— Bravo Renard, tu t’es trouvé un menteur aussi doué que toi.

— Il ment pas.

Par réflexe, Renard a planté ses ongles dans le bois de la palette. Belette est si aveuglée par la colère qu’elle ne daigne même pas lui accorder un regard. Son attention reste fixée sur Henry, dont les yeux lancent des étincelles depuis qu’il s’est fait traiter de menteur.

— Il ne sait presque rien de la Meute, Belette. Il était… En train de m’aider pour ma convalescence, ajoute-t-il en pointant les rides et les cheveux blancs de son visage.

— Et je devrais te croire.

— Oui, parce que c’est vrai.

— Toi. Le gars qui a dit à toute l’humanité que tu venais de l’Autre Monde.

— J’avais pas le choix !

— Peu importe maintenant ! s’écrie-t-elle, la voix débordante de rancœur. Loup s’en sert, de ton foutu mensonge à la con, et il veut faire croire à la Meute qu’il est leur nouveau sauveur ! Et à cause de toi, des dizaines de gosses sont entraînés à se battre comme des soldats ! Il les utilise pour prendre du terrain et bientôt-

— C’est pas possible ! Loup ne peut pas savoir que l’Autre Monde n’existe pas ! Il n’y a que toi et moi-

— Tu penses vraiment que je me serais fait chier à traverser les prisons nécrophiles pour te trouver toi, et pour rien ?!

Le sang qui macule ses bottes a raison.

— Je pensais que tu voulais me tuer, déclare-t-il d’une voix froide.

— J’en ai plus rien à foutre de toi. Mais si tu veux mon avis, je pense qu’un monde sans ton existence se porterait mieux.

La bouche sèche, le Visiteur se tait.

Henry, non.

— Alors, excusez-moi d’interrompre ce charmant débat, mais il va falloir me dire de quoi vous êtes en train de parler. Et vous, ajoute-t-il en jetant un regard terrible sur Belette, vous allez faire très attention aux menaces que vous proférez chez moi.

— Je n’ai pas peur d’un robot, cingle Belette sans baisser son arme.

— Tant mieux, car il n’y en a pas qu’un seul.

Henry se tient très droit - sans pour autant relâcher son mug - quand le Castabot sort de l’ombre pour encercler Belette à revers. Malgré les petites antennes inoffensives et la moustache qui l’agrémentent, un bras mécanique sort du robot pour brandir un taser, dont le grésillement parcouru d’étincelles bleues ne donne pas envie d’y toucher. Renard, impressionné, hausse un sourcil.

Puis le docteur tourne la tête vers lui, sans effacer l’air sévère sur son visage.

— C’est qui.

Le Visiteur, résigné, ouvre la bouche pour avouer à Henry quelque chose qui ne va pas trop lui plaire.

— Mon ex.

— Une erreur de parcours, répond Belette au même moment.

Renard lui lance un regard scandalisé, qu’elle ignore sans problème. Henry, perplexe, ne trouve rien à dire pendant quelques secondes : le pauvre docteur ouvre la bouche, observe les deux personnages dans un va-et-vient confus, referme la bouche, traite cette nouvelle information, puis décide vraisemblablement de la mettre de côté pour se concentrer sur quelque chose de plus important - comme, par exemple, la menace de l’arme blanche à quelques centimètres de son nez.

— Vous allez poser ça, oui ?! Je travaille pas pour ce Loup !

— Vous êtes le seul qui puissiez travailler pour lui ! rétorque la jeune femme en durcissant sa prise sur le manche. Un Castafolte compagnon du Sauveur de Néo-Versailles, il n’y en a pas mille !

— Et en admettant – comme ça, au hasard – que vous vous soyez trompée, est-ce que vous pourriez m’expliquer quel serait mon rôle dans tout ça ?

— Reconstruire la Porte.

Le silence qui suit cette déclaration dure plusieurs secondes. Belette ne tique pas, visiblement incapable d’envisager qu’Henry n’est pas celui qu’elle cherche, et elle continue de fixer le docteur d’un œil perçant, comme pour attendre son aveu.

Renard, comprenant qu’ils tournent en rond, se décide à expliciter un peu les choses ; il se tourne vers son partenaire en posant une main sur la table, au cas où il aurait besoin de l’utiliser comme maquette improvisée.

— C’était l’appareil qu’utilisait le Maître pour nous faire croire à l’Autre Monde. Enfin, personne ne l’avait jamais vu l’utiliser avant nous deux.

En un éclair, il sait qu’Henry a compris que Belette est l'« amie », dont il n’a pas pu prononcer le nom le jour où il a dit la vérité.

— Et elle ressemblait à quoi exactement, cette « porte » ?

— C’était… Une grande porte, répond Renard en écartant les mains pour mesurer le cadre pourtant inexistant dans ses souvenirs.

— Mais encore.

Belette soupire. Elle se relâche seulement le temps de lui livrer une description qu’elle doit probablement connaître par cœur, au vu de la rapidité avec laquelle elle la récite.

— Deux grands pylônes en fer, et un champ magnétique entre les deux. Bleu, le champ magnétique.

— Et accessoirement, rajoute le Visiteur rien que pour ajouter son grain de sel, un projecteur caché dans un coin de la pièce, et la télécommande qui le pilote.

Cet ajout lui vaut un coup d’œil contrarié, auquel il répond avec un demi-rictus. Sa mémoire a beau être trouée comme du gruyère depuis un temps, il sait très, très bien à quoi ressemble l’objet qui a causé le pire de tous ses mensonges. Refoulant visiblement une envie violente, Belette consent à le laisser participer grâce à une démarche qui consiste à faire comme s’il n’était jamais intervenu :

— C’était un projecteur.

— Donc il vous faisait croire à l’Autre Monde en projetant… Un film ? s’aventure Henry en arquant un sourcil.

Renard imagine immédiatement la question qui lui traverse l’esprit – comment le Maître a-t-il pu accéder à un DVD suffisamment en bon état pour être lu ? Lui-même s’est posé la question, mais n’a jamais trouvé la réponse. Le fait qu’un disque puisse survivre pendant plus de quatre siècles, et qu’il corresponde aux projets du Maître, a toujours été un mystère.

Il peut répondre à une autre question sous-jacente, en revanche.

— C’était Star Wars.

Henry tourne la tête vers lui d’un air perplexe.

— Le film, précise-t-il en ponctuant son intervention d’un toc-toc de phalange sur la table. Mais juste le début. Sans le son.

— Lequel ? s’enquérit le docteur, toujours prêt à satisfaire sa curiosité.

— Celui avec du sable.

Renard ne voit pas Henry rouler des yeux d’un air de profonde exaspération. Belette assiste à l’échange en crispant la mâchoire, mais un tic nerveux agite sa paupière droite – pour l’avoir vue souvent, le Visiteur reconnaît là l’attitude des passants lors de leurs anciennes missions avec Raph, quand il débitait des explications saugrenues et que leur cible ne comprenait rien à ce qui se passait. Et si la confusion qu’ils provoquaient n’était pas gage de crédibilité, elle avait au moins l’avantage de déstabiliser.

Belette a l’air très déstabilisée.

— Bon, reprend Henry en secouant la tête comme pour oublier que son petit-ami vient de démontrer – une fois de plus – son profond manque de culture générale, et qu’est-ce qui l’a détruite, cette porte ?

Le silence qui accueille sa question est un indice assez probant. Le regard de Belette s’est assombri, mais s’est fait fuyant et, tout comme Renard, elle fixe un instant ses chaussures. Henry n’a besoin que de quelques secondes pour rassembler les pièces du puzzle.

— Vous ? demande-t-il aux deux visiteurs.

— Moi, répond calmement Belette sans bouger d’un cil.

— Et le Maître… ?

— Moi aussi.

— C’était un accident, Belette, intervient le Visiteur en lui jetant un regard sévère.

La prise sur le manche de la machette se fait tremblante de rage.

— On s’en fout de ça, je suis pas venue pour parler du Maître ! Je suis venue pour arrêter la reconstruction de la Porte, sinon la Meute fera confiance à Loup, et je vais pas rester les bras croisés à rien faire !

— Et tu sais où ils se trouvent ?

Renard a parlé d’une voix posée, étrangement calme. Quelque chose brille dans son regard et Henry, qui a vivement tourné la tête, sent les problèmes arriver de très, très loin.

Belette penche la tête sur le côté. Ses gestes se font plus hésitants ; elle commence à comprendre, d’après l’attitude du Castafolte, que ce n’est pas le robot qu’elle recherche. Sa bouche reste tordue quand elle répond au Visiteur.

— Oui.

— Donc tu peux nous y conduire ?

— Renard, chuchote Henry d’une voix parfaitement audible et parfaitement contrariée.

— Quoi.

— N’y pense même pas.

— Exactement, renchérit Belette d’un ton sec. Je t’emmènerai jamais voir la Meute. Pas après ce que tu leur as fait.

— Mais c’est ma faute, non ? Tu l’as dit toi-même. Si j’y vais et que je leur parle, à ces gosses, en tant que Sauveur de Néo-Versailles, pour leur dire que l’Autre Monde n’existe pas… Ils me croiront.

Le visage de Belette se peint d’une émotion noire, presque nécrosée.

— Les gens n’ont plus besoin de te croire.

— Et tu n’es pas en état, argumente Henry en jetant un coup d’œil éloquent à son avant-bras meurtri de bleus.

Puis il ajoute, d’une voix un peu plus basse, similaire à celle d'un adulte essayant de canaliser la peine d'un enfant :

— C’est pas pour ça que tu es parti, tout à l’heure.

La main du Visiteur descend pour effleurer sa ceinture, là où le talkie-walkie est accroché. Ses doigts tremblent quand ils touchent l’antenne cassée, avant de revenir se poser sur la table, où ils pianotent un instant.

— Je l’ai trouvé.

— Alors stop. Ça suffit. Tu ne répareras pas toutes tes erreurs.

Le ton d’Henry n’est ni fataliste, ni pessimiste, ni même un peu condescendant. C’est le ton qu’un médecin utiliserait pour poser un diagnostic.

Belette baisse les yeux comme si à travers la table, elle aussi pouvait observer le talkie-walkie à la ceinture du Visiteur. Elle fronce les sourcils. Renard plaide sa cause.

— Je veux voir Loup.

— Il a changé.

— Moi aussi.

Le regard qu’elle jette à ses cheveux blancs en dit long.

— Je sais qu’être désolé ne va rien changer. Je sais que tout le monde m’a entendu mentir. Mais si je peux lui faire ouvrir les yeux, ça vaut le coup.

Il tourne la tête vers Henry.

— Tu ne l’as pas construite, cette porte.

— Non.

En disant ça, Henry jette un regard appuyé vers Belette, qui l’ignore.

— Alors il y a un Castafolte qui se fait passer pour toi.

Touché. Le docteur, l’air embêté, scrute ses gants.

— C’est… un problème, oui.

— Un problème qu’on peut régler. Ensemble.

Leurs deux regards se tournent vers Belette qui, soudainement, semble bien plus agacée d’être prise à revers par le Castabot, qui n’a toujours pas rangé son taser. Sa mâchoire se contracte, mais la machette, jusque-là tendue bien droit, finit par retomber le long de sa jambe.

— Je ne t’y emmène pas.

— Je te demande pas de m’emmener voir la Meute. Seulement Loup.

Il laisse couler une pause, le temps d’assimiler l’adrénaline qui lui court dans les veines après ça. Loup est en vie, Loup est en vie.

— Belette…

— D’accord. D’accord ! peste-t-elle entre ses dents. Essaye de lui parler.

— Tu l’as fait, toi ?

Elle s’esclaffe, d’un rire acide.

— Il te croit mort, tu sais.

Renard se lève, repousse son tabouret et se dirige vers la bibliothèque d’Henry sans répondre. D’une main, il décroche le talkie-walkie, le dernier message de Judith, et le niche en sécurité, caché et protégé, sur la tranche d’un livre très précis au titre en latin que le docteur Castafolte reconnaît immédiatement. Puis il se retourne, et Belette, qui sait très bien où est posé l’objet puisqu’il ne s’en est pas caché, semble prendre ça pour une preuve de confiance – à elle d’en donner une en retour.

— Je suis prêt.

Belette serre les dents.

C’est elle qui mène la marche dans les souterrains quand ils sortent.

Chapter 16: Le Visiteur du Futur

Summary:

« C’est la fin de la fin du monde
C’est la fin de la fin de nous »

La fin de la fin du monde (Calogero)

Notes:

Bonsoir à tous-tes. Chose promise, chose due : voici le dernier chapitre de L'enfant au renard ou, pour être plus honnête, l'avant-dernier chapitre puisqu'il y aura un épilogue (les petits malins remarqueront qu'un élément du scénario n'aura pas été résolu dans ce bon gros morceau de 10 000 mots).

J'en profite pour vous remercier encore une fois, espérer de tout mon cœur que ça vous plaira, et vous souhaiter un agréable visionnage du film dès demain !

(que j'ai adoré d'ailleurs. et j'ai pleuré. françois descraques ne m'a pas retrouvée sur le parking de toulouse nord mais il écrit aussi très bien les trucs les plus tristes)

Chapter Text

L’erreur était grande, mais personne n’aurait pu la voir venir.

Comment condamner Renard ? Quand Belette le guide à travers les tunnels à moitié éboulés du métro parisien, il n’a aucune idée d’où il va. Henry lui murmure bien qu’il s’oriente vers l’ancienne station Nation, mais il n’écoute pas, il n’écoute plus, plus vraiment ; son cœur cogne dans sa poitrine comme un fracas de vaisselle, et chacun de ses pas est plus léger que le précédent. Une pensée l’obnubile,

Loup est vivant,

comme en miroir de son obsession précédente,

Judith a choisi comment mourir.

Et il court le Renard, il y vole ; il ramasse tous les fils de son passé comme une pelote déroulée dans un labyrinthe, croit enfin apercevoir la sortie quand Belette lui dit de l’attendre, comme un serviteur priant son visiteur de patienter avant que le maître n’arrive, il trépigne, tourne et retourne sur place à l’image d’un animal en cage. Un comportement aussi nerveux aurait mis mal à l’aise n’importe quel inconnu, mais Renard ne sait pas que le sang sur son visage a quasiment disparu et qu’il a l’air d’un clodo plus pathétique que dangereux, même dans sa propre époque. Henry ne le voit pas, lui non plus ; le docteur est trop occupé à mémoriser le chemin qu’ils ont pris pour pouvoir prendre la fuite si jamais les choses tournent mal. C’est pourtant le détail le plus important : il ne saigne pas. Il ne saigne plus.

Ça dure une heure, trois secondes, une poussière de temps peut-être. Renard shoote un caillou du bout de sa chaussure et celui-ci ne parvient pas à tomber dans la veille bouche d’égout qu’il visait ; à la place il s’arrête sous le talon d’un homme, et l’atmosphère du couloir se fait terrible.

Il n’y a que Henry pour noter l’absence de Belette.

Loup et Renard s’observent en silence. De loin, on pourrait croire qu’ils sont jumeaux. Tous les deux portent un manteau à la longue traîne, à la différence que celui de Renard est plus rapiécé ; tous les deux ont un pansement sur le nez, mais il n’y a que Renard qui a saigné en-dessous ; leurs cheveux leur tombent sur les yeux, mais ceux de Loup sont noirs de jais alors que ceux de Renard sont d’un blanc crayeux. Ils ont la même étincelle dans les yeux. Là où le Visiteur pense qu’ils refoulent leurs larmes, Loup ne fait que chasser une poussière de ses globes injectés de sang.

— Elle n’a pas menti, commence-t-il d’une voix qui a créé l’attente.

— Salut, répond le Visiteur de celle qui désamorce toute gravité.

Son souffle s’est raccourci, mais ça n’a plus rien à voir avec sa force physique. Un sourire fébrile lui gangrène le visage, dans un réflexe presque carnassier. Loup fait de même et sa joue se retrousse sur le côté. Ses canines aiguisées ressortent au milieu de la saleté qui recouvre son visage. Ils pourraient tendre le bras et se serrer la main. Ce n’est pas comme ça que leur espèce opère.

Les petits points noirs dans les yeux de Loup se décalent l’espace d’une milliseconde. Il hoche imperceptiblement la tête, avec toute la neutralité que demande une rencontre diplomatique :

— Docteur Castafolte.

Renard n’arrive pas à concentrer son attention sur Henry. Il ne voit plus que Loup ; il ne voit pas que Henry fronce les sourcils, et il ne voit certainement pas que Henry fait un pas en arrière.

— Monsieur Loup, acquiesce ce dernier d’une voix presque robotique.

Le « Monsieur » arrache un petit ricanement rauque à l’intéressé, ricanement qui se finit en accès de toux. Renard fronce les sourcils à son tour, moins par méfiance que par inquiétude.

Le regard bleu se plante à nouveau sur lui comme un couteau. Il a l’impression de saigner quand il le supporte. Pourtant il ne saigne plus.

— Qu’est-ce qui te ramène ici, Renard ? On te pensait mort. Tu en as l’air, d’ailleurs.

— J’en avais marre de mourir, dit-il non sans une pointe d’ironie.

Un craquement affreux d’articulation retentit dans la galerie quand Loup fait un pas en avant. Renard le laisse s’approcher, baisse un peu la garde. Il serait incapable de dire où se trouve Henry.

— Donc tu reviens ? Tu veux réintégrer la Meute ? ironise le nouveau chef en plongeant nonchalamment les mains dans ses poches.

Renard remarque qu’il porte des mitaines, comme lui ; mais elles ne sont pas effilochées, et sont loin d’être sales. Des gants de prince.

— Pour poursuivre l’œuvre du Maître, peut-être ?

— Non. Le contraire, en fait, souffle-t-il du bout de ses lèvres desséchées.

Loup s’arrête. Il ne leur manque qu’une grande enjambée pour être à portée de main l’un de l’autre.

— Pardon ?

— Loup, il faut que tu saches quelque chose… Le Maître… Le Maître nous a menti.

Un long silence suit cette révélation. Elle n’a pas le même poids hystérique que lorsqu’il l’a livrée à Henry, dans le laboratoire. Elle s’étiole dans un soupir usé mais soulagé, délivré du mensonge pour une toute dernière fois.

Loup l’observe.

Longtemps.

Quelque chose brille dans son regard et un tic agite sa joue, comme si ça le démangeait de grogner. Renard s’attend presque à ce qu’il lui rit au nez, alors il continue. Il parle.

Il sait que ça peut sauver beaucoup de choses.

— Il n’y a pas d’Autre Monde, poursuit-il d’une voix tremblante. Belette, elle m’a dit que t’essayais de réparer la Porte, mais ça sert à rien. L’Autre Monde, il existe pas. Le Maître en est jamais venu. Tout ce qu’il nous a dit, depuis le début… C’était bidon. Je le sais, parce que…

— Attends.

Il obéit. Réflexe qui tient moins du respect qu’il porte à son interlocuteur qu’à sa propension à la docilité depuis qu’il a perdu la mémoire.

En face, le visage de Loup s’est ouvert. Pour la première fois Renard accède par-delà la façade, distingue des rides confuses sur son front et l’inquiétude au crochet de ses lèvres tordues, une panique qui creuse des joues et rigidifie son corps tout entier. Il attend, fébrile.

Loup jette un coup d’œil à sa machine, ce qui le tend immédiatement.

À tout moment, on le traite de menteur. (Pourquoi associe-t-il le mensonge à la machine ?)

— Pourquoi tu dis ça, murmure-t-il d’un ton troublé. Pourquoi maintenant ?

— Parce que je peux plus le cacher, Loup. Je peux plus le cacher, il- il faut le dire à la Meute, ok ? C’est pour ça que je suis venu. Pour réparer mes erreurs… Et celles du Maître.

Il a envie de tendre la main. Ce ne serait pas très digne.

Il le fait quand même.

Loup baisse les yeux pour observer son geste, entièrement déconcerté à présent. L’une de ses canines est toujours à découvert – Renard remarque l’éclat de l’émail malgré l’obscurité. Il se tait, anxieux comme s’il venait de passer un examen à l’oral. Une immensité se glisse dans le silence.

Dans un coin de sa tête, la voix de Judith lui demande pourquoi Henry n’est toujours pas intervenu.

Enfin Loup relève la tête et c’est comme si la cire de son masque venait de fondre, étirant ses traits dans un mélange incompréhensible d’émotions bousculées, défigurées par la révélation et la hâte :

— Il faut que tu viennes avec moi. Tu leur diras, toi.

On le croit.

Hébété, Renard capte à peine qu’on lui prend la main. Le toucher est doux, grâce aux mitaines neuves. (La voix de Judith répète, neuves ?) Il cligne plusieurs fois des yeux, comme si ça pouvait lui permettre de mieux comprendre une telle preuve de confiance, et à aucun moment il ne s’arrête, deux secondes, une poignée de mesure pour mettre en doute la vitesse à laquelle Loup se résout à abandonner la croyance qui a guidé sa vie depuis l’enfance.

Non. Le Visiteur du Futur avance, comme toujours. À croire qu’il doit sans cesse rattraper son retard.

— Tu me crois ? qu’il balbutie avec l’émerveillement d’un enfant.

— Bien sûr que je te crois. C’est toi qui as vu le Maître pour la dernière fois avant que… Que…

Loup ne termine pas sa phrase, peut-être parce qu’il doit se demander ce que le Maître est devenu s’il n’est pas reparti dans l’Autre Monde, puisque l’Autre Monde n’existe pas ; il bute sur ses mots et finit par regarder ailleurs.

Renard devrait reconnaître cette attitude. C’est celle d’un fuyard.

Mais il sent qu’une deuxième main se pose dans son dos pour l’attirer dans une étreinte qu’il ne refuse évidemment pas. Son nez s’enfonce contre l’épaule d’un manteau de cuir un peu usé, qui ne lui rappelle pas celui du Maître. Il respire l’odeur, ose serrer un peu le câlin, et quand celui-ci se brise, il fait face à un homme qui accepte pleinement son repentir, et c’est un peu son passé qui lui pardonne. Tout l’inverse de Belette, en fin de compte.

— Viens.

Il est trop heureux. Renard suit Loup sans retourner en arrière.

Et s’il s’était retourné, il n’aurait pas trouvé Henry.

 


 

Dans la gueule du Loup.

Littéralement.

Renard se tient debout face à une assemblée exclusivement composée d’enfants de tous les âges ; certains s’agrippent aux habits des plus grands, leurs petites mains sales férocement serrées, tandis que d’autres ont déjà fait un pas vers l’adolescence, d’après leurs regards plus sérieux. Ils sont beaucoup, beaucoup plus nombreux que la Meute qu’il a connue. Une cinquantaine, si ce n’est plus.

Tous, sans exception, se sont levés lorsque Loup est apparu dans la pièce.

Leur discipline, si elle aurait émerveillé certains professeurs, se mélange à une admiration pour le nouveau Maître qui ressemble un peu trop, du goût de Renard, à celles de fidèles religieux. Le Terrier a changé. Beaucoup.

Sans oublier, bien sûr, les armes qu’il voit pendues sur le mur du fond, étiquetées avec les prénoms des enfants.

Et des soldats fidèles, ça ne dit rien qui vaille. L’avertissement, bien sûr, met du temps avant de remonter aux oreilles du Visiteur.

— Mes enfants ! s’exclame Loup, écartant fièrement les bras depuis la petite estrade où il a également planté Renard. Aujourd’hui est un jour très important pour la Meute ! Je vous ai ramené un Visiteur.

Ce n’est pas comme les spectacles de Néo-Versailles. Il y a une atmosphère soudainement lourde qui lui pèse sur l’âme, comme un étau qui se resserre autour de sa trachée. Comme si Renard venait de marcher dans un collet.

Petit à petit, il remarque deux grands gaillards flanqués de part et d’autre de la scène. Ils sont tous les deux armés. L’un d’eux a un bandeau sur l’œil, et ça ne lui rappelle pas de bons souvenirs.

Il respire un grand coup. Il fait ça pour la Meute. Parler. Il faut parler.

— C’est qui ? demande un petit au troisième rang, sans oublier de lever la main.

— C’est le Sauveur de Néo-Versailles ! braille une autre, au peu plus au fond.

Renard n’aime pas la sous-couche de rancœur qu’il détecte dans la voix de la gamine. Il jette un coup d’œil alarmé à Loup, qui lui offre un sourire rempli de dents effilées.

— Il s’est présenté à notre porte dans le but de nous parler, poursuit ce dernier en appuyant délibérément sur le dernier mot. Et j’ai tenu à l’entendre en même temps que vous.

Puis il tourne la tête vers son compagnon de scène. La lueur dans ses yeux devient carnivore.

Renard acquiesce, ignorant la ficelle qui se resserre autour de sa gorge. Parler devant un public, ce n’est pas nouveau. Pourquoi a-t-il l’impression d’étouffer ?

— Bonjour à tous… Je m’appelle Renard. Je faisais partie de la Meute, avant. Et… Oui, c’est moi le Sauveur de Néo-Versailles.

L’atmosphère s’appesantit encore, lorsqu’il dit ces mots. Un gamin au premier rang fronce les sourcils et cherche le regard de Loup, qui pose un index sur ses lèvres pour lui intimer le silence. L’enfant obéit immédiatement, ramenant son attention sur leur drôle de Visiteur.

— Je suis venu pour rétablir la vérité, poursuit-il en raffermissant sa voix devenue tremblante. À propos de l’Autre Monde.

Une rumeur impressionnante parcourt les rangs. Ébahis, tous les gosses s’en remettent à Loup, qui une fois de plus doit intervenir pour rétablir le silence :

— Les enfants. Lorsque qu’un adulte parle, on l’écoute.

— Mais Maître, il dit que-

Silence.

On pourrait entendre une mouche voler. Renard pense, avec un temps de retard, que s’il portait encore le micro de Van Der, sa déglutition résonnerait dans toute la salle.

— Je sais que j’ai dit que l’Autre Monde existait dans les haut-parleurs des Missionnaires. Mais… Mais c’était pas vrai. Ce que j’ai dit, je l’ai fait parce que sinon… Sinon, l’opérateur chargé de contrôler les robots de Joseph n’aurait pas pu les arrêter.

» Mon Maître – l’ancien, celui qui vivait dans le Terrier avant vous – s’est occupé de moi… De nous, rectifie-t-il en jetant un regard vers son compagnon de scène. Il nous disait que l’Autre Monde était un endroit fabuleux, où la fin du monde n’avait jamais eu lieu. Il disait qu’il en était revenu, et que sa mission était de nous faire passer de l’autre côté.

» Mais un jour… Un jour, quelqu’un… A remis sa parole en cause. Alors il nous a convié, moi et une amie, à voir l’Autre Monde.

» Il y a eu un problème.

» La Porte n’a pas marché. Elle n’avait jamais marché. Ce jour-là, mon amie et moi… On s’est rendu compte que l’Autre Monde n’avait jamais existé. Le Maître a voulu nous rassurer.

» Ça n’a pas marché.

» Depuis, il n’y a qu’elle et moi qui savons. Mais je veux changer ça. Je veux vous dire… Que l’Autre Monde n’existe pas. Parce que plus personne ne doit vivre dans le mensonge, même si les intentions de celui qui le dit sont bonnes. J’ai mis du temps à le comprendre… Alors je viens vous voir, vous et votre Maître, pour que vous arrêtiez de vivre pour un monde que vous ne verrez pas.

» C’est pas une chose facile, hein. Je sais que vous vous sentez déçus. Et je sais… Je sais même pas si vous avez entendu parler du père Noël, mais j’ai l’impression que l’Ancien Maître, il voulait faire pareil. Nous raconter des histoires pour qu’on aille mieux. Sauf qu’il a juste oublié de nous donner la fin.

Renard prend une grande inspiration. Tous les gosses s’entreregardent, paniqués. Certains cherchent Loup du regard, d’autres l’observent avec un air apeuré.

— Moi, je vous la donne, conclut-il en tournant la tête vers son ancien compagnon. L’Autre Monde n’existe pas. N’en voulez pas à Loup, parce qu’il ne savait pas, lui non plus.

Un silence de mort règne dans le Terrier.

Personne ne le rompt. Il a l’impression qu’il va s’évanouir, mais Renard tient ; c’est fini maintenant, la fuite.

— Quelle histoire, applaudit Loup en battant lentement des mains. Il faut un sacré courage pour venir nous dire ça, Renard. Et tu ne leur dis pas ?

— Dire quoi ?

À ces mots Loup lui adresse un sourire de prédateur.

Et Renard, propulsé hors de son propre corps pendant un instant terrible, sait qu’il vient de tomber droit dans un piège.

— Que toi et Belette avez tué l’ancien Maître ?

— … Quoi ? murmure-t-il d’une voix creuse.

— Oh je t’en prie. Ce n’est pas très bien de mentir, et de dissimuler la seule vérité dans ton histoire.

Avant qu’il ne puisse faire un seul geste les deux baraqués du bord de scène braquent leurs tromblons sur lui, et la foule de gamins se met à chuchoter fébrilement, sans comprendre ce qui se passe ; Loup avance, sa poigne sur son épaule le fait reculer de quelques pas pour lui laisser la lumière, et :

— Mes enfants, je vous ai amené ici le plus bel exemple de la corruption de ce monde souillé. Je voudrais qu’on tire de cette expérience une grande leçon. Quelqu’un peut-il me rappeler ce qu’a fait le Sauveur de Néo-Versailles ?

— Il a provoqué les émeutes dans la ville ! hurle un gosse en le pointant méchamment du doigt. Mes parents sont morts à cause de lui !

— Et pourquoi cela ?

— Parce qu’il a menti ! Il disait qu’il sauvait tout le monde mais c’était pas vrai ! renchérit une petite d’un ton de reproche.

— Exactement, acquiesce Loup d’une voix profondément peinée. Mais Renard ne ment pas sur tout ! Il a raison, quand il dit qu’il a grandi dans la Meute. En fait, on pourrait presque dire… Qu’on était comme des frères.

A ces mots Loup prend le temps d’épousseter le manteau du Visiteur d’une main, non sans lui broyer l’épaule de l’autre. Il le manipule comme une poupée, qu’il prend bien soin d’habiller correctement pour faire son spectacle.

Renard, terrorisé, se laisse faire et comprend qu’il ne peut pas fuir. Pris dans les phares de la scène, il n’a qu’à faire un seul faux pas et les canons pointés sur son museau feront feu. Il n’oserait pas infliger sa mort aux enfants ; Loup, lui, n’attend que ça.

— Sauf que Renard est parti de la Meute en tuant l’Ancien Maître, poursuit-il d’une voix chargée de sucre. Il a cassé la Porte ! Il m’a laissé tout seul, moi et les autres, et nous avons dû survivre en attendant. Vous savez ce qu’il a fait ensuite ?

Une rumeur négative parcourt les rangs.

Renard tremble. Quelque chose lui secoue les os et ça ressemble un peu à de la volonté.

— Je n’ai pas tué le Maître, murmure-t-il comme pour s’en convaincre.

Puis il ajoute, un peu plus fort :

— Je n’ai pas tué le Maître et il n’y a pas d’Autre Monde !

— Il n’y a pas d’Autre Monde car tu as détruit notre seul moyen d’y accéder ! vocifère Loup en manquant de le couvrir de postillons.

Désormais l’homme lui tourne autour comme un animal, sans jamais détacher son attention de la foule d’enfants à ses pieds, fascinée par le combat en cours.

— Le Maître nous mentait depuis le début ! cingle Renard en serrant les poings. Il nous mentait comme Loup vous ment aujourd’hui !

— Savez-vous ce que Renard a fait ensuite, les enfants ?! insiste Loup en pivotant vers les intéressés, faisant claquer la traîne de son manteau.

— Non ! s’exclament les petits avec de grands yeux avides.

D’un coup sec, Loup lui attrape le poignet et brandit le bras portant la machine qu’il n’utilise plus que pour aller chercher Raph en 2014. Renard essaye de se dégager, mais la résistance qu’on lui oppose est colossale. Épinglés par une centaines d’yeux avides, il a l’impression d’être un monstre de foire exposé dans une cage.

— Il a commencé à voyager dans le temps ! Il a effacé certaines personnes de notre présent pour améliorer un passé qu’on ne connaîtra jamais !

— C’est faux ! hurle-t-il en désespoir de cause. J’annule les catastrophes qui pourraient vous tuer !

— Des catastrophes comme celles de Néo-Versailles ?! ironise le nouveau Maître en dissimulant un rictus.

Où est passé Belette ? Henry ? Il scanne désespérément la pièce, ne tombe que sur des petits visages sales en manque de distraction. Dépassé, il pose sa main sur celle de Loup, qui lui serre l’avant-bras à un degré qui tient de la haine ; ses ongles s’enfoncent dans sa chair, mais Renard ne peut pas lui renvoyer l’ascenseur, car ses mains sont moites et tremblent, électrocutées.

— C’est pas vrai ! Tu leur mens !

— Ah, vraiment ? Mais dis-moi, qui de nous deux s’est avéré être un menteur ?

Sa prise sur Loup dérape. Essoufflé, le Visiteur se fige, plonge dans un regard bleu qui aimerait le transpercer, et laisse retomber son bras tandis que l’autre, toujours brandi en l’air, continue d’exposer la machine. Triomphant, le nouveau Maître se tourne vers ses sujets.

— Mes enfants. Qu’est-ce qu’on réserve aux menteurs ?

La sentence est hurlée comme un caprice :

— LA MORT !!!

— Le tribunal a jugé, déplore Loup dont le sourire trahit la fausseté de sa tristesse.

Les deux gardes posent un pied sur scène.

Renard n’entend plus le son de l’horloge ; il le ressent. La sueur qui coule de son front creuse des sillons sur la peau fatiguée de son visage et sa respiration, au lieu de s’accélérer, ralentit comme s’il venait d’entrer dans son propre champ de slow-motion. Il repense aux rideaux derrière la scène et à ce qu’ils doivent forcément cacher. Ils ondulent avec un peu de retard sur les planches.

Une phrase de Belette lui explose en tête.

Loup veut reconstruire la Porte qui a permis au Maître de nous faire croire à l’Autre Monde.

Cela fait très longtemps que le Visiteur ne construit plus de plans. Ça l’a un peu trop épuisé, ces derniers temps.

Il a quand même la force d’ouvrir grand la bouche. La goutte de sueur qui coulait au ralenti sur sa tempe et les grimaces déformées des enfants reprennent de la vitesse et il marche à nouveau en rythme dans le cours du temps.

Quand est-ce que tu comprendras qu'il faut que tu parles au lieu de te taire ?!

— Ah ouais ?! hurle-t-il d’une voix si inconnue que les clameurs des enfants se taisent immédiatement. Si c’est moi le menteur et qu’il dit vraiment la vérité, pourquoi est-ce qu’il ne vous a jamais montré l’Autre Monde ?!

— Parce qu’on est pas encore assez purs ! rétorque immédiatement un gosse.

— Et vous le croyez vraiment ? s’esclaffe Renard d’un ton méprisant. Si Loup a reconstruit la Porte, est-ce que l’un d’entre vous l’a déjà vu l’utiliser ?!

Il revoit Judith mimer un pistolet de sa main ensanglantée, « touché ».

Le gamin qui l’a contredit fronce les sourcils, surpris. Tous s’entreregardent dans la confusion la plus totale, et alors qu’une rumeur grossit du fond des rangs, Renard se permet de jeter un coup d’œil à l’expression contrariée de son rival. Sa voix est réduite à l’état de murmure, mais cingle dans le vide comme un coup de fouet.

— Si elle marche, ta Porte. Prouve-le. Prouve que l’Autre Monde existe.

Un silence funèbre alourdit l’atmosphère.

— Je n’ai pas besoin de m’abaisser à ton niveau, siffle Loup tout en relâchant malgré tout sa prise sur la machine.

Aussitôt Renard tourne à nouveau la tête vers les enfants ; il parle ou crie, ça n’a pas d’importance, et se jette à corps perdu dans la vérité qu’il a trop longtemps étouffée.

— Moi, je vais vous dire quelque chose aussi ! Avant de venir ici, j’étais accompagné par deux amis. L’une d’entre eux s’appelle Belette – des cheveux violets et une grande machette. Et elle n’est pas avec moi parce que Loup l’a capturée ! Pourquoi, d’après vous ?! Parce que nos témoignages concordent, et que votre Maître a trop peur que vous appreniez la vérité !

Il jette un regard haineux sur Loup, Où est-elle, Loup secoue la tête et ses yeux se durcissent comme deux saphirs, Tu sauras pas, puis il abat sa mise sous la forme d’une ultime défense qui n’est rien d’autre qu’une accusation :

— IL MENT !

Et Renard continue à le regarder, se rapproche, fait cogner son front comme un bélier, grince et claque des dents et il pense, Où est Henry, il crache et feule et tempête :

— JE MENS PAS !

— Des cheveux violets ? s’interroge une enfant aux longs cheveux blancs en se grattant la tête. Comme la dame qui nous donne des morceaux de RTI quand on relève pas bien les pièges ?

— Hermine, tais-toi ! s’affole son voisin en la gratifiant d’un coup de coude. On avait dit que ça restait entre nous !

L’avantage d’avoir son front collé à celui de Loup, c’est que Renard peut parfaitement voir ses yeux s’écarquiller. Le Visiteur se laisse aller à un sourire narquois qu’il n’a utilisé que lorsqu’il a parlé pour la dernière fois à Constance, sans se dérober au contact.

— À force de vouloir faire grandir des gamins trop vite, t’as oublié comment on était à leur âge.

— Et pourquoi il se montre maintenant, le Renard ? demande soudain un petit en levant à nouveau la main.

La joue de Loup se retrousse dans ce qui pourrait bien être un rictus ou une grimace. Dans un tourbillon de manteau il pivote et s’adresse directement au gamin, laissant Renard droit comme un piquet sur le côté, sa machine encore serrée entre ses griffes. On dirait presque qu’ils se tiennent la main.

— Excellente question, Grenouille ! L’arrivée de Renard n’est pas accidentelle.

Puis, en aboyant d’un ton sec :

— Condor ! Amène-le.

L’un des deux sbires – celui au bandeau – hoche la tête et disparaît dans l’encadrement d’une porte dérobée, sur le côté de la scène.

Le cœur du Visiteur se met à battre plus fort. Ce n’est pas une bonne nouvelle, c’est pire qu’un mauvais pressentiment. Déconcerté, il fixe Loup en fronçant les sourcils, se demande ce qu’il prépare alors que tout est fini, sa Porte ne marche pas et ne peut pas marcher, et l’autre se concentre à nouveau sur les enfants, ce n’est jamais bon quand le Maître se concentre sur les enfants,

— Mes enfants, sachez que la Porte que le docteur nous a construite marche parfaitement. La preuve ! Je l’ai moi-même traversée.

Des étoiles s’allument dans les petits regards.

Les mêmes qu’il y avait eu dans le regard d’Henry, chez les Missionnaires.

— Et vous savez ce que j’y ai trouvé ?

Plusieurs enfants secouent négativement la tête. Certains lorgnent Renard comme ils auraient contemplé un repas potentiellement empoisonné.

— Ceci !

À l’image d’un de ces présentateurs télé, Loup tend les bras sur le côté et la porte dérobée s’ouvre pour laisser passer le grand baraqué borgne, Condor. L’homme semble traîner derrière lui quelque chose, et-

Et-

Et-

— Renard a voyagé dans le temps pour détruire notre présent, et voici son œuvre ! Après avoir détruit la Porte, il a froissé notre réalité encore plus qu’elle ne l’était déjà. Il n’a pas réussi à entrer dans l’Autre Monde, mais quelque chose en est sorti… Son Double !

Après tout ce qu’il a vécu, subi et refoulé, il reste peu de mots pour décrire l’état du Visiteur. Le coup de feu à bout portant, qu’il croit le trouer de part en part dès que le deuil de Judith lui remonte dans l’œsophage ; la rouille musculaire qui lui ankylose le corps depuis que Dario a cogné contre la porte du labo ; l’écartèlement face au regard de Henry chez les Missionnaires. La langue brûlée et nécrosée à force de donner vie au mensonge de l’Autre Monde. Le poids déchirant de la vie et de la culpabilité sur ses épaules.

Ça n’est rien de tout ça. Rien ne peut se comparer à l’émotion qui le traverse lorsqu’il aperçoit son Double traîné par le col sur la scène.

Sa temporalité se décalque, très précisément. Son souffle se bloque, il ne supporte pas de voir l’autre respirer. Il cligne des yeux pour chasser, par réflexe, la silhouette identique d’un battement de paupière. Sa mâchoire se crispe. Une pensée étrange lui souffle qu’il pourrait tenter de lui arracher la tête avec les dents.

Le regard hagard du Double tombe dans le sien et Renard voudrait se tuer.

Son Double a les cheveux blancs. Pas gris, mais totalement blancs. Cette couleur fait ressortir le sang rouge vif englué sur son cuir chevelu, qui ne s’étend plus jusqu’au bas de sa joue mais jusqu’à ses tempes. Il n’est plus seulement réparti du côté droit de son crâne mais sur toute son envergure.

Sa mémoire à court et long terme est complètement atteinte.

Son Double qui ne se souvient jamais de rien. Ça vous dit quelque chose ?

D’immenses cernes marquent son visage, creusé par la déshydratation et une lassitude qui se ressent jusque dans les traces évidentes de l’âge sur sa peau. Des rides sillonnent ses joues, son front, ses yeux. C’est la première fois que son Double a l’air vieux.

Le futur de Renard a l’air irrémédiablement fatigué.

Mille et une questions le fusillent mais la plus atroce est celle à laquelle il pensait avoir toujours eu la réponse.

Est-ce que c’est vraiment moi ?

Le doute n’est pas permis pendant trop longtemps, cependant ; son Double, qui s’est lui aussi attelé à l’étude physique de son passé, est soudainement parcouru d’un frisson irrépressible, pareil à un réflexe nauséeux. Un rictus animal lui accroche le bord de la lèvre droite et relève sa joue sur une rangée de dents menaçantes et pourtant en très mauvais état. Son visage ridé se froisse d’une façon violente qui n’a rien à voir avec le temps mais avec les sentiments.

Et Renard sait très bien qu’il n’y a qu’une seule personne pour le haïr autant. Il serre le poing, trouve la force de rediriger son regard sur Loup, qui observe leur petite réunion avec un sourire digne des pires déséquilibrés sur Terre-

Le sourire de Sara Lombardi, quand elle a murmuré, « il est pas au courant »-

Puis le chef de la Meute tourne la tête vers les enfants, tandis que sa main va serrer le col de son Double, qui continue de grogner comme un chien tenu en laisse.

— On a des doubles de nous dans l’Autre Monde ?!

L’un des gamins, effrayé par cette silhouette qui tient plus de l’animal que de l’homme, a demandé la chose d’une voix au bord des larmes.

— Bien sûr que non Mulot, s’esclaffe gentiment Loup d’une voix pourtant chargée de violence. Ce paradoxe est totalement inédit. Tu veux savoir pourquoi ?

Le petit ne répond pas à voix haute. Il préfère hocher vivement la tête, et Renard reconnaît très bien les signes d’une terreur enfantine. Trop choqué pour intervenir, il entend Loup poursuivre sa fausse explication sur le ton de la confidence, tout en secouant négligemment son Double par le col :

— Parce que Renard a triché. À force de voyager dans le temps, il est devenu une copie de lui-même. Il se pense l’original, mais il est bloqué dans son propre passé. C’est pour ça qu’il ne se souvient pas de l’Autre Monde, qu’il dit qu’il n’existe pas. Comme… Comme ces robots, là.

Pétrifié, Renard s’attend au nom de Castafolte et ne l’entend jamais. L’idée qu’il ne puisse plus rien prévoir le secoue d’autant plus qu’un mot, terrible à l’oreille, lui rappelle la situation affreuse dans laquelle il a laissé Henry, il y a des millénaires de ça.

Une copie de lui-même.

— Je savais qu’un jour ou l’autre, Renard allait revenir, puisque le vrai Renard – celui qui est ici, avec nous – est déjà là. Qu’il revient de l’Autre Monde.

Loup relève la tête avec la folie froide d’un dirigeant prêt à déclarer la guerre.

— Et qu’il est temps qu’il reprenne sa place en tant qu’original.

— IL MENT !

Renard tente de faire un pas vers l’avant, mais le canon du tromblon de Condor l’empêche d’aller plus loin. Il tremble de rage, sa voix vibre avec la fréquence de dix tremblements de terre, son doigt se pointe violemment vers les deux hommes qui vont lui voler sa vie :

— C’est moi, Renard ! Lui, c’est juste mon double du f…

Le mot meurt sur sa langue. Il se coupe de lui-même, les yeux écarquillés. Loup éclate de rire :

— Du futur, oui ! Pour toi, du moins. Pour nous, ce n’est que le Renard actuel.

— Non, non il vous ment ! Mon double, il ne peut pas revenir de l’Autre Monde, c’est ridicule, ça n’a aucun sens ! La Porte ne marche pas et l’Autre Monde n’existe pas ! Je viens de la même temporalité que vous tous, sauf lui !

Après s’être tourné vers les enfants, il pivote pour croiser le même regard que le sien, légèrement injecté de sang, fatigué et menteur et plein de tout ce qu’il déteste en lui :

— Dis-leur !

Mais son Double ne réagit même pas. Il continue de sourire de cette façon qui n’a rien à voir avec le sourire et quand il parle, c’est pour le faire d’une voix qui a perdu de son intensité rauque, comme si lui aussi, il se traînait une maladie grave.

Le Double du Visiteur du Futur se contente de faire ce qu’il a toujours fait, après tout :

— C’est moi, Renard.

Mentir.

Loup triomphe.

— Quelque chose à ajouter, copie ?

— JE SUIS PAS UNE COPIE ! JE DIS LA VÉRITÉ !!!

Son cri résonne dans la grande pièce. La petite Hermine, celle qui a gaffé à propos de Belette, est la seule à l’observer sans ciller. Il s’accroche à son regard quelques secondes, puis il la voit se pencher vers son petit voisin Grenouille pour lui chuchoter quelque chose à l’oreille. Essoufflé, Renard tourne à nouveau la tête pour fixer les deux autres comédiens sur scène.

— Mon double devrait même pas être ici ! reprend-il d’une voix cassée, brisée et réduite en morceaux de verre. Il devrait être en 2010, là où les Lombardi…

Il doit s’arrêter pour reprendre son souffle. Aucune réaction chez les enfants. Il tente de retrouver la gamine aux cheveux blancs, mais la foule l’a englouti ou bien c’est sa vision qui s’est troublée, parce qu’il est en train de pl-

non non Non NON NON !

De rage, il enfonce ses ongles dans la paume de sa main et ne sent même pas les lésions qui s’ouvrent sur sa peau usée. Une idée jaillit ; il connaît la plus grosse faiblesse de son Double. Il lui ressemble de plus en plus, après tout.

— S’il en revient, demandez-lui de vous décrire l’Autre Monde alors ! s’écrie-t-il en ultime recours. Allez ! Demandez-lui, on verra ce qu’il vous répond !

Pour la première fois, les petites têtes se détachent de lui pour fixer l’autre, drôlement intrigués. Un courageux s’exclame :

— C’est vrai ça ! À quoi il ressemble, l’Autre Monde ?

Loup fronce les sourcils, jetant son regard sur la clé de voûte de son mensonge. Le Renard usurpateur ne montre aucun signe de réflexion intellectuelle mis à part pour la crispation de sa mâchoire, preuve qu’il fouille désespérément dans ses souvenirs.

Bien sûr, la chose est vouée à l’échec, parce que le Double n’a pas de mémoire à long terme.

Il ouvre la bouche, se ravise, balbutie quelque chose, cherche de l’aide du côté du nouveau Maître.

Le silence commence à devenir long.

Renard laisse échapper un gémissement quand il constate que le sang de sa paume lui coule entre les doigts pour goutter sur les planches. Le ploc ploc ploc lui rappelle un rêve très désagréable dans un couloir désaffecté.

— Bien sûr que si, que j’y suis allé dans le Deuxième Monde ! finit par grommeler son Double.

— L’Autre Monde, corrige Loup à un volume qui fait penser à des ongles crissant le tableau noir.

— Ouais, c’est ça ! Bah même que c’est très joli et, euh- y a des navettes spatiales, des planètes… Des dinosaures, aussi, et puis, euh… Des toilettes publiques…

Assez !

D’aussi près, Renard se rend compte à quel point le visage de Loup change facilement d’expression, comme s’il essayait des masques de carnaval ; un sourire rassurant se glisse sur ses lèvres lorsqu’il se tourne vers les enfants, trop loin pour remarquer le tic nerveux qui agite sa paupière gauche.

Ils ont ça en commun – la théâtralité.

— Mes enfants, je vous l’ai dit : il ne vous sert à rien d’en apprendre autant sur l’Autre Monde tant que vous ne serez pas assez purs pour y accéder. Je veux que notre petite rencontre avec Renard serve de leçon ! C’est exactement le genre de comportement dangereux qui peut vous corrompre à jamais. Maintenant, je-

— Ne l’écoutez pas ! s’égosille-t-il en ignorant la menace des canons sur lui. Loup vous ment ! Je suis Renard, le vrai ! Mon double n’a même plus de mémoire, il l’a perdue dans un accident !

— Quel accident ?

La petite qui a posé la question n’a même pas le temps de baisser son doigt levé – les yeux de Loup prennent une couleur bleue terrifiante tandis que sa gorge s’ouvre en grand :

— SILENCE !

Renard n’a pas le temps de s’indigner de la façon dont les enfants se recroquevillent suite à cet accès de colère. Une voix faible, rocailleuse, s’élève dans le coin de la scène.

— Quel… accident… ?

Son Double, qui a parlé en butant sur le dernier mot, jette un coup d’œil à son avant-bras gauche, là où le Visiteur porte d’ordinaire sa machine. À la place, il n’y trouve qu’un chiffon humide et sale, bandé autour du muscle atrophié comme pour la remplacer. Son regard usée glisse ensuite de ce chiffon vers la véritable machine, accessible à seulement quelques mètres. Un éclat fanatique s’allume à l’intérieur.

Renard se raidit. Loup, possédé par son accès de colère, a relâché la prise sur le col de son faire-valoir. L’échange visuel qui suit est capté par une seule et même personne, en miroir.

D’un bond violent, son Double s’élance sur la scène, provoquant les cris surpris de la foule, et abat ses deux mains sanguinolentes sur le bras de sa copie plus jeune. Paniqué, Renard recule vers le fond, loin de l’assemblée (il faut protéger les gosses) et il pense que les idiots de gardes du corps vont lui tirer dessus quand il trébuche vers l’arrière, emporté par le poids de sa propre personne ; mais il tombe, tombe à l’infini sans jamais rencontrer les planches, son Double au-dessus de lui, un bouton s’enfonce sur la machine, un éclair blanc les foudroie, le monde n’existe plus.

Il n’y a plus rien.

Les deux renards flottent dans un vide totalement blanc.

La scène, la Meute, la Terre a disparu ; il ne reste plus qu’eux deux, se disputant la machine qui fonde la raison de leur existence. Des grésillements électriques se font entendre et un vent violent s’engouffre dans cet espace infini, faisant claquer leurs deux manteaux et s’ébouriffer leurs cheveux blancs. Le Tempusfugitron, en plein dysfonctionnement spatio-temporel, vibre à une fréquence qui ne dit rien de bon.

— Passe-moi la machine ! grogne le Double en émettant un bruit semblable à du métal qui grince.

— Elle t’appartient pas !

Il lui hurle en pleine face, les crocs découverts, la bave aux lèvres et les pupilles réduites à l’état de fentes ; Renard s’accroche et est prêt à mourir pour la garder, sa machine, sa machine à lui et à personne d’autre, surtout pas un usurpateur qui l’a hanté tout sa vie,

VOUS AVEZ L’AIR DE VOTRE DOUBLE !

Le vent s’est transformé en bourrasque. Un courant électrique lui traverse le bras et les fait convulser tous les deux, mais aucun ne lâche.

— Qu’est-ce que Loup t’a promis ?! crache-t-il en essayant de ne pas perdre l’équilibre.

Il enfonce ses chaussures dans un sol blanc éclatant, dont la luminosité les éclaire par le bas et donne à leurs visages des reliefs qui accentuent leurs rides, leurs grimaces, leur haine. Leurs figures grotesques les font passer pour des démons gravés dans les murs d’un église. Avec les lunettes de soudeur en haut de la tête, on distinguerait l’ombre des cornes.

Le Double ricane, mais son rire se transforme en un claquement de dents dû à un frisson violent. C’est idiot, mais Renard prend le temps de remarquer que celui-ci ne fume pas ; lui qui avait toujours un mégot à la bouche n’a plus que ses dents à montrer, et aucune volute de fumée n’accompagne sa respiration. Il n’a pas besoin de demander pourquoi – il se doute que s’il lui venait l’envie d’aspirer du tabac, ses bronches ne le supporteraient pas. Son Double ne fume plus parce que ça le tuerait instantanément.

Ça l’énerve, lui creuse les tripes à la pelle ; ça lui rappelle que c’est lui, c’est son futur, c’est le fatalisme qu’Henry déteste et qu’on lui jette à la figure, ça le rend violent.

— Rien à foutre ! Je sais juste que j’en ai marre de voir ta sale gueule !

Il y a longtemps, Renard aurait cherché un terrain d’entente. Il n’a pas oublié qu’ils avaient l’habitude de s’échanger des services, à l’époque où Raph avait créé la Brigade Temporelle ; ce système de troc, outre son efficacité, lui permettait également de garder un œil sur cette entité débarquée de son futur qu’il n’avait jamais réussi à cerner dans sa totalité.

Mais tout ce qu’il peut faire, c’est se mordre la langue pour ne pas hurler Moi aussi.

Le Double tente d’appuyer sur un autre bouton, mais la machine ne fait rien. La chose les surprend tous les deux, et Renard entend à peine le reproche au milieu du cyclone qui se prépare :

— Tu l’as cassée !

— C’est toi qui t’es jeté dessus !

Il donne un coup sec du bras pour se dégager – ça marche ; l’autre titube en arrière, presque jeté au sol par les bourrasques. Renard, surpris par la reprise de son équilibre, doit mouliner des bras pour rester droit.

Instinctivement, il adopte la position d’un boxeur.

— Comment t’as atterri ici ?! T’es censé être en 2010 ! T’aurais dû crever là-bas.

— Ça t’aurait fait plaisir, hein ? rétorque l’autre en affichant un rictus de dément.

Il ne répond pas. La respiration sifflante, il observe son adversaire et s’arrête sur chaque ride, chaque cheveu blanc, bute sur le sang qui lui englue le crâne. Il porte une main à sa tempe.

Il n’y rencontre que sa peau.

Il ne saigne pas, lui. Il ne saigne plus.

— Alors quoi, Renard ? On fait quoi maintenant ?! Tu me hais alors que je suis toi ? Si tu veux résoudre ce petit problème, la solution est pourtant facile, non ?!

Le Double pourrait le lui dire de plein de façons différentes. « Suicide-toi » serait la plus directe. Pourtant, s’il le fait, il condamne son futur à disparaître avec lui, non ?

Il sait que son Double est fou à lier. Il sait qu’il a perdu la mémoire. Il ignore, probablement, que s’il efface son passé, il se tue aussi – ou alors il s’en fiche. Ça lui ressemblerait bien, ce genre de haine destructive.

Une grimace lui tord la joue. Loup a organisé leur homicide mutuel, ou bien…

Ou bien…

Ça veut pas dire que je vais finir comme lui Raph.

À l’époque, il avait menti à Raph. Il n’avait pas encore appris sa leçon, et visiblement son futur avait décidé de lui renvoyer ses fautes sur une large période de temps à venir.

Mais, et si… ?

Renard écarquille les yeux. Autour d’eux, le vide blanc se fissure et se craquèle et il réalise que les échos de voix qu’il pensait entendre dans sa tête sont en train de se répercuter partout, de grands mégaphones à la tonalité déformée qui vomissent passé, présent et futur à l’unisson.

Il baisse la tête vers la machine et remonte le bras pour mieux l’observer. Il n’y a que la diode bleu et rouge qui clignote comme une furie – celle qui capte son pouls – et les vibrations qui la parcourent sont totalement surnaturelles, mais elle ne fume pas, elle ne cahote pas et elle ne s’arrête surtout pas ; elle semble lui dire quelque chose, Renard se rappelle que c’est Henry qui l’a fabriquée,

Henry pour qui le libre-arbitre est une valeur fondamentale,

et-

— T’es pas mon futur, comprend–t-il à voix haute.

— Quoi ?!

Le Double n’a pas l’air d’avoir entendu, ou alors il n’y croit pas. Renard hausse la voix, peu à peu cimenté dans ses convictions, et braque un doigt vers le coupable comme si l’accusation devait se faire au tribunal, avec le temps comme juge et la machine comme avocat. L’autre se fige, interdit.

— Tu ne représentes pas mon futur !

Le vent s’est fait tellement violent qu’il doit s’arracher les cordes vocales pour parler. Peu importe. L’oxygène qui l’attaque en rafale lui permet de remplir correctement ses poumons. Renard respire, la cage thoracique grande ouverte.

— Ou du moins, tu le représentes plus.

Le Double, lui, commence à suffoquer.

— C’est ça, hein ?! insiste-t-il en affichant, pour la première fois, un sourire en coin qui ne dévoile pas ses canines. Depuis que Judith m’a tiré dessus pour te tuer, et que Raph a détruit la Brigade Temporelle, tu as été remappé dans une temporalité superposée à la mienne ! Ton passé n’a jamais existé ! Tu ne peux pas t’en rappeler, parce que c’est toi, le parasite qui s’est implanté dans mon présent-

Le cyclone se forme. Il est dans son œil, et la machine bipe de plus en plus fort.

— Ta présence dans ma temporalité a perturbé ma propre existence, et à chaque fois que je voyageais dans le temps, j’étais en train de me tuer parce que c’était le seul moment où nos temporalités pouvaient se superposer correctement ! C’était toi depuis le début !

— Tu dis n’importe quoi ! Et- et je sais même pas qui c’est, « Judith » !

C’est la seule confirmation qu’il lui faut. Avec les remords qui lui pèsent, il sait qu’il ne pourra jamais oublier Judith. Elle est là, l’origine de ses cheveux blancs, de ses rides et ses carences en fer : dans le mensonge.

— Que ça te plaise ou non, c’est moi ton futur ! s’égosille son Double comme pour le convaincre. Peu importe tes histoires de remapage temporels ! Moi je reste là !

Au milieu du chaos, des pans de morceaux blancs qui s’arrachent pour laisser entrevoir des caléidoscopes d’images floues superposées, des cris de gens qu’il a sauvé ou condamné, le Visiteur se tient si droit qu’il ressemble à une statue. Il ne bouge pas, le tricheur intemporel invétéré, il laisse le temps se remuer et hurler comme une bête sauvage qui ne se laisse jamais vraiment dompter, il hurle dans le vent comme au bord d’une falaise, le doigt posé sur la fissure qui fait s’effondrer toute la maison.

— Je te veux pas, finit-il par dire. Je veux pas de toi.

C’est tout simple, après tout.

Il n’avait qu’à dire non.

Le Double écarquille les yeux. Une ombre apeuré passe dans ses yeux.

— Tu peux pas faire ça ! Ça marche pas comme ça ! On refuse pas le temps !

— Regarde-moi faire, répond-il en fléchissant légèrement les genoux.

Renard brandit haut et fort sa machine. La phrase qui lui coule entre les lèvres sonne comme une renaissance.

— Parce que voilà ce qui va se passer !

Il abat sa paume sur le bouton central sans hésiter une seule seconde ; malgré son état lamentable, malgré le cataclysme et la réalité qui se brisent en mille morceaux autour d’eux, Renard s’abandonne aux lignes de code qu’un humaniste a un jour bien voulu lui léguer en logeant, entre les suites binaires de 1 et de 0, un soupçon de sentiment pour lequel il a voulu continuer à sauver le monde.

Debout dans un paradoxe, le Visiteur du futur se sent vivant.

Je vais retourner dans ma temporalité, et tu vas me rendre ma place !

HORS DE QUESTION !

Il ne flanche pas lorsque le Double s’élance vers lui comme un dératé. Il cligne à peine de l’œil, en fait. La montagne s’est transformée en caillou dans le talon de sa chaussure. Il devient Sisyphe heureux et Atlas sans fardeau.

C’est plus que refuser le destin. Renard en dévie le chemin, tranquillement, comme il a toujours su le faire ; il s’appuie sur l’aiguillage et décide de décliner, une dernière fois, ce que l’univers a prévu pour lui. Il triche, certes, mais pas totalement – après tout, son alter-ego pourrait bien être lui, mais il dit non. Pas de déterminisme. C’est ça qui l’a ralenti depuis le début : on avait prévu une fin, or le voyageur du temps ne peut pas connaître la sienne. Il s’agite entre le commencé et l’achevé, s’amuse à emmêler ce qui a été, qui est et qui sera. Il n’y a que lui pour faire ça. Il n’y a que lui pour jouer le rôle du parasite temporel, et cela implique qu’il ne voit jamais venir la mort d’en face.

Alors imaginer qu’un autre lui a volé sa place ? Non, merci.

Pour la première fois depuis Judith, lui aussi décide qu’il va choisir. Il va choisir bien, même.

On lui agrippe le bras. Ça n’a plus d’importance ; la machine sait que ce n’est pas lui. Elle l’a compris il y a longtemps.

Un rire lui échappe.

— Et tu sais pourquoi ? crâne-t-il, le vent dans les cheveux.

Le Double tremble. Sa prise dérape, quand bien même Renard ne se débat pas.

— Parce que c'est MOI, LE VISITEUR DU FUTUR !

Le temps se casse.

Le cyclone s’effondre sur lui-même.

La machine émet un son qui ressemble à un hurlement.

Le vide se replie, disparaît, explose, et il ne reste plus qu’un seul Renard, qui tombe à l’infini jusqu’à ce qu’il rencontre brutalement les planches de bois sous ses bottes ; le choc violent l’envoie par terre, il se rattrape comme il peut dans un nuage de particules,

cligne des yeux,

se palpe le torse,

rencontre le battement de son cœur,

 

il vit.

 

son double n'existe plus.

 

il est libre.

 

Il relève le regard, tombe sur une cinquantaine d’yeux éberlués, puis le cliquetis d’une sécurité qu’on retire percute son front.

Loup contient très mal la veine qui bat sur sa tempe. Il a les dents serrées et sa prise sur la crosse de son flingue tremble de colère. De son point de vue en contrechamp, Renard trouve que ses cheveux noir créent un halo sombre autour de son visage, d’où seul un regard bleu perçant émane – une lueur dangereuse virevolte tout au fond. Il déglutit, mais ne flanche pas.

Un sourire fébrile vient même lui grignoter les lèvres.

— Loup vous a menti, déclare-t-il d’une voix incroyablement calme. L’Autre Monde était une illusion. Mon double aussi.

— Où il est passé ?! l’interpella un gosse au premier rang.

Loup, incapable de contenir sa rage, a un mouvement irréfléchi ; il braque subitement son arme sur le petit qui a osé parler, ouvre la bouche comme pour le réprimander, mais une rumeur horrifiée parcourt les rangs et sa jeune cible, terrifiée, recule sous le canon en étouffant un cri. Immédiatement le Maître se rend compte de sa bêtise et abaisse son flingue, les yeux écarquillés.

Toute la Meute recule d’un pas pour se réfugier au fond de la salle.

— Vous allez lui demander ? poursuit Renard en s’asseyant nonchalamment en tailleur, tournés vers les petits dans une posture plus rassurante. D’utiliser la Porte ?

Aucun d’eux ne lui répond. Loup tourne la tête, esquisse une grimace animale et ramène l’arme sur lui comme un fou, avant de faire glisser son doigt sur la gâchette. Le Visiteur se raidit mais ne se dérobe pas – pas tout de suite.

Tout a toujours été une question de timing.

— Vas-y. Prouve-leur qu’elle marche.

Quelque chose s’embrase dans les yeux bleu. Renard appuie sur la touche de sa machine au moment où Loup appuie sur la gâchette, et la balle se loge dans les planches de l’estrade sous un grossissement de murmures apeurés ; le sauveur de Néo-Versailles réapparaît devant les rideaux du fond de scène, pose une main dessus, et tire.

Dans l’alcôve du mur se tient un grand cadre métallique, et un champ magnétique bleu ondule entre les deux pylônes. Malgré la gravité de la situation, certains gamins observent la Porte avec de grands écarquillés, presque avides. Elle représentait leur rêve ; Renard, déterminé, se sait obligé de la démystifier.

Loup, hors de lui, agite son arme vide et se met à hurler.

— BUTEZ-LE !

Les deux sbires, qui avaient déjà braqués leurs fusils sur l’élément perturbateur, se mettent en position ; mais le cliquetis qui suit leur mise en position ne provient pas de leurs armes.

La petite Hermine, que le Visiteur avait vu se faufiler en dehors de la salle, tient bien droit son pistolet avec des sourcils froncés.

— Posez vos armes ou je vous flingue !

— Et moi aussi ! vocifère le petit garçon qui l’a suivie depuis sa place de l’autre côté de la scène, en visant attentivement Condor de la pointe de son fusil – l’arme fait presque sa taille, mais il la tient avec une habitude trop dangereuse.

Les deux adultes, surpris, cherchent une aide du côté de leur patron. Ils n’osent pas faire un geste, sachant très bien que les gamins de la Meute sont capables d’appuyer sur la gâchette et ne maîtrisent pas encore l’irrémédiabilité de leurs actions. L’ombre sur le visage de Loup s’est faite impressionnante.

— Hermine, commence-t-il d’une voix si menaçante qu’elle s’est faite mielleuse, qu’est-ce que tu es en train de faire… ?

— Le clodo dit la vérité ! s’exclame-t-elle en raffermissant la trajectoire de son tir, désormais axé sur l’abdomen de sa cible. Belette elle est enfermée à l’arrière du Terrier alors qu’elle a rien fait !!!

— Ouais, même qu’elle est accompagnée d’un robot ! fanfaronne Grenouille.

La petite, le regard électrique, tourne la tête vers son Maître avec le feu dans les yeux :

— VOUS AVEZ MENTI !!!

Loup ne répond pas. Son visage s’est crispé dans un sourire de fou. Il étouffe même un éclat de rire.

Ça ressemble à l’attitude de Dario avant qu’il ne tire sur son propre frère.

— Mon enfant… Tu ne sais pas ce que tu fais. Pose ton arme maintenant. Je ne le répèterai pas.

— NON ! Je veux voir l’Autre Monde !

Renard, terrifié à l’idée de ce qui pourrait arriver aux gosses, claque de la langue pour attirer l’attention de Loup.

Ça marche.

Il pose sa main sur le bouton de la Porte et, au moment d’appuyer :

— L’Autre Monde n’existe pas !

— NON ! hurle Loup en se jetant sur lui.

Le champ magnétique se met à vrombir, la lumière bleue s’intensifie et, tout au fond de la pièce, il voit un point s’allumer – le projecteur, comprend-il immédiatement. Renard, coincé entre les deux pylônes, ne peut pas s’échapper et n’arrive à réceptionner Loup qu’en lui attrapant les épaules. Dans la posture de deux lutteurs, ils se tiennent au beau milieu de la Porte, dont les bruits se font de plus en plus inquiétants.

Un écran de fumée s’élève à leurs pieds et se répand dans la pièce. Loup tousse, Renard s’étrangle. Il refuse de lâcher. Le mécanisme qui s’est mis en marche ne ressemble en rien à celui qu’il a observé avec Belette. Au loin, ils entendent quelques cris inquiets.

— Ça sent le cramé ! C’est normal ?!

— J’y vois plus rien !

— La Porte surchauffe !

Front contre front avec son ancien frère, Renard esquisse une grimace. Dans l’obscurité créée par la fumée, ils ne distinguent que le visage de l’autre.

— Elle marche pas, ta Porte, triomphe-t-il avec mépris.

— Imbécile, lui répond Loup d’une voix sifflante. Tu vas tous nous tuer !

— Ah, tu crois ?

Au moment-même où la provocation quitte ses lèvres, deux voix reconnaissables entre mille lui parviennent de l’autre côté des volutes :

— LA MEUTE ! ÉVACUEZ MAINTENANT !

— Et on se dépêche, parce que ma ventilation va pas aspirer le volume de toute une pièce !

Renard sent un sourire triomphant lui gangréner le visage. Des bruits de pas précipités courent sur le béton humide, les laissant seuls sur les planches. Loup, pétrifié, lui jette un regard interdit.

— Nous, peut-être qu’on va mourir. Eux par contre ? Je pense qu’ils sont sous bonne garde, précise le Visiteur.

— Espèce d’enfoiré- Lâche-moi !

— J'ai pas envie.

Une chaleur étouffante remonte des pylônes. Renard, malgré son rictus de merdeux, sent la sueur lui rouler sur le front et chaque souffle lui assèche les bronches. Loup n’est pas dans un meilleur état : ses cheveux longs lui collent au visage et l’ombre d’une flamme rougeoyante s’élève dans son dos.

La Porte commençait à brûler.

— Je devrais te remercier, reprend Loup en étouffant une accès de toux. Quand tu as dit au monde entier que l’Autre Monde existait, ça a été bien plus facile de les en convaincre. Ils continueront d’y croire. Ils continueront de me voir comme leur Maître, et ce sera grâce à toi.

— T’as levé un flingue sur eux, remarque Renard pour qui chaque mot s’apparente à un cactus logé dans la gorge. Un enfant, ça n’oublie pas.

— Ils me connaissent depuis des années. Toi ? Toi tu n’es rien.

Renard hausse les épaules, sans desserrer ses prises sur celles de son ennemi.

— Je suis moi, et ça ça me suffit, tu vois… J’ai pas eu besoin de reprendre la place du Maître pour exister. Ni d’endoctriner des enfants à mon tour, d’ailleurs.

Loup tente de prendre une grande inspiration, qui se transforme à la fois en éclat de rire et en crise de toux :

— Tu portes son manteau ! Je l’ai cherché partout, quand vous êtes partis… Il me revient de droit, tu sais ?

Il se penche. Incapables de laisser partir l’autre, on dirait qu’ils s’enlacent une dernière fois avant de mourir, et Renard entend un murmure glaçant lui tomber dans l’oreille :

— Quand Belette et toi vous avez tout découvert, je le savais déjà. Parce que le Maître me l’avait dit, et m’avait déjà désigné comme successeur.

Les yeux écarquillés, Renard s’étrangle sur un courant d’air enfumé. Loup fait de même, mais l’arrogance s’est glissée sur sa langue, cette fois. Courbés comme deux pantins, ils se serrent l’un contre l’autre avec l’entêtement de deux enfants, lentement léchés par les flammes qui se rapprochent de plus en plus. La machine clignote si vite en rouge et bleu qu’on la croirait pourvue d’une diode violette.

— Tu vas mourir comme un con, Renard. Le Maître t’avait même pas légué son mensonge.

Au milieu des craquements de l’incendie et des derniers hurlements de l’évacuation, le Visiteur a l’impression de recevoir un seau d’eau au visage. Dans cette chaleur, c’est presque salvateur.

Pétrifié, il relève lentement la tête, croise le regard déséquilibré de Loup qui pense l’envoyer dans la tombe avec la pire insulte – c’était moi, c’était moi l’élu et toi non – mais celle-ci ne fait que le délester d’un déterminisme qu’il pensait devoir endosser en même temps que le manteau du Maître, elle le libère, fait naître dans sa poitrine un sentiment qui lui donne envie de rire, sauf qu’à la place il se crispe, agrippe les pans de la fausse cape de son adversaire, refuse de la laisser partir avant de la voir s’envoler en cendres, sent la machine vibrer à son poignet, il n’appuiera pas dessus mais voudra bien disparaître avec elle, il sourit, il triomphe, il se venge :

— Ça tombe bien. J’en veux plus, de son héritage.

Puis il ancre ses bottes dans le bois à moitié dévoré par les flammes, donne un coup de talon dans le plancher pour accélérer son effondrement, pense, si je dois mourir, je le ferais moi, je suis libre, tandis que Loup s’agite fébrilement :

— Qu’est-ce que tu fous ?! Lâche-moi !

Il pense à Judith, Judith qui prend son flingue et qui décide comment elle va partir, il comprend maintenant ; il donne un deuxième coup, manque de perdre l’équilibre quand le sol commence à se dérober sous eux, un sourire nerveux envahit ses traits, il tousse et crache mais n’abandonnera pas.

Le Visiteur exécute son dernier plan. Même pas peur, cette fois.

Il refuse l’émotion.

— RENARD ! ARRÊTE !

Une poutre, pas très loin de la porte, cède et s’effondre dans une explosion de braises ; l’une d’entre elle l’atteint au visage, lui arrachant un hurlement de douleur tandis que Loup, touché à la jambe, s’effondre brutalement par terre. Son équilibre se dérobe et ils chutent ensemble sur des planches à moitié carbonisées. Désormais sûr que l’autre ne pourra pas s’échapper, Renard relâche sa prise, insensible à la brûlure qui lui dévore la moitié du visage.

Assis dans les flammes, il pense à mille et une chose en même temps. Il ne s’embrouille plus dans ses réflexions, maintenant ; il médite, prend une centaine de chemins différents et sinueux, il réfléchit sur son passé qu’il assassine et son futur qu’il a tué dans l’œuf. Il sent la mort contre son épaule qui attend de le prendre par la main, gentiment, très gentiment comme une vieille dame qui le sermonne, ça suffit maintenant, assez joué, on rentre, il trouve tout de même le temps de la faire patienter un peu plus, attend, attend un peu, il triche, il l’amadoue parce qu’il la connaît bien. Il sait qu’il a fait la bonne chose, il s’est purgé maintenant, l’Autre Monde n’existe plus et ne pourra plus jamais exister, mais il lui manque un tout dernier truc, un dernier slow, rembobine le tempo-

Loup, incapable de respirer, agonise contre lui. Ses yeux révulsés se braquent sur lui dans un élan de haine, de la bave lui sort de la bouche qu’il ouvre en grand pour l’appeler, mais-

— RENARD !

Ce n’est pas sa voix qui hurle dans la pièce en feu. Renard relève la tête, surpris d’entendre son prénom porté par un timbre robotique, et s’étrangle sur un sourire aux dents sales.

Ouais.

Il ne peut pas vraiment mourir, après tout.

Le Visiteur, en flammes, se redresse dans la Porte – assez joué, on rentre ; non attend, attend un peu – et jette un coup d’œil amusé à sa machine. Elle fume et ne marche plus, évidemment ; il l’a cassée. Encore…

Il ne pourra pas hurler pour qu’on le retrouve à travers la fumée ; ses cordes vocales sont trop asséchées, l’oxygène lui manque. Il s’empare du Tempusfugitron et le déclipse, tourne la molette du volume à fond, appuie comme s’il voulait l’utiliser.

BATTERY LOW.

Le bruit résonne dans l’incendie. En temps normal aucun humain ne pourrait le percevoir par-dessus les flammes, mais ce n’est pas très grave.

En dernier recours, il prend la machine et la jette par terre pour la faire exploser. À une époque ce geste aurait anéanti toute sa vie ; maintenant c’est ce qui va le sauver.

Il attend un peu. La mort le tire encore un peu par la manche, histoire de le convaincre, allez, assez joué, mais il reste debout.

Il sait qu’on viendra le chercher. Patienter, ça ne le fatigue plus – ça lui convient, même.

Enfin parmi l’écran du feu une grande silhouette émerge, fumante de suie et de cambouis, à grande enjambées ; elle braque ses yeux noir sur lui comme un projecteur qui vient de trouver sa cible, et tend une main gantée avec la fureur d’un dieu. Il en est le fidèle.

Renard fait un pas en avant pour la rencontrer, s’effondre contre un torse métallique, roule des yeux et laisse la vie l’entraîner par le col. Un sourire apaisé tire sur ses lèvres. Il abandonne le passé de la Meute carbonisé dans son sillage et son Double du futur dans les méandres d’une ligne de temps qui n’existe plus ; il n’a gardé que le plus important.

Ses mitaines se resserrent sur la blouse de Henry. Tout se rembobine.

À lui le présent, maintenant.

Chapter 17: Requiem

Summary:

“Here’s something you have to get
I’m on my way to go
There is no place for regret
And the wind has blown”

My Way to Go (Florent Dorin)

Notes:

Bonjour à tous-tes et bonne année. Voici l’épilogue de L’enfant au renard.

Est-ce que je suis un peu triste de voir le compteur de mots abandonner le nombre incroyable et totalement accidentel de 69069 ? Oui. (Heureusement j’ai réussi faire monter le compteur à 6969 sur une autre fic, alors ça m’aide à accepter mon deuil.)

Et comme je vous ai assez fait patienter, je vous souhaite une bonne lecture et vous retrouve en bas pour papoter !

(See the end of the chapter for more notes.)

Chapter Text

— Euh, les gars, vous êtes sûrs ?

— Mais oui Raph, tu vas voir, tu vas gérer.

— Je vous avoue docteur, j’ai pas l’habitude d’entendre des compliments de votre part donc ça me met encore moins en confiance.

— Eh bah meurs, qu’est-ce que tu veux que je te dise.

Henry, la moustache remuante, met fin à cette charmante conversation en revenant vers son établi devenu poste de contrôle. Raph peut ainsi lui jeter un regard blasé qui passe inaperçu pour le robot, mais que Renard capte au vol. Le Visiteur sourit et replonge dans sa tasse de café, assis sur le canapé, le casque du psy virtuel posé juste à côté. Il entend son compagnon trifouiller dans des pièces métalliques tandis que Raph observe curieusement la machine à son poignet. Celle-ci clignote en rouge et bleu, au rythme de son pouls.

— Comment vous faites pour retenir les combinaisons ? C’est même pas un T9, et y a des lettres éparpillées partout.

— L’habitude, se contente de répondre Renard.

Il ponctue cette intervention en buvant une gorgée, ce qui le fait aussitôt grimacer – les médicaments que Henry va chercher au XXIIè siècle sont toujours aussi dégueulasses, et il s’est brûlé la langue dans le process. Discrètement, il recrache dans le mug qu’il a volé dans un tiroir, tandis que le docteur ajoute :

— Et puis on avait que dalle de matériel au début, alors j’ai fait comme j’ai pu, hein. Depuis c’est resté.

Raph hausse les épaules. Il a l’air de trouver ça convaincant.

Ce qu’il ne sait pas, c’est que Henry a bel et bien essayé de créer un clavier, au tout début, quand Renard se référait aux symboles en naviguant chaotiquement dans l’espace-temps ; sauf que Renard possède une mémoire kinesthésique, ne sait pas lire correctement, écrit avec un orthographe douteux et n’a jamais pris la peine d’ouvrir le manuel de la machine. Henry et son perfectionnisme ont capitulé lorsque, après un énième subterfuge consistant à placer cinq touches dans l’ordre de l’alphabet à la place des trois symboles grecs, du bouton vert et du caractère chinois non-identifié, Renard s’est téléporté au dix-huitième siècle en ramenant avec lui les souvenirs d’un petit flirt avec la Révolution française, sous la forme d’une piqûre de baïonnette et d’un coup de poing violent sur le nez.

Bilan : sept points de suture maladroits dans un laboratoire, une engueulade, et la promesse durement gagnée de ne plus jamais toucher à la structure incohérente du Tempusfugitron. Henry a fini par voir la chose comme un reflet de leurs voyages dans le temps, intraçables et insaisissables, un langage secret qui ne peut être parlé que par eux seuls. C’est cette excuse poétique qu’il est en train de servir à Raph sous couvert de nonchalance et de sarcasme. Renard, lui, est bien content de savoir que ses mains connaîtront toujours la combinaison qui lui permettra de rentrer à la maison.

Ironique, n’est-ce pas : c’est son corps qui retient. Pas son cerveau. À croire que tout s’écrit depuis le début.

Raph tapote d’un doigt curieux la diode orange, juste à côté de l’écran :

— Et ça ?

— Ah, ça ? C’est une bêta.

Le regard que l’ex-étudiant lui lance est lourd d’appréhension. Henry, qui le croise, pose les yeux sur le casque du psy virtuel juste à côté de Renard et ne peut s’empêcher de froisser ses sourcils, comme frappé d’un mauvais souvenir.

— Non mais je l’ai testée, hein.

— Ah ? relève Renard en jouant nonchalamment avec les fils du casque qu’il va bientôt devoir porter. Je l’ai jamais remarquée sur ma machine, moi.

— T’as oublié, c’est tout, marmonne Henry.

C’est au tour du Visiteur de prendre un air moyennement convaincu.

À une époque, cette phrase aurait ouvert un gouffre dans sa cage thoracique et aspiré son cœur. Maintenant, avec les médicaments, le repos et le deuil qui chaque jour l’allège un peu plus des remords, il est parfaitement conscient du fait que sa guérison – oui, Henry persiste à appeler ça une guérison, comme pour un rhume qu’il aurait attrapé et pas comme s’il s’agissait d’un mal qui l’avait accompagné à la naissance – que sa guérison, donc, est en bonne voie, et par conséquent que sa mémoire fonctionne.

La dernière fois, il a gagné leur partie quotidienne de Memory. Henry, qui déteste perdre, n’a pas su cacher le petit sourire fier sous sa moustache et Renard, qui adore gagner, n’a pas pu s’empêcher de noter le score sur l’ardoise Velléda qui traîne dans un coin de l’établi.

Ergo : il se souvient. Il sait se souvenir, il s’y est rééduqué.

Ergo : il sait très bien que Henry n’a jamais mis sa foutue bêta sur sa machine – qu’on lui a laissée, d’ailleurs, comme un doudou, alors qu’il ne voyage plus depuis un moment. (Il ne tord plus le temps. Il le prend.)

C’est une esquive relativement pleine de mauvaise foi, estime-t-il. C’est le genre de piques sur leur propre nature qui pourraient paraître aberrantes, scandaleuses et cruelles, pourtant ils se les renvoient avec un flegme qui s’enracine et alimente toute leur promiscuité. Henry, qui se sait robot, ne s’offusque plus des remarques sur sa condition libre et paradoxale ; Renard, qui se sait humain et faillible, n’a plus peur des observations sur ses souvenirs manquants. Forcément, comme ils fonctionnent par la boutade et qu’ils ont apprivoisé leur individualité grâce à l’autre, chacun se permet alors ces petits commentaires mesquins sur des défauts qui n’en sont pas, rien que pour montrer à quel point ils les aiment.

Le haussement de sourcil qui ponctue son visage dénué de sang doit transmettre sa pensée, puisque Henry finit par gonfler une joue en capitulant :

— Moi. Je l’ai testée moi.

— Et ça sert à quoi, du coup ? demande Raph en testant la surface lisse du bouton comme pour se familiariser avec.

— C’est… Pour nous aider à anticiper les visites de la Brigade Temporelle.

Un silence. La discussion, tout à coup, se fait hanter par un spectre que Renard connaît très bien, qui flotte dans le casque assis à côté de lui. Un courant électrique inexistant remonte dans les électrodes qu’il fait jongler entre ses doigts, immobilisant ses mitaines. Il pose son mug encore plein sur la caisse à côté de l’accoudoir. Raph a pris une mine sérieuse.

Henry aussi, mais il ne bronche pas, lancé sur son explication scientifique :

— Puisque notre ami ici présent…

À ces mots Raph se retient à peine de rouler des yeux, tendrement exaspéré par la description d’une dynamique qui ne s’applique certainement pas au docteur qui embrasse Renard tous les matins en partageant son lit. L’intéressé observe la scène en parvenant à sourire malgré l’importance des révélations à suivre ; c’est vrai que c’est amusant, cette façon qu’Henry a de diminuer leur relation dès que Raph est dans la pièce, mais le connaissant, peut-être le fait-il exprès juste pour provoquer cette expression agacée sur le visage de leur compagnon du passé.

— … N’a pas voyagé depuis un long moment, reprend Henry (dont le fourmillement imperceptible de moustache indique à Renard qu’il a vu juste et que le visage de Raph l’amuse), ils n’ont pas pu nous localiser à nouveau. Mais dès que ça reprendra (il eut un petit geste du menton pour les deux machines, celle au bras du Visiteur et celle au bras de leur nouvelle recrue), ils pourront remonter notre trace. J’ai essayé d’étudier autant que faire se peut leur détecteur de perturbations quantiques mais bon, les choses sont plutôt compliquées à distance. Alors quand la machine détecte un deuxième voyage dans le temps imminent proche de celui de son porteur, elle se met à bipper pour vous avertir.

Henry laisse passer un silence pour observer le visage de ses deux élèves, à la recherche d’une lueur de compréhension dans les regards attentifs. Par souci de vulgarisation, il ajoute :

— Une sorte de radar, quoi.

— Et si on se téléporte en même temps ? demande Raph en désignant le Visiteur d’un pouce. La machine va m’avertir de sa présence à lui aussi ?

— Non. Je les ai calibrées pour qu’elles se reconnaissent.

— Comme du Bluetooth, acquiesce Renard en hochant la tête d’un air entendu.

— Oui, ce qui veut aussi dire que si l’une est détruite, ça va me prendre beaucoup de temps pour la reconstruire et la reconnecter à l’autre.

Le regard d’avertissement que le docteur jette sur eux est noir comme de l’encre. Raph déglutit. Renard répond par un sourire enchanté, avec la pensée qu’il trouve ce regard extrêmement charmant.

— On fera gaffe, confirme-t-il.

— Oui, oui, ronchonne Henry. On verra. C’est bon pour toi, Raph ?

— Ouais. Mais du coup, y a vraiment un manuel pour tout ça ? Parce que moi, je veux pas finir à la Préhistoire…

— Ah, au moins un qui demande…

Renard roule des yeux. Un magazine constitué de diverses feuilles volantes et coupures techniques assemblées grâce à plusieurs trombones atterrit dans les mains d’un Raph interloqué. Face à son regard surpris, Henry précise :

— Pas eu le temps de faire la reliure.

— T’en fais pas Raph, c’est juste un test pour l’instant. Faut juste appuyer là, et là…

Par-dessus le casque du psy virtuel, Renard pointe de ses doigts gercés la combinaison sur la consœur de sa propre machine, avec une fluidité nouvelle pour ses gestes auparavant secoués par les tremblements nerveux. Raph, bien qu’attentif, ne peut pas réprimer la moue sur ses traits suite à leur rapprochement.

Le Visiteur sait qu’il doit faire peur, maintenant. Tout bien considéré, ressortir d’un incendie après y être resté pendant quelques minutes est déjà un miracle de survie. Il faut donc bien un sacrifice pour redresser la balance de ce triomphe indécent sur la mort.

Sur son visage, plus de sang mais une immense cicatrice violacée qui lui dévore les joues, le front et une partie du nez. Les croûtes ne sont tombées qu’il y a quelques semaines, après une convalescence douloureuse qui l’a empêché de parler malgré tous les soins précipités de Henry. Sa couleur sombre s’éloigne néanmoins du rouge vif qui lui coulait des tempes et qui maculait la tête de son Double, le gratifiant d’une marque reconnaissable qui grimpe jusqu’à ses cheveux. D’autres sont masquées par la présence de ses vêtements et de son manteau ; il trouve celle qui lui court le long de l’avant-bras gauche particulièrement vicieuse et profonde, tandis que celle qui s’est étalée en étoile à trois branches sur son dos ne l’a pas spécialement fait souffrir. Seul Henry connaît la cicatrice sur l’intérieur de sa cuisse, constituée de deux points chauds estampillés par les braises.

Renard sait qu’il a eu de la chance : le cadavre de Loup n’a pas été ainsi épargné.

Raph, qui n’a pas assisté au débâcle de la Meute, a manqué l’AVC en le revoyant pour la première fois depuis l’accident. Il lui est toujours un peu difficile de s’accoutumer à sa nouvelle tête même si, au bout de quelques jours, il s’est permis de faire remarquer que la cicatrice le faisait réellement ressembler à son prénom, désormais : le contraste du violet sur sa peau fait parfois ressortir, entre deux jeux de lumière, un orange brunâtre qui s’arrête juste avant ses lèvres et le bas de ses joues, ne laissant que son menton intact et blanc. Intrigué, il s’est observé dans un miroir pour constater qu’effectivement, Renard ne lui est jamais aussi bien allé que depuis qu’il a fait un tour dans les flammes.

Henry, présent lors de la petite grande révélation, a qualifié ça de « cratylisme » – et les petits de la Meute, eux, ont juste trouvé sa défiguration « trop stylée ».

Il s’éloigne après avoir expliqué la combinaison temporelle. Raph hoche la tête.

— Ok, ok… Et vous ?

— Quoi, moi ? demande Renard en haussant un sourcil à jamais roussi par les flammes.

— Le sauvetage du monde ? Vous êtes prêt ?

C’est le deuxième à lui poser cette question – après Henry lorsqu’il a proposé de construire une autre machine pour Raph. Mais Renard, habité d’une détermination qu’il a eu trop peur de perdre, se contente de hausser les épaules avec un sourire.

— Ouais. Bien sûr que je suis prêt.

Raph l’observe. Dans ses yeux il cherche son Double, la trace du fantôme qui, on le lui a assuré, a disparu pour de bon ; et quand il ne le trouve pas, qu’il n’y a que la cicatrice au museau de renard qui lui saute au visage, le petit rictus rusé au coin des lèvres et l’étincelle décidée dans un regard qui l’a accroché au bois de Vincennes un jour et ne l’a plus lâché, quand tout ce qui lui fait face dépeint le Visiteur du futur qu’il a connu et qu’il connaît encore, Raph sourit à son tour. C’est un geste lent, sûr et certain, trempé de la connivence qui est leur est devenue instinctive, depuis Néo-Versailles et depuis la fin de Judith.

Raph, lui, n’a jamais entendu le mensonge de l’Autre Monde. C’est cette humanité pure que Renard n’a jamais pu assimiler, tout comme Henry s’en éloigne parce qu’il est robot. À trois dans ce laboratoire, au milieu des tuyaux d’acier et des galeries de terre, ils forment un triskèle unique et drôlement complémentaire. Si Raph se sait parfaitement en dehors de la dynamique du docteur Castafolte et du voyageur du temps, il est le baromètre du bien-fondé de leurs actions, de créateur de la police du temps à détracteur de cette dernière. Un pied dans son présent et l’autre dans le futur, il fallait bien, après tout, lui donner la clé qui lui permettrait de passer d’un univers à l’autre pour mieux les relier : elle se tient dans une petite machine enroulée autour du poignet. Il n’est plus soumis aux caprices du Visiteur pour se déplacer, et le Visiteur n’est plus le seul à bouger pour sauver le monde. Une responsabilité qui s’est divisée en deux pour mieux s’achever.

Raph, donc, sourit.

Il le croit.

Tant mieux, parce qu’il dit la vérité maintenant.

— Ok. Super.

— Super, approuve le Visiteur en hochant discrètement la tête.

Raph tourne la tête pour regarder aussi Henry.

— Je vous ramène n’importe quoi de mon époque, donc ?

— Non, finalement pas n’importe quoi, rectifie le docteur en levant un doigt ganté pour pointer la boîte de tisane ouverte dans un coin de l’établi. Je n’en ai plus.

— D’accord, je vois. Le « test », c’est juste pour vous livrer les courses en fait.

— Tu apprends vite. Saveur du soir, comme d’habitude. Et, Raph ? Pas de première marque : j’ai des standards.

— Ça sera tout ?

— Mmh, oui. Renard ?

— Oh, je sais ! Les petits bretzels en sachet que t’as, là. Ça c’est vraiment trop bon.

— Je note, ironise Raph en repliant exagérément le bras pour appuyer sur sa machine. Tisane pour monsieur et bretzels pour monsieur… Je ramène l’apéro quoi.

Son visage prend un air solennel, un peu hors-propos pour Raph qui n’a jamais absorbé les moments sérieux que le Visiteur lui a pourtant fait traverser ; des traits durs, déterminés, prêts à réussir la minuscule mission consistant à maîtriser la machine qui a bouleversé sa vie entière.

— À tout à l’heure.

Puis il tape la combinaison sur le clavier désordonné, et disparaît.

Le vide qu’il laisse sur le canapé rend la présence du casque d’autant plus impressionnante. Renard s’empare du métal pour le poser sur sa tête avant de s’attaquer aux électrodes sans que Henry n’ait besoin de l’aider. Le docteur l’observe faire, soufflant sur sa tasse fumante. Il n’a plus cette étincelle inquiète dans les yeux, comme lors de la première utilisation du psy virtuel 2.0.

— … Tu as pris tes médicaments ? s’enquiert-il soudain en lorgnant le mug abandonné sur la petite table.

— Presque, esquive Renard qui se dépêche pour lancer la simulation.

— Si tu ne bois pas cette tasse après ta séance, je te jure que je t’y force moi-même.

La menace est réelle. Renard tente de l’amadouer grâce à un petit sourire sous le casque qui lui tombe un peu sur le front et, au vu du froissement mécontent de moustache qui lui répond, il sait que son charme a à moitié réussi. D’une main il calibre la dernière électrode qu’il visse sur sa tempe, puis il se renfonce correctement au fond du canapé défoncé – quitte à revoir les morts, autant le faire confortablement. Un long soupir difficile lui échappe.

— À tout à l’heure.

Il recopie paresseusement la formulation de Raph pour ne pas avoir à réfléchir à une réplique de lui-même. Henry le sait. Il hoche doucement la tête – je suis là, je ne pars pas – et n’a pas besoin de parler. Le Visiteur lui en est reconnaissant. Il n’a pas besoin, lui non plus, de le remercier à voix haute.

Tous les deux n’ont plus peur du silence : ça leur permet de mieux s’aimer dans les gestes, quand la parole ne suffit plus.

Il appuie.

Le psy virtuel se lance.

Cette fois-ci il n’y a pas de couloir humide, pas de vapeur froide ni de luminosité faible. C’est une cuisine inondée de soleil, envahie par les cartons de déménagement et tout en appareils électroménagers. Il n’y a pas d’égouttoir sur l’évier. Le parquet est ciré, flambant neuf, et les murs sont dépourvus de traces ensanglantées. Renard, qui détonne avec la propreté de l’endroit, est presqu’assis contre un comptoir en stratifié typique des années 2010.

À côté, Judith.

Elle porte un débardeur blanc, son pantalon noir, une serviette autour du cou. Elle a ramené ses cheveux en une petite queue de cheval rousse qui lui donne l’air de sortir de l’entraînement – mais il doute que l’appartement, qu’il sait être un trois pièces, soit pourvu d’une salle de sport. D’un air nonchalant, elle aussi s’accoude contre le plan de travail, juste à sa droite, et tient une tasse fumante entre ses mains. Ce doit être du café. Renard y trouve une légère ressemblance avec la position dans laquelle il a laissé Henry.

Elle n’a pas son manteau rouge. Il doit sûrement être pendu sur le porte-manteau.

Il ne dit rien, ni salut ni bonjour. Elle ne se sent pas non plus obligée de souligner sa venue ; son seul geste consiste à appuyer sur le bouton de la cafetière située derrière elle pour le servir à son tour. Dans un silence pour la première fois confortable, uniquement troublé par le vrombissement de la machine, tous les deux profitent de la compagnie de l’autre jusqu’à ce que la capsule soit perforée, laissant couler un liquide sombre dans la petite tasse que Judith va chercher pour la lui donner. Il l’accepte sans que ses mains ne tremblent. Un exploit d’autant plus remarquable que les doigts fantomatiques de sa voisine l’effleurent dans un toucher glacial, malgré la chaleur des rayons de soleil qui leur tombent dessus.

— Merci.

C’est son premier mot.

— De rien.

Elle, son premier sourire.

Un autre silence les traverse. Renard sait que c’est une illusion, mais il trouve le café parfaitement à son goût, alors qu’il a bien vu que Judith n’y a ajouté aucun sucre. À croire que la machine le connaît déjà sur le bout des doigts. Quand il boit, sa voisine fait de même dans une synchronisation totale et robotique. C’est comme ça qu’ils se sont toujours comportés : en reflet.

Judith avale sa gorgée puis se lance.

— Moi qui pensais que vous pouviez pas avoir une tête plus déglinguée que la dernière fois.

— J’ai voulu changer de style, se défend-il d’un air nonchalant.

Elle tourne la tête pour l’observer. Lui aussi. Il a le cœur calme, les traits détendus. Elle a la vie dans les yeux. Un sourcil relève son arcade droite quand elle détaille un peu mieux la cicatrice qui lui recouvre le visage, dans une attitude mêlant curiosité et indifférence :

— C’est vrai que ça vous donne l’air d’un renard.

— Henry dit que si j’avais les cheveux encore noir, mon look marcherait mieux.

— Il dit ça pour pas avouer qu’il vous trouve sexy.

— Ouais, c’est ce que je pense aussi.

Ils boivent à nouveau. C’est tout de suite plus pratique quand il n’y a pas de l’alcool au fond de leur verre, songe-t-il en goûtant une nouvelle fois son café sucré, le museau plongé dans sa tasse.

— Alors, ça se passe comment ? Le post-incendie ? La… « Meute » ? demande-t-elle en hésitant sur le nom – qu’elle n’a jamais prononcé du temps de son vivant, et que la simulation doit avoir du mal à synthétiser.

— Belette… Elle m’en veut toujours, soupire-t-il à voix basse.

— C’est normal.

— Oui. Je sais, c’est normal.

Sans réfléchir, pour s’occuper les mains, il remue le café à l’intérieur de sa tasse et l’observe s’agiter dans de petites vagues, grâce à des mouvements circulaires maîtrisés. Comme s’il étudiait la robe d’un grand cru.

— Les petits, je pensais qu’ils m’aimeraient pas non plus. Mais y a une gamine… Hermine. Elle m’aime bien. Les autres ont suivi. Avec la gueule que j’ai je croyais leur faire trop peur, mais ils adorent.

— Les gamins du futur ont toujours eu un sacré problème, approuve Judith en hochant pensivement la tête.

— Limite, c’est Raph qui a plus peur qu’eux.

À ce prénom Judith laisse un sourire trahir ses pensées. La douceur du geste passe inaperçue ; Renard ne veut pas la relever – il sait qu’il se ferait remballer aussi sec – alors il attend la remarque, patiemment.

— Comment il va ?

— Il sait, déjà. Je lui ai tout dit.

— C’est beaucoup pour vous.

— Oui, et ça lui a fait quelque chose. Je… Je crois qu’il a encore du mal à tout digérer.

— Mais il reste, note Judith d’un air amusé.

— Mais il reste, répète-t-il avec la même chaleur dans la poitrine.

C’est une belle conclusion.

— J’ai voulu lui passer la machine, reprend Renard après un petit silence.

— Pas trop tôt.

— Quoi, j’ai pas le droit de prendre mon temps maintenant ?

Un coup d’œil en coin lui indique que Judith roule des yeux, sans que l’étincelle à l’intérieur ne disparaisse complètement. Elle resserre sa prise autour de la porcelaine, scrute un instant la tasse qu’elle lui a passé – toute petite, avec un logo triangulaire orange et à moustache peint dessus, évidemment – avant de se laisser peser contre le comptoir avec une exagération démesurée qui hurle son caractère bien trempé.

— Raph en voyageur du temps, vous aussi… Ça promet.

— J’espère. On a un monde à sauver.

— Et ça vous a pris du temps avant de comprendre que vous pouviez pas le faire seul, hein ?

C’est à son tour de retenir un rictus discret. Le Visiteur hoche la tête. Ensemble, Judith et lui haussent les épaules et miment le même pistolet de la main droite, avec deux doigts intacts qui n’ont jamais trempé dans le sang, et qu’ils font claquer d’un coup sec. « Eh ouais, touché. »

Puis :

— Vous l’avez trouvé.

Ce n’est pas une question, puisqu’elle sait déjà. Ce n’est pas une réprimande, puisqu’elle le lui a demandé. Par réflexe, Renard effleure sa ceinture de sa main libre, pensant y trouver le petit objet qu’il a volé aux souterrains nécrophiles. Il ne l’y trouve pas – normal, il est à l’abri dans une étagère, sur un livre qui parle des Hommes et de l’espace et qui appartient à un robot – alors il laisse pendre son bras inutile en levant un peu sa tasse de l’autre, comme pour trinquer.

Judith s’est armée d’un sourire nostalgique, plus triste et plus satisfait que tous les autres.

— Oui.

— Vous l’avez écouté ?

Ah, cette fois-ci elle s’interroge. Leur conversation tourne autour de ce point central depuis le début : le message. Le discours et ce qu’il y a derrière, le sémantique et la symbolique. Forcément, le psy ne va pas lui mâcher le travail.

— Oui, répond-il à nouveau, en baissant un peu la tête.

— Et alors ?

D’un coup, Renard lève les yeux. Son visage se durcit l’espace d’un instant terrible, où défilent sur ses traits toutes les possibilités avortées d’un sauvetage extratemporel.

— Alors je me suis renseigné. Sur l’implant Replay.

— Vous pouvez pas aller me chercher, assène Judith d’un ton calme et décidé. Je suis dans une autre dimension maintenant.

— Je sais. C’est pas ce que je voulais dire.

— Et je vous aurais pas suivi de toute manière.

— Ça… Ça aussi, je sais.

C’est dur à accepter, mais il le faut bien.

— Je veux dire que… Ça m’enlève pas le remord. Ça m’a fait plus mal, presque.

— Ah mais je comptais pas vous donner une solution magique, moi, se défend-elle avec un petit frémissement de la bouche qui donne l’impression d’un sourire. Je voulais juste que vous vous souveniez. Correctement.

Et lui aussi sent sa bouche se tordre dans un de ces rictus à mi-chemin entre la tendresse et la moquerie ; lui aussi tombe d’accord, estime que oui, il n’aurait pas fallu emprunter le chemin le plus facile. C’est toujours comme ça que ça a fonctionné, de toute façon. Ce qu’il a de précieux ne s’est pas gagné par la triche.

— « L’Autre Monde », chuchote-t-elle pour elle-même en roulant des yeux. Comme si je pouvais encore croire à ces conneries…

Elle ponctue cette remarque d’une nouvelle gorgée, là où lui ne boit pas cette fois. Il porte la tasse à ses lèvres mais s’arrête au dernier moment ; son cœur bat plus vite, sa trachée rétrécit. Il n’étouffe pas. Il cherche juste à ravaler autre chose que du café.

L’aveu se traîne hors de sa bouche, s’en extirpe avec difficulté mais s’épanouit dans un soupir de soulagement.

— Je… Je pense que je veux plus vous revoir, Judith.

Sans baisser sa tasse, elle l’observe curieusement par-dessus la ligne de porcelaine. Les petites rides au coin de ses yeux lui prouvent qu’elle est d’accord.

— Tout ça… continue-t-il en jetant un regard sur la cuisine et le reste de l’appartement. Tout ça c’est pas vous. C’est plus vous.

— C’est bien vrai. Vous me voyez vraiment porter ce genre de chaussons ?

Il baisse la tête pour observer les froufrous de laine blanche, semblables à deux nuages, qui enveloppent les pieds de son ex-collègue. Un sourcil sincèrement dérouté vient plier sa grande cicatrice :

— Quoi ? C’est confortable.

— La ferme. C’est immonde. Pour une morte vous auriez pu me respecter mieux que ça.

Judith !

Un rire audacieux, mesquin et indécent répond à son exclamation outrée. C’est le premier qui éclate à voix haute. Il s’agite comme des grelots, fait tinter une voix plus lumineuse que le soleil qui s’échoue sur leurs silhouettes en miroir. Le Visiteur, interdit, observe sa propre conscience afficher une hilarité trop franche sur le visage de son pire fantôme, avec les dents blanches aux incisives un peu longues, et les yeux qui pétillent comme des feux d’artifice. Il se trouve paralysé, trop choqué pour réagir, pourtant la réaction lui procure un sentiment terrible dans la poitrine ; alors il écoute, sans bouger, magnétisé par ce rire franc qu’il n’a jamais entendu dans la bouche de Judith, et se recueille sur ce cadeau virtuel comme il le ferait sur une tombe.

Un sourire timide et médusé finit par éclore sur ses lèvres fatiguées. Il pense que son psy virtuel est aussi cinglé que lui – logique, c’est Henry qui l’a fabriqué.

Judith étouffe ses derniers ricanements dans de petits bruits de nez. Elle secoue la tête et quelques mèches rousses viennent balayer son visage encore parcouru de tics nerveux.

C’est mieux, quand il n’y a pas le sang sur sa main droite.

— La prochaine fois, je serai plus là, signale-t-elle d’un ton un peu plus sérieux mais toujours aussi tragiquement léger.

— Je sais.

— Ce sera quelqu’un d’autre. Peut-être… Votre « Maître », là.

— C’est très possible. On a des choses à se dire, acquiesce-t-il en feignant l’indifférence.

— Hmm. Quelle vie de merde vous avez eu.

— J’ai vécu. C’est déjà pas mal.

À ces mots, une lueur émue explose dans les yeux noir de Judith.

Le Visiteur ne sait pas quand est-ce que la fatigue a vraiment commencé mais quand il parle, il est sûr d’une chose : c’est sa revanche sur elle. Et ça marche.

— Oui. C’est déjà pas mal du tout.

Deux amis se sourient. Ils reposent tous les deux en paix, maintenant.

Au loin, très loin dans la cuisine, résonne le grésillement fatigué d’un talkie-walkie abandonné.

 


 

Ok, donc, c’est la méga merde. Mais je suppose que vous aurez l’intelligence de venir chercher mon… de venir me chercher après toutes ces conneries, donc ça fera l’affaire.

J’ai pas de temps pour tout vous expliquer, mais il y a un type dans ma tête qui m’a dit que j’ai eu un genre d’implant ou je sais pas, bref un truc qui va me donner une seconde chance.

Et je crois que je m’en rappelle, ok ?

Je sais ce que j’ai fait.

Je vous ai tué. Avant.

Je pense que c’est mon tour maintenant.

Je vais mourir, ok ? Je vais mourir mais avant je vais buter Dario. Je l’entends, là.

Et je sais que vous m’avez menti.

L’Autre Monde, là, c’est encore une grosse connerie je pense. Enfin je vous connais plutôt bien et je pense que de nous deux c’est moi qui suis la plus douée pour mentir et, je sais pas. J’y crois pas. Je pense que vous nous l’auriez dit plus tôt non ? Si c’était si important. Enfin c’est peut-être vrai. Belle cause tout de même. Irréalisable je pense.

Ah, putain de merde-

Je sais pourquoi vous l’avez fait. Sachez qu’Autre Monde ou pas, je m’en fous, d’accord ? Je vais mourir. Je vous connais. C’est dommage, je sais, mais je pense que je peux plus y faire grand-chose, là. Le type de l’implant il a l’air plutôt sûr en tout cas.

Ah, et un dernier truc…

Mattéo.

Dites-lui qu’il y pouvait rien, ok. Il y pouvait vraiment rien. Si jamais il… S’en veut d’avoir pas été là. C’était pas de sa faute. Ni la mienne je crois. Ça le convaincra. J’espère.

Je serai plus là mais au moins, j’aurais buté Dario. Du moment qu’il peut plus faire grand-chose ça me va.

Écoutez.

Vous êtes un sale petit cachotier mais vous êtes pas très doué. Et…

Merci quand même.

DARIO !

J’ME RENDS !

Notes:

Voilà.
Après des années passées à écrire cette fanfiction, voici donc le point final de ce qui aura sûrement été l’un des textes les plus prenants que j’ai jamais écrit. Je n’ai pas l’habitude de m’étaler dans mes notes d’auteur mais je me permets un petit écart ici pour tout d’abord vous dire merci pour les retours adorables auxquels j’ai eu droit pendant deux ans malgré mes parutions inégales et mes réponses (trop) en retard. À tous-tes celleux qui ont bien voulu m’accompagner dans cette aventure monstrueuse qui, à la base, ne devait être qu’un one-shot (si si !) et qui suinte un peu trop l’angst : merci, merci, merci !

J’ai commencé à écrire L’enfant au renard à une période extrêmement difficile de ma vie qui a débouché trop vite sur le départ de gens que j’aime. Au départ ce n’était pas censée être un défouloir, mais il s’avère que ça a été le terreau parfait pour essayer, à mon échelle, de transmettre ma vision d’éternelle optimiste qui s’accroche à voir le verre à moitié plein.

Cette fic est donc dédiée à tous-tes celleux qui ont vu des proches touchés par la maladie ou s'en sont retrouvés victimes. Elle espère vous faire regagner l’optimisme dont je n’ai jamais voulu me débarrasser, s’attache à prouver que même quand vous traversez les pires épreuves, des gens sont prêts à vous épauler, à ne jamais vous lâcher jusqu’à ce que vous puissiez remettre le pied à l’étrier. Quand l’espoir, c’est tout ce qu’il vous reste pour faire face à des choses qui vous dépassent, autant le garder, non ? Alors voilà, L’enfant au renard se veut dur, triste, violent parfois mais pas fataliste. J’espère avoir réussi mon pari.

Funfact ! J’avais prévu, depuis le début, de terminer la fic en donnant la machine à voyager dans le temps à Raph, bien avant que le trailer du film ne sorte. La coïncidence me fait beaucoup rire et quelque part, c’est un peu comme si cette fin laissait le champ libre au film. À vous de l’interpréter comme vous le voulez.

J’ai aussi eu le temps de développer de magnifiques compétences en HTML depuis que j’ai commencé cette fic, notamment l’incrustation de liens hypertextes sur Ao3. Vous trouverez donc la playlist de L’enfant au renard juste ici, avec les chansons dans l’ordre chronologique des chapitres ainsi que quelques autres qui m’ont tout autant inspirées mais que je ne pouvais pas caser. (Il manque juste Honesty de Halsey parce qu’elle n’est pas sur Spotify, à mon plus grand regret 😔) Et vous noterez qu’enfin, les pauvres chapitres de cette fic ont été chacun dotés un titre, car la leçon à retenir de tout ça c’est quand même mieux vaut tard que jamais.

Bon, j’arrête cette note incroyablement longue pour vous redire : merci, merci, merci ! On se reverra encore sur le fandom du VdF (qui est un peu devenu ma maison à ce stade) car je n’ai pas fini d’écrire sur cet univers et je ne suis pas prête de m’arrêter (traduction : je suis obsédée), donc vous pouvez toujours checker mes autres projets en cours si jamais ça vous intéresse. Sinon, n’hésitez pas à me faire coucou sur Twitter ou Tumblr, ce sera toujours un plaisir.

Enfin, prenez soin de vous et à la prochaine ! 💞