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Quelqu'un, je te le dis, plus tard se souviendra de nous

Summary:

Si Louise était chanceuse, ça se saurait. Or, Louise a trahi son camp pour aider un clochard fou, a aussi poussé son collègue dans une prison hors du temps, et tenté un coup d’état contre sa propre patronne. En retour, elle gagne le droit à se souvenir de sa trahison, beaucoup de culpabilité, et un brin de solitude.

Ah, et Ycare ne marche plus.

Parce que maintenant, quand Louise se téléporte, elle se téléporte au Terrier.

Et c’est Belette qui la trouve.

Notes:

On l'a toustes vu, hein ? Le regard d'une (1) seconde entre Belette et Louise pendant le film avant qu'elles ne se revoient plus jamais ? En tant que fan de personnages/relations totalisant moins de trois minutes de temps d'écran, il ne m'en faut pas plus...

C'est la première fois que je me lance dans une fic centrée sur la romance (Péter un câble ne comptait pas, c'était centré sur l'imbécilité avant tout) et quoi de mieux que de le faire avec : ✨les femmes✨

Les tags seront agrémentés au fur et à mesure des chapitres, mais j'ai déjà mis quelques petites choses concernant les scènes à venir histoire de vous donner un aperçu de ce petit monstre. Au programme : Louise nulle, Belette un peu moins, la Brigade vraiment super nulle, la Meute super drôle. Et Michel aussi. (Mais ça je n'en dis pas plus)

Cette fic est en partie dédiée à Émilie (présente aussi sur tumblr et twitter) pour ses magnifiques fanarts de Belette et de Clothilde/Stella, qui m'ont toujours inspirés sans que je sache jamais trop quoi écrire dessus. Si jamais tu passes par-là, j'espère que ça te plaira !

Enfin, le titre est tiré du 147ème fragment de Sappho, mon préféré : « Quelqu'un, je te le dis, plus tard se souviendra de nous. »

Je vous souhaite une bonne lecture !

Chapter 1: Où Ycare dysfonctionne

Notes:

(See the end of the chapter for notes.)

Chapter Text

Louise n’avait pas fait exprès.

Somme toute, peut-être que demander à Ycare d’ouvrir la Trappe à sa place, en décidant de l’heure, du jour et de l’année de sa destination n’était pas la meilleure des idées. Or, lorsque Constance vous donnait un jour de sortie libre, et que vous n’aviez ni la possibilité de rendre visite à votre famille (qui vous croyait morte) ni celle de revenir dans votre époque d’origine (qui vous croyait également morte), les options étaient plus qu’inexistantes. L’avantage d’avoir accès à une intelligence artificielle surdouée programmée par un robot de génie, c’était que l’on pouvait demander à celle-ci de vous téléporter grâce à certains critères sans trop se creuser la tête pour trouver une date précise.

On aurait pu arguer que même si Constance le lui proposait, elle n’était pas obligée de sortir. Ceux qui pensaient ainsi ne vivaient pas h24 en compagnie de Michel.

Louise avait depuis longtemps pris l’habitude de s’avancer dans le cercle de la Trappe en demandant simplement à découvrir une époque qu’elle n’avait jamais vue. Elle n’avait jamais été bonne pour choisir, encore moins quand le choix la concernait. Qu’on lui demande la personnalité historique qu’elle rêvait de rencontrer – question qui revenait souvent lors des déjeuners en équipe – et elle n’avait pas la réponse. Le saut de la foi se faisait toutes les semaines, s’abandonnant au gré des calculs binaires, des grésillements de machine et des processeurs surpuissants. Un vent de liberté synthétique, délesté du libre-arbitre. On avait créé la machine pour faire le travail de l’Homme à sa place, non ?

Aujourd’hui, elle s’était avancée en essayant d’oublier le regard terrifié d’Alice Alibert, les hurlements de son père et la condamnation impitoyable de Constance.

Ce n’était pas chose facile quand on croisait le sourire affable de sa patronne à tous les couloirs, rappel incessant que derrière les lèvres étirées se cachaient les dents pour mordre ; ça l’était encore moins quand, dans les yeux écarquillés de la fille Alibert, elle avait vu sa propre vie morne, misérable et sans importance défiler comme une pellicule de film déjà usée.

C’était pire, quand elle savait que la Brigade Temporelle l’avait choisie parce qu’elle ne comptait pas.

Alice, elle, n’avait pas eu cette chance.

Louise avait fait un pas dans la Trappe et soufflé un bon coup. La voix automatisée d’Ycare l’avait accueillie avec cette même routine superficielle dont elle avait pourtant changé tous les paramètres ; Identification : agente Louise – qu’est-ce qui faisait encore son identité, après avoir trahi tout ce qu’il lui restait ? – Accès : autorisé – si Constance savait, elle aurait été bannie – Bienvenue – elle ne l’était plus vraiment – Où désirez-vous aller ?

Le moment du choix qu’elle ne voulait pas vraiment prendre, le moment où un seul critère lui avait roulé sur la langue, un bonbon qu’elle avait hâte de recracher dans une poubelle – Très loin d’ici.

Louise avait l’habitude de chuter à travers la Trappe, aussi eut-elle la grâce de ne pas se ramasser quand elle se réceptionna sur un sol en terre, froid et décomposé. En un coup d’œil à travers son casque elle avait reconnu un paysage du XXVIème siècle, ou du moins les souterrains : de grands murs creusés à la va-vite, des galeries entrelacées et des trous de lumière qui, ici et là, comblaient difficilement l’obscurité ambiante.

En relevant la tête, elle était tombée sur un panneau décoré au pinceau rouge avec une faute d’orthographe.

Ce n’était pas la première fois que Louise demandait à Ycare de décider à sa place. C’était la première fois, en revanche, qu’elle se retrouvait en 2555.

Elle n’avait pas, mais alors vraiment pas, fait exprès de se retrouver à la porte du Terrier.

Son sang se glaça. L’idée terrible que Constance trouve l’endroit la prit aux tripes, le concept plus atroce encore qu’elle l’y trouve aussi la tétanisa d’effroi. Elle se redressa en titubant cette fois, prête à reposer le doigt sur la machine à son bras pour appeler Ycare et demander à ce qu’il rouvre la Trappe, mais elle n’en eut pas le temps.

Ironique.

Une petite silhouette aux joues barbouillées de peinture ouvrit grand la porte d’entrée, probablement alertée par le bruit de sa téléportation. Elle s’arrêta net en tombant face à face avec les genouillères de Louise, releva curieusement la tête, puis écarquilla les yeux lorsqu’elle tomba sur le casque menaçant doté de deux ronds de lumière bleue.

Immédiatement la gamine hurla.

— LA BRIGADE TEMPORELLE !

— NON, non attends- ! s’écria Louise en tendant inutilement la main.

Paniquée, elle chercha les jointures de son casque pour l’enlever en vitesse, espérant se donner l’air plus humaine, mais la porte lui claqua sèchement au nez. De l’autre côté, une cacophonie de cris d’alerte se répercuta dans le grand hangar où était basée la Meute.

Le visage désormais libéré, Louise se heurta de plein fouet à l’air des souterrains qui n’était plus filtré. L’humidité se faufila insidieusement dans sa gorge, lui fit ravaler une quinte de toux, et elle plissa le nez quand un arrière-goût de renfermé se logea tout au fond de sa bouche. Dégoûtée, elle se détourna de la porte un instant pour cracher par terre.

La première chose que lui avait appris Mattéo aux entraînements – quand elle avait eu droit à des entraînements et qu’elle ne s’immisçait plus dans des missions qui ne la concernaient pas – la première chose, donc, était qu’elle ne devait jamais baisser sa garde. La deuxième, pas moins importante, l’enjoignait à s’informer sur les environnements qu’elle ne maîtrisait pas à 100%. La dernière consistait à rester dans la modération : ils ne devaient jamais interférer avec des événements qui n’entraient pas directement dans le cadre de leur mission, et toujours peser le pour et le contre avant d’enclencher la moindre procédure.

Simple, facile à retenir, B-I-M.

À cet instant précis, où l’on pouvait distinguer l’agent rôdé du novice complètement inconscient, Louise n’appliqua aucune de ces règles et entrait naturellement dans la deuxième catégorie.

Appuyée contre un mur, tournant de moitié le dos à la porte du Terrier, elle fut tout à fait incapable d’anticiper le fait que la porte s’ouvrait de nouveau. Elle fut encore moins à même de voir la masse noire qui déboula de l’entrée pour lui foncer dessus, la jetant à terre.

Si elle avait eu le bon sens de garder son casque entre ses mains (il fallait malheureusement souligner que la majorité de son équipe l’aurait posé par terre comme un ballon de foot encombrant), celui-ci lui échappa dans sa chute et alla rouler plusieurs mètres plus loin, complètement hors de sa portée. Louise bascula sur le côté, étouffant un cri de surprise et de douleur lorsqu’elle sentit sa hanche percuter durement le sol, et son premier réflexe fut d’aller chercher le taser accroché à sa ceinture ; mais une main intercepta la sienne sur sa trajectoire, l’épinglant solidement au-dessus de sa tête dans un réflexe surhumain.

Le souffle coupé, elle cligna des yeux. Des mèches folles l’empêchaient de distinguer quoique ce soit.

Elle ne vit qu’un éclat violet à travers ses cheveux. Ce fut suffisant pour comprendre à quel point elle était vraiment, vraiment mal tombée.

Merde.

— Je viens en paix ! s’écria-t-elle.

Une pointe glaciale s’enfonça sur sa gorge. Louise n’osa pas déglutir.

— En armure et armée ? ironisa une voix qu’elle n’avait entendu que dans un hurlement.

Les doigts autour de son poignet se mirent à serrer si fort qu’elle fut sûr qu’ils laisseraient une trace.

— Je me souviens ! ajouta-t-elle d’un ton précipité. Je me souviens, c’est moi qui ai aidé les prisonniers !

Elle cligna des yeux dans l’espoir de dégager un peu son champ de vision. Ce fut prodigieusement pire. Des cheveux s’empêtrèrent dans ses paupières et elle manqua de finir aveugle. En dernier recours, elle souffla vers le haut pour s’en débarrasser ; le geste fut presque inutile, en plus de profondément agacer son assaillante, qu’elle entendit soupirer.

Une mitaine à moitié déchirée vint lui dégager le visage à contrecœur, écartant les mèches folles sur son front. Plaquée au sol, essoufflée et furieusement blessée dans son amour propre, Louise vit enfin le monde s’éclairer pour laisser place au visage de Belette, contracté dans une expression de colère qui s’effaça dès qu’elle croisa son regard.

Peut-être était-ce l’adrénaline, ou alors la panique – la main qui effleura sa joue laissa une trace électrique sur sa peau. Louise arrêta de respirer, autant parce que la pointe de la lance était toujours posée sur sa gorge que parce que Belette restait immobile ; dans un réflexe de mimétisme salvateur, elle n’osa pas bouger avant que l’autre ne fasse le premier mouvement. Elle se retrouva bloquée dans deux prunelles noires, qui la scrutèrent pendant ce qui sembla être un millénaire.

Enfin Belette laissa échapper un rire moqueur.

— Tu t’attaches jamais les cheveux ?

Louise, hébétée, ne trouva rien à répondre. Elle baissa les yeux par réflexe en sentant encore la lame sous son menton, et son assaillante accepta de reculer l’arme de quelques millimètres, sans pour autant baisser sa garde.

Mattéo aurait été fier de savoir qu’au moins une personne de l’échange respectait le premier point de sa foutue procédure.

— J’enlève pas mon casque d’habitude, se défendit-elle d’une toute petite voix.

— Et là, tu l’as fait parce que… ?

Rien ne lui vint à l’esprit. Le tam-tam-tam-tam de son cœur en surrégime noyait ses oreilles. Louise essaya de réfléchir, n’entendit que la voix de Mattéo dans sa tête lui suggérer qu’elle avait fait ça parce qu’elle était idiote – et hocha la tête pour approuver la chose, ce qui provoqua un froncement de sourcils perplexe sur le visage de Belette, qui ne comprit pas pourquoi elle acquiesçait en réponse à une question ouverte.

Reprenant ses esprits, Louise cligna des yeux et balbutia.

— J’ai… Je voulais pas faire peur aux gamins.

Belette s’esclaffa.

— Peur ? La Meute n’a pas peur.

La phrase suintait d’un orgueil débordant. Louise n’aurait su dire s’il s’agissait d’un coup de bluff ou d’un biais de la part d’une cheffe trop fière de ses disciples. Elle n’arrivait pas à croire que des enfants ne soient pas intimidés par son costume, aussi traumatisant le monde dans lequel ils évoluaient pouvait être.

La lame posée sur sa gorge la convainquit de changer de sujet et vite.

— Je vous ai aidés, je- je vous veux pas de mal !

— Je sais, je t’ai déjà rencontrée.

La voix de Belette se fit presque amusée. Louise, pour qui la révélation eut l’effet d’une claque en plein visage, écarquilla les yeux avant de serrer les dents.

Le rappel était déjà assez douloureux. Se souvenir de tout sans jamais pouvoir dire à personne qu’elle avait vu Constance dérailler sérieusement face au cours du temps s’avérait être un cadeau empoisonné dont elle n’était pas encore prête à parler.

S’en sortir seule, Louise pouvait gérer ; mais que les autres personnes qui partageaient le même souvenir soient dans le camp d’en face lui tordait le ventre quand elle y pensait trop longtemps. Jusqu’à présent il n’y avait eu que Raph pour le lui rappeler, et sur le moment elle avait été trop frappée d’adrénaline pour percuter – les mains tremblantes au bord du Trou, le hurlement qui résonne longtemps dans la salle et dans sa tête. Désormais Belette lui répétait le même fait avec une nonchalance terrible qui l’ancrait dans la réalité, une réalité d’autant plus humiliante qu’elle était plaquée au sol sans pouvoir s’y dérober.

Raph l’avait déjà dit. On s’est déjà rencontrés. La chose était plutôt réaliste, puisque toute la Brigade était aux trousses du clochard et son équipe.

Mais Belette… ?

La question lui brûla les lèvres. Elle s’échappa dans un murmure bousculé :

— Et j’étais comment ?

C’était la porte ouverte à la curiosité morbide, ce petit jeu des réalités parallèles. Elle ne pouvait pas s’empêcher de se demander ce qui avait cloché, cette fois-ci, pour qu’elle se souvienne ; peut-être qu’en retraçant tous ses anciens comportements, une bribe de réponse lui tomberait dans les bras, éclairerait ses motivations renversées comme un vase trop rempli sur le bord d’une commode. Peut-être qu’il lui suffirait de rebrousser chemin pour trouver la fourche à laquelle elle avait choisi le mauvais embranchement.

Belette haussa un sourcil, prise de court.

Louise attendit sans bouger. À l’intérieur, c’était comme un séisme.

— Très stupide.

Elle cligna des yeux puis jeta un regard hébété à son assaillante, qui ne tiqua absolument pas. Louise attendit encore, se demandant si une suite allait naître, mais Belette n’ouvrit pas la bouche. Elle n’avait rien d’autre à ajouter.

— Quoi ?

— Stupide.

Belette consentit à approfondir sa réflexion par quelques mots plus incisifs encore :

— Comme tous tes petits camarades.

Louise fronça les sourcils, violemment heurtée d’être abaissée au même niveau que Victor.

Ou Michel.

Ou Richard.

— Je suis pas bête !

Belette hocha la tête, se laissant aller à un rire dédaigneux. Quand elle riait, les pendentifs autour de son cou s’entrechoquaient comme pour lui faire écho.

— Tu traînes devant notre porte et tu penses que personne te verra ? Tu enlèves ton casque en territoire ennemi ? Je sais pas quelle formation on t’a donnée mais les résultats sont tristes à voir.

— J’ai pas fait exprès !

La justification jaillit dans un élan de rancœur immature, dirigée vers une machine qui était censée prendre les décisions à sa place. L’idée qu’Ycare puisse se tromper rendait Louise profondément amère, alors même qu’elle avait acceptée de déléguer la responsabilité de ses choix. Ça n’était tout simplement pas juste – la malchance était tombée sur elle en même temps que le souvenir. Elle n’avait voulu aucun des deux.

Pire encore : le système de détection d’anomalies temporelles dernier cri de la Brigade avait bugué en sa présence, laissant planer le doute terrifiant qu’elle soit la cause du dysfonctionnement.

Dans un mouvement désespéré, elle essaya de se dégager. En vain, bien sûr – elle semblait vouée à l’échec pour suivre les missions à la lettre, en vérité – puisque Belette maîtrisait parfaitement son assise, en plus de sa prise sur ses poignets.

— Pas fait exprès ? répéta cette dernière en daignant mettre, entre deux touches de sarcasme, un peu de surprise dans sa phrase.

— J’ai pas choisi- c’est la Trappe qui m’a amenée ici !

— Et c’est quoi, « la Trappe » ?

Louise se mordit la joue et se rappela, bien en retard, l’existence d’une clause de confidentialité sur son contrat de travail. Il s’agissait moins de respecter la ligne indiquant qu’elle ne devait divulguer aucune information sur les outils que la Brigade utilisait pour se balader dans le temps, et plus d’éviter que Constance n’apprenne qu’elle avait foiré. Encore.

Dépitée, elle pinça les lèvres en cherchant obstinément une réponse suffisamment floue pour s’en sortir, une tentative que Belette eut la curiosité de laisser se poursuivre pendant cinq bonnes secondes de silence.

— … T’es au courant que t’es censée répondre à mes questions même si tu n’en as pas envie ? C’est le but de ma position, là.

— Oui, oui ! s’énerva Louise en rougissant furieusement. Bref, on a- on a une machine qui peut nous téléporter, et- et je crois qu’elle a bugué, voilà tout ! J’ai pas voulu finir ici !

La cheffe de la Meute changea radicalement d’expression.

— Si elle a bugué, comment est-ce qu’elle a pu avoir les coordonnées d’un endroit où elle ne t’a jamais envoyée ?

Le regard sombre, Belette arqua son bras pour réarmer sa lance, qu’elle avait légèrement éloignée pour rassurer Louise. Cette dernière la sentit se crisper jusque dans les hanches qui aplatissaient les siennes. Tout dans son attitude indiquait les réflexes du mercenaire face à sa dernière cible. La prise autour de ses poignets se fit meurtrière.

— Réponds ! On joue plus maintenant, aboya-t-elle avec violence.

— Je sais pas ! s’écria Louise sur le même ton. J’en sais rien putain, j’ai pas donné de coordonnées précises !

— Comment la Brigade Temporelle peut savoir où on se trouve ?!

— J’ai juste demandé à me barrer !

Le hurlement de Louise résonna trois fois dans les galeries. L’écho froid de sa propre voix lui sembla parvenir de sept temporalités différentes.

Malgré le cri qu’elle reçut au visage, Belette ne cilla pas. Elle considéra la réponse en silence, sans montrer une quelconque émotion pouvant indiquer qu’elle se souciait de l’état de Louise, avant d’arriver à la conclusion logique :

— C’est toi. Parce que tu te souviens ?

Elle cherchait confirmation. Louise, trop étrangère des certitudes, haussa tant bien que mal ses épaules – un geste qui passa inaperçu car elle ne fit que s’agiter dans la grande carapace déplacée de son armure, immobile au sol.

— Je sais pas, souffla-t-elle pour la troisième fois.

Belette roula des yeux, mais ne relâcha pas sa garde.

— Bordel, vous savez jamais rien dans votre police.

— Je suis pas ingénieure en robotique, cingla Louise.

Sa répartie eut son effet, puisque la cheffe de la Meute écarquilla subitement les yeux. Celle-ci releva le regard, se perdit dans la contemplation des souterrains avant de se tourner de trois quarts :

— Mulot ! Va chercher le coton.

— Oui Belette ! répondit une petite voix fluette.

Louise, trop désenchantée pour se redresser, fixa anxieusement le plafond en entendant le gosse. Ses minuscules pas précipités firent vibrer la terre, et ce fut lorsqu’elle tendit un peu plus l’oreille qu’elle comprit que d’autres enfants assistaient à la scène. L’appel de leur cheffe avait provoqué plusieurs chuchotements excités qui se fondaient dans une rumeur générale. Elle ne pouvait pas les voir mais les imaginait rassemblés près de la porte, se massant près du seuil pour ne pas perdre une miette du spectacle humiliant qui était en train de s’y dérouler.

Belette se leva, l’arme en retrait. Louise, qui avait eu la sensation de soutenir un huit-tonnes sur ses hanches, laissa échapper une respiration pathétique tout en essayant de masquer la douleur colossale qui remontait dans ses cuisses engourdies. Elle se fit la réflexion qu’elle pouvait bien rester par terre quelques secondes de plus, afin de laisser son sang redécouvrir ses muscles, et qu’à ce stade sa dignité ne lui demandait plus grand-chose ; mais une main déterminée se présenta à elle, la forçant à relever la tête. Sa nuque avait été sciée par le col rigide de son armure, puisque le casque avait disparu. Elle grogna, fourbue, puis tendit le bras. Sans se demander si c’était de l’aide ou une menace.

Quelqu’un, là-haut, devait veiller sur elle et bien s’amuser, puisqu’elle se redressa en tanguant sans rencontrer la pointe acérée d’une lance. Belette eut même l’amabilité de lui poser une main sur la hanche pour éviter qu’elle ne bascule, entraînée par le poids réactualisé de son armure. Louise trouva la chose vexante. Elle cligna des yeux pour chercher son casque.

Le trouva quelques mètres plus loin, dans les bras d’une enfant de cinq ans.

— Hé, rends-moi ça !

Elle voulut faire un pas en avant, trouva le sol particulièrement mou ; mais avant que Louise ne puisse commettre la magnifique erreur de se casser la gueule devant une assemblée d’enfants qui n’allaient plus jamais la respecter, la main de Belette, ceinturée autour de sa hanche, la ramena sèchement contre elle. Sonnée, elle se rattrapa sur la cape de la femme en titubant, dans l’illusion parfaite d’une tomate accrochée à son tuteur, et mit plusieurs secondes à retrouver son équilibre.

— C’est moi qui l’a trouvé ! fanfaronna la gamine qui avait entre ses mains le prototype de défense le plus avancé et le plus cher de toute la Brigade Temporelle. Et on te le confisque, prisonnière !

— C’est- c’est pas pour les enfants ! balbutia-t-elle tout en essayant de maîtriser la rigidité de ses jambes.

— Belette, elle est bourrée la brigadière ?

— Si seulement.

— On dirait Renard quand il revient du Premier Pub !

— Moi je dis qu’il faut qu’on la torture ! Pour qu’elle nous dise tout ce qu’elle sait !

Après avoir correctement ordonné ses jambes, Louise se mit en quête de bien placer ses mains, chaotiquement perdues dans les pans de la cape de Belette. Ce fut en les déplaçant par des gestes tremblants et chaotiques qu’elle se rendit compte qu’elles étaient dangereusement proches de sa poitrine. La chose la fit s’éloigner brusquement de sa sauveuse qui, imperturbable, l’observa tenter de conserver son équilibre – bien que très précaire – en lâchant enfin sa hanche, une étincelle amusée dans les yeux. Louise se fit la réflexion qu’avec son casque, personne ne l’aurait vue rougir.

— À mon avis, elle ne sait pas grand-chose, constata platement la cheffe de la Meute.

— Elle a l’air trop nulle, renchérit un gosse avec la spontanéité si douce de son âge.

— Moi je garde son casque ! C’est mon trophée ! Je peux ?!

— Partage déjà !

— Non, premier trouvé premier servi !

— C’est même pas ça le proverbe !

Louise porta une main à sa tête pour dégager ses cheveux, à nouveau emmêlés. Ses doigts rencontrèrent une flaque poisseuse du côté de son undercut.

— Touche pas, intervint Belette d’une voix sévère.

Elle les ramena sous ses yeux, plus par curiosité que parce qu’elle voulait suivre l’ordre. La couleur rouge sombre sur le bleu de ses gants ne laissait pas de doute et, maintenant qu’elle y faisait plus attention, un léger picotement pulsait effectivement sous son cuir chevelu.

Elle n’aurait vraiment pas dû enlever son putain de casque.

Sur cette réflexion qui ne demandait pas un niveau scolaire trop élevé, Louise vit que Belette scrutait sa blessure invisible avec un froncement de sourcils, prête à lui saisir la main au vol si jamais il lui prenait l’envie de la retoucher. L’attention qu’on lui portait, étrangement désintéressée, lui parut hors de propos dans une rencontre entre deux camps ennemis – d’autant plus quand le camp ennemi avait tout juste manqué de lui transpercer la gorge. Elle ouvrit la bouche pour demander des précisions sur son statut d’otage lorsqu’un petit garçon, trottinant à toute vitesse, surgit du Terrier :

— Je l’ai !

Triomphant, il tenait dans ses mains sales un duvet blanc légèrement poussiéreux qu’il leva bien haut dessus de sa tête, jusqu’à arriver au niveau de Belette, à qui il présenta son offrande avec un sourire auquel il manquait quelques dents. La cheffe de la Meute s’agenouilla, le visage fier, et récupéra le coton en remerciant l’enfant. Quand elle se redressa, Louise remarqua à nouveau les cliquetis de ses colliers, de son pantalon et des bijoux de ses cheveux, une harmonie rafistolée et apocalyptique qui, tout à coup, fit passer son armure dernier cri pour un objet sans vie, plat et triste comme une coquille vide.

La chose lui déplut.

Belette planta sèchement sa lance dans le sol meuble des souterrains. Elle décrocha ensuite une petite flasque de sa ceinture et en fit sauter le bouchon d’un pouce, dans un geste si naturel que Louise crut qu’elle allait porter le goulot à sa gorge. Au lieu de ça, sa drôle de geôlière versa un liquide transparent sur le coton, qu’elle essora un peu avant de revisser la bouteille avec nonchalance.

La main de Belette se posa sur sa joue. Plongée dans sa réflexion, Louise n’eut pas le réflexe de sursauter et resta immobile, prise de surprise en sentant qu’on lui intimait de tourner la tête ; elle résista un instant, comme pour rattraper son manque de protestation initiale, puis croisa deux yeux intransigeants qui, bien silencieusement, la convainquirent d’obéir.

Une deuxième main apposa le pansement contre sa plaie. Le geste, aussi imbibé de douceur que le coton l’était d’alcool, lui donna pourtant l’impression d’avoir été électrisée. Belette ne fut pas dérangée par la proximité ; elle resta penchée tout près, concentrée sur son ouvrage, le visage lissé dans une expression de sérieux qui permettait de distinguer chaque peinture sur sa peau, le noir sur ses paupières et les cicatrices sur ses joues. Méticuleusement, elle nettoya la sang séché et dégagea chaque mèche qui entravait cette action. Elle avait l’habitude, probablement, de soigner les autres autant qu’elle-même.

Louise retint sa respiration. Elle se sentit comme l’un des gosses, eut l’impression qu’elle allait se faire réprimander parce qu’elle avait trop brutalisé ses camarades. Ne sachant pas quoi faire de ses bras, elle les laissa pendre le long de son corps désorienté, jusqu’à ce qu’une pression extrêmement forte sur la tempe ne la fasse reculer d’un pas.

— Bon, tu tiens ton pansement ou je dois le faire aussi pour toi ? lança Belette en lui jetant un regard au sourcil arqué.

Louise précipita une main sur sa tempe pour rompre le contact, trop heureuse de se voir donner une issue de secours. Elle effleura les doigts de Belette sur le coton.

Sut que le geste allait la hanter trop longtemps.

Merde.

— Et maintenant ? eut-elle le courage de demander.

Elle avait presque eu l’insolence d’ajouter une couche d’ironie. Un regard sévère et élégant fut sa seule récompense :

— Et maintenant, tu nous suis et tu fais pas de vague.

— C’est parfait, ça. Ça me correspond super bien.

La blague ne fit pas rire Belette.

Notes:

Étant très peu habituée aux fics multi-chapitres sur de la romance pure, je vous saurais infiniment reconnaissante pour tout retour (qui motive beaucoup) ! Sur ce, je vous remercie d'avoir lu et vous dis à plus pour le prochain chapitre 🙏

Chapter 2: Où Henry fait son Castafolte

Summary:

« Je suis pas ingénieure en robotique », avait dit Louise.

Heureusement pour elle, Belette en connaît un.

Notes:

Entrée de la véritable légende, sous vos yeux. Et ce pendant 7 000 mots !

Merci à celleux ayant pris la peine de commenter, j'espère que le concept vous plaît toujours autant ❤

(See the end of the chapter for more notes.)

Chapter Text

Lorsqu’on ne défonçait pas la porte du Terrier et qu’on y entrait désarmée, l’endroit était tout de suite moins hostile.

Louise n’avait pas eu le temps d’apprécier l’atmosphère chaleureuse qui émanait du lieu lors de sa dernière visite. Désormais, les mains levées au milieu d’une escorte d’enfants qui la menaçait de toutes sortes d’armes, elle pouvait laisser traîner son regard autant qu’elle le voulait, des petites loupiotes accrochées au plafond jusqu’aux sofas crevés disséminés ça et là sur la terre meuble. Tout un pan de mur avait été recouvert d’une fresque, sur laquelle était peinte divers graffitis et phrases mal orthographiées. Juste à côté s’étalait une série de mannequins d’entraînement, au rembourrage crevé par des lances. Dans un coin, elle repéra un lit double et un râtelier d’armes contondantes. C’était la seule couche présente : les enfants, eux, devaient dormir ailleurs.

Belette s’était éloignée. Elle avait sorti un petit objet plat et métallique de l’une de ses innombrables poches et était en train d’y composer un code. Même de loin, Louise la voyait froncer les sourcils.

Pendant ce temps, les enfants s’assuraient que la prisonnière restait sous bonne surveillance.

— Avance, brigadière !

— Et tu mets les mains bien hauts sinon on te transperce !

— Ou on te plante ! rectifia un petit armé d’une dague.

Puis il ajouta, pour mieux préciser sa pensée tout en l’agrémentant d’une jolie rime :

— Comme du rôti de RTI !

Louise lui coula un regard désabusé. Des barbouillis rouge, qui avaient sûrement pour objectif initial d’imiter une peinture de guerre, s’étalaient en désordre sur ses joues rebondies. Une trace de doigt sur le front lui confirma que les enfants se déguisaient d’eux-mêmes.

Et c’était quoi, du RTI ?

— Ou alors on lui tranche la gorge ! renchérit une gamine avec une chapka, aussi enthousiaste que si elle proposait un jeu de trap-trap. Henry il a dit que c’est le meilleur moyen de tuer un humain.

— Non, Henry il a dit que pour tuer un humain fallait viser la caro… la cara… la castatide !

— C’est même pas comme ça qu’il a dit !

— Si c’est comme ça !

— Non !

— Si !

— Non !

— Si !

— De toute façon Henry il est pas drôle ! intervint un troisième enfant à lunettes d’un ton boudeur. Faut pas qu’on fasse ça vite, faut qu’on la torture !

— Belette a dit que ça servirait à rien parce que la prisonnière elle sait rien du tout.

— Moi je pense qu’elle cache bien son jeu.

— Moi je pense qu’elle sait rien non plus.

— Elle a l’air trop nulle ! renchérit encore le même gamin qui avait pourtant déjà spécifié son opinion controversée.

Louise observa les enfants débattre de son sort tout en étant menée vers une vieille chaise de jardin défoncée, sur laquelle elle s’assit avec beaucoup de précaution. Le plastique se mit à craquer au moment où elle relâcha son poids sur l’assise, et ce fut un miracle qu’elle ne finisse pas instantanément par terre. Elle se demanda si la Meute s’en servait d’instrument de torture, car l’équilibre précaire plaçait leur prisonnière dans une posture de suspense insoutenable, faisant planer le danger d’une chute et d’un ridicule dont il était difficile de se remettre quand on était adulte.

Cette épée de Damoclès, bien que rustique et revisitée, marchait assez bien sur elle.

Louise posa ses poignets sur les accoudoirs à moitié troués, encouragée par la pointe d’une lance tenue maladroitement par une enfant de six ans. Le môme à lunettes vint lui passer deux bouts de ficelle métallique autour des bras pour les maintenir solidement en place. Si la chose paraissait mignonne, elle le fut moins lorsque la brigadière réalisa qu’une pince crocodile était accrochée dessus et reliée à deux batteries de voiture.

— Moi c’est Bec-en-sabot, fanfaronna le gamin en ajustant ses liens, et je suis le tortureur en chef.

— … Enchantée, balbutia Louise.

Elle ne détachait pas les yeux de l’étiquette décolorée des batteries, sur lesquelles deux fois « 12 VOLTS » s’étalait en caractères gras et effacés par la pluie. Puis elle chercha anxieusement Belette du regard, toujours occupée à chuchoter sur son petit appareil sans prêter attention à ce que la Meute était sur le point de faire :

— Non, sans Renard ! s’agaça-t-elle d’un ton qui indiquait qu’elle avait déjà précisé la chose. Juste vous, docteur. C’est urgent.

Une voix étouffée sortit du combiné. De là où elle était, Louise réussit à comprendre que son propriétaire faisait usage de sarcasme.

— Première question ! déclara Bec-en-sabot d’une voix motivée qui la ramena brutalement sur Terre. Comment tu t’appelles ?

Louise réagissait vite. Encore plus sous la menace d’une décharge électrique égale au seuil de tolérance humaine.

— Louise.

— Et ta profession ?

— … Agente de la Brigade Temporelle ?

Surprise par la question, elle fit courir son regard sur son armure, qui indiquait assez explicitement son activité. Poursuivant cet état des lieux, elle chercha également son casque – toujours dans les bras de la gamine de tout à l’heure, qui inspectait l’ouverture par en-dessous avec le projet expressément visible de l’enfiler sur sa petite tête.

Terrible idée, puisque cet élément de l’armure disposait d’une oreillette directement reliée à l’intercom de Richard.

— Il explose si quelqu’un d’autre que moi le porte ! s’écria-t-elle à l’attention de la petite.

Toute la Meute écarquilla les yeux. La gamine se figea en plein dans son mouvement, la tête à moitié rentrée dans le casque dix fois trop grand pour elle.

— C’est vrai ?! s’exclama-t-elle d’un ton émerveillé.

— … Bien sûr ! Je… Je mens pas, moi !

Tu trahis, lui souffla la voix froide et rêche de Mattéo dans un coin de sa tête.

La petite abaissa le casque, impressionnée. Tout le reste du groupe l’observa, attendant son verdict.

Puis :

— Trop stylé !

— Souris, pose ça.

À l’approche de Belette, les enfants se retournèrent à l’unisson. Louise releva les yeux, soudainement trop consciente du spectacle ridicule qu’elle devait offrir, à moitié arquée sur une chaise au bord de la tombe de son amour-propre. Elle voulut se redresser, mais les ficelles autour de ses poignets se mirent à grincer ; la peur que Bec-en-sabot prenne cela pour une tentative d’évasion et appuie sur la décharge, dans toute sa naïveté d’enfant tortureur, lui intima de rester dans sa position inconfortable.

La cheffe de la Meute avait rangé son bipper et repris sa pose caractéristique, une main ferme sur la lance et l’autre posée sur la hanche. Elle balaya la petite assemblée du regard sans jamais prêter attention à la prisonnière – qui ne put se permettre le luxe de trouver la chose vexante puisqu’apparemment, cela allait devenir une habitude.

La petite Souris, déçue de se voir confisquer son nouveau trophée, pinça les lèvres et fit larmoyer ses yeux :

— Je peux pas le garder ?

Belette soupira.

— Tu le démonteras pas ?

— Non !

— Tu le porteras pas ?

— Non plus !

— Tu n’essaieras pas de l’enfoncer sur la tête de tes camarades pour voir s’il explose vraiment ?

— …

— …

— … Non plus.

— Souris…

L’enfant, prise au piège, reposa le casque à ses pieds en bougonnant. Belette hocha la tête avant de se tourner vers Bec-en-sabot, toujours fièrement planté près de leur prisonnière :

— Alors, on a appris quoi ?

— Qu’elle s’appelle Louise et qu’elle fait partie de la Brigade Temporelle ! s’exclama un enfant en levant le doigt d’un air tout excité.

Belette haussa un sourcil flegmatique. Elle s’attacha, néanmoins, à paraître satisfaite de la réponse.

— C’est bien. J’ai interrompu l’interrogatoire ?

— En fait, répondit Bec-en-sabot d’un ton très sérieux, j’allais lui demander comment elle avait trouvé le Terrier.

— Bonne idée, mais elle nous a dit qu’elle ne savait pas.

— Oui mais, si ça se trouve elle avait pas assez peur et elle a menti ! Alors que là avec la torture ça peut mieux marcher.

Louise vit Belette adopter une expression de curiosité profonde, à la manière de Constance quand elle s’aventurait à écouter Michel lors de ses interventions en réunion pour comprendre le cheminement de son raisonnement obscur. Beaucoup de patience et un peu de méfiance.

— Ah ? Tu trouves que je ne lui ai pas fait assez peur ?

— Si si tu étais super douée ! Mais la brigadière elle avait l’air de pas trop détester…

Louise eut l’impression de recevoir cent poignards dans la tête – deux pour chaque regard qui se planta sur elle après l’intervention de Bec-en-sabot. Le coup fatal fut porté par celui, amusé, de Belette qui se ficha dans son cœur avec la précision d’une hache.

La prisonnière se figea comme lors d’un trac sur scène : chaque réplique qui lui remontait dans la gorge finissait par s’y bloquer et se rouler en boule avec les précédentes, formant un nœud qui la rendit muette. Une chaleur insupportable grésilla sur ses joues. Elle fusilla son casque manquant du regard comme pour le sommer de revenir sur sa tête.

La chaise émit un craquement lancinant.

— … Demande-lui autre chose, Bec-en-sabot.

— D’accord !

Les enfants, insensibles au vent de gêne qui avait soufflé sur le Terrier, se reconcentrèrent immédiatement sur la tâche capitale que leur avait confié leur cheffe. Louise, mortifiée, pria pour que quelqu’un vienne la sortir de là, et prit bien soin de ne pas croiser le regard pétillant qu’elle sentait encore posé sur elle.

On répondit à sa demande par un bruit sourd.

Un grand fracas retentit dans le Terrier. Cela n’avait rien d’inhabituel, étant donné que les portes blindées de l’entrée, qui faisaient suite à la première porte dérobée – une double mesure de sécurité indispensable et qui ralentissaient les infiltrations – étaient lourdes et grandes. Il fallait, pour les ouvrir, au minimum deux personnes. Ou beaucoup d’enfants, comme avait pu le constater Louise quand elle avait vu toute la Meute se coordonner pour lui faire passer le seuil de leur repère.

Or, une seule silhouette émergea des portes. Elle les referma soigneusement dans son dos, n’ayant besoin que de son propre poids pour effectuer à bien cette tâche. Pourtant, elle avait l’air tout ce qu’il y avait de plus humaine ; seule sa taille, plus grande que la moyenne, pouvait laisser présager une force légèrement plus développée.

Son arrivée provoqua un silence marqué, durant lequel l’inconnu prit le temps d’épousseter sa blouse et de rajuster sa sacoche.

— J’ai fait aussi vite que j’ai pu.

Louise cligna des yeux pour mieux percer la poussière qui s’était envolée avec le courant d’air, mais les vivats des enfants furent plus utiles que son champ de vision endommagé.

— HENRY !!!

Plusieurs mômes quittèrent le cercle rassemblé autour de sa chaise pour courir vers le nouvel arrivant. À leur approche, l’homme se détourna des portes et s’agenouilla pour amortir l’impact de trois enfants lancés à pleine vitesse sur lui, qu’il réceptionna sans même osciller vers l’arrière malgré l’équilibre précaire qu’impliquait sa position.

Son visage était désormais visible – et la moustache ne trompait pas.

Louise reconnut sans problème le docteur Henry Castafolte, complice de leur ennemi numéro un, qu’elle avait vu exploser en mille morceaux sur la grenade de Victor.

Mais pas de fumée sortant de l’œil cette fois, pas de membres éparpillés ni d’étincelle pour nécroser le métal du thorax. Le docteur enlaça le trio en se laissant aller à un sourire, ébouriffant l’une des petites têtes d’un gant affectueux, avant de chercher où était leur gardienne. Il ne mit pas longtemps à la trouver. Lorsque le regard mécanique se braqua sur elle, une ombre de sérieux lui passa sur le visage ; ce fut pire quand il remarqua la chaise et son occupante.

Louise se sentit devenir muette.

— Ah. Ah, déclara Castafolte d’une voix plate.

Il se dégagea gentiment de l’étreinte des enfants. L’éclat dans ses yeux masquait quelque chose de violent.

— Venez ici, docteur.

Belette, malgré l’impératif, mit tant de calme dans sa phrase qu’elle sonna presque aimable. Louise, paralysée, vit son angoisse propulser un murmure paniqué sur ses lèvres :

— Pourquoi ?!

— Parce que lui, il est ingénieur en robotique, railla sa geôlière.

En trois enjambées qui faillirent semer les gamins dans son sillage, le docteur s’approcha du centre du hangar et posa une main ferme sur la bandoulière de sa sacoche comme pour maîtriser un geste agacé. Il jaugea l’agente de haut en bas, haussant un sourcil, avant de couler une œillade vers la cheffe de la Meute :

— « Urgent », donc.

— Elle s’est téléportée devant le Terrier. Sans savoir comment, expliqua Belette d’une voix qui réussissait l’exploit de ne pas montrer d’émotion.

— Et la… torture, ça a donné quelque chose ?

Castafolte avait parlé d’un air innocent, mais souligna très bien le verbe. Bec-en-sabot, qui n’attendait que son heure de gloire, s’exclama tout en décibels :

— Elle s’appelle Louise !

Puis il pointa du doigt sa prisonnière, misérablement recroquevillée sur une chaise trop petite. À cet instant, Louise se sentit comme une pizza mal décongelée exposée dans un rayon douteux de supermarché, à deux doigts d’être dénoncée aux autorités sanitaires. Un soupir lui échappa, auquel répondit un craquement de plastique.

— … Enchantée, marmonna-t-elle en essayant de redresser sa posture.

Elle fixa son casque, toujours abandonné dans la poussière. Jamais les conséquences de ses propres actions n’avaient pesé aussi lourd dans la balance des remords.

Castafolte lui jeta un regard rehaussé d’un sourcil arqué et parfaitement condescendant. Un frémissement agita sa moustache. Il souligna d’un air impassible :

— Votre collègue m’a fait exploser.

Louise réprima un grognement. Elle accusa le coup en fermant les yeux pendant une seconde, le front plissé.

— Je sais. Je sais, grommela-t-elle.

— Et il visait des enfants.

Le ton de Castafolte se fit glacial.

Louise rouvrit les yeux et reçut la phrase comme une claque. Elle serra les dents, les poings aussi, sentit les fils de fer lui rentrer dans les poignets quand elle agrippa les accoudoirs de la chaise pour gagner en stabilité. Les petits membres de la Meute s’observèrent, intrigués par la dernière phrase du docteur et son changement soudain d’attitude.

Évidemment : les enfants n’avaient pas participé au changement temporel. Ils ne se souvenaient pas d’un fou en armure leur jetant une grenade au visage. Les souvenirs, c’était pour les traîtres et les sauveurs, et Louise n’était pas sûre de pouvoir entrer dans la deuxième catégorie.

Belette, elle, coula un regard d’avertissement terrible sur son acolyte.

— Docteur, murmura-t-elle avec sévérité.

Le docteur roula des yeux, mais se laissa recadrer. Il déclipsa l’ouverture de sa sacoche, qu’il rabattit d’un geste élégant :

— Oui, oui…

Il fouilla un peu puis sortit un petit dispositif noir, lisse et rectangulaire, de la taille d’une boîte de chewing-gum, qu’il réserva dans l’un de ses gants tandis que l’autre explorait encore les méandres de son sac. Enfin, il brandit un tournevis miniature, et se tourna vers Louise avec toute l’amabilité dont on pouvait faire preuve envers une otage qui avait réussi à vous démembrer dans une autre temporalité :

— Donc. Dysfonctionnement de la Trappe, je suppose ?

— Vous en connaissez le nom ? s’étonna-t-elle en écarquillant les yeux.

— Ce n’est pas la première fois que nous nous rencontrons, Louise.

Encore ça.

Un courant électrique lui descendit dans les jambes, mais il n’avait rien à voir avec une décharge tortionnaire. Castafolte prit un air très fier de lui, ravi de voir que son effet de surprise avait marché. Il ne put s’empêcher de préciser, avec un certain flegme fardé d’orgueil :

— Aussi, j’étais là avant qu’elle soit construite, cette machine.

— Impossible. Vous n’êtes pas le Castafolte qui est… était… dans nos locaux.

Si son interlocuteur avait eu une tasse, il l’aurait incliné comme pour trinquer sarcastiquement avec elle.

— Avant lui, déclara-t-il avec la patience de l’homme qui se savait gagnant sur toute la ligne, il y avait moi.

Louise se tut, interdite. Le robot – qui se révélait aussi théâtrophile – laissa passer un silence avant d’ajouter :

— Vous pourrez demander ça à votre cheffe.

Elle voulut se lever et lui coller son poing en plein visage.

On ne pouvait pas dire que Louise se sentait fière de faire partie de la Brigade Temporelle. Quand on voyait le manque astronomique de budget, les effectifs à la formation plus que douteuse et les conditions de travail difficiles qui impliquaient souvent des épaules déboîtées, des coups à la tête ou les discussions sans fin de Michel, il n’y avait pas grand-chose à revendiquer auprès de, disons, un employé de 2016 avec assurance maladie, rythme métro-boulot-dodo et supplément vie de famille. Si son recrutement s’était fait sur dossier, elle n’était pas du genre à crier sur tous les toits que l’élément saillant de ce dernier était sa mort prématurée dans un accident de voiture, clôturant une vie morne qu’une machine surpuissante avait labellisé insignifiante, ce qui faisait d’elle la candidate parfaite pour jouer les gardiennes du temps. Non, Louise ne s’embarrassait pas de l’orgueil. Elle laissait ça à d’autres membres de la Brigade qui s’en chargeaient très bien. Elle se contentait d’avoir été chanceuse, sauvée par les lignes de code impénétrables qui calculaient les lois de l’univers et ses probabilités.

C’était là que se situait le point qui fâche – il n’y avait pas de fierté, certes, pas de satisfaction auto-dirigée comme le certain bras droit de Constance, à tout hasard, pouvait en faire étalage ; mais la Brigade lui avait donné un but, un sens, une vie. On l’avait tirée hors du monde pour mieux le sauver. La ligne directrice de son existence s’était alors superposée à la droite parallèle et infinie du cours du temps sans jamais la croiser. Au premier coup d’œil cette existence parasite pouvait sembler isolée ; c’était sans compter sur la présence de cinq autres lignes, identiques à la sienne, qui l’épaulaient conjointement dans sa mission. Faire partie d’une équipe, aussi bancale fût-elle, ça voulait dire le partage, l’entraide et la cohésion. C’étaient les repas du soir, les réunions interminables, l’épaule de Mattéo contre la sienne, les rires idiots dans un murmure, le choc des pintes et l’alcool qui remue dans le verre après une réussite. C’était laisser une trace dans les mémoires. C’était exister.

C’était ne pas disparaître et prouver à Ycare qu’il avait eu tort. Sans elle, le monde allait tourner différemment.

Toute sa vie reposait sur ces deux vérités : celle qui confirmait qu’elle était utile, et celle qui stipulait qu’elle faisait partie de quelque chose.

Alors se voir rappeler, avec un dédain aussi nonchalant que le mouvement de poignet du Castafolte quand il fit tourner l’outil dans sa main, qu’elle ne savait rien et qu’elle restait, malgré tout, ostracisée de l’histoire de la Brigade lui laissait un goût amer dans la bouche. Voir un robot frimer sur un passé que Constance ne lui avait jamais livré faisait trembler ses mains, ses bras et ses jambes, lui faisait se demander pourquoi il pouvait se vanter d’une connivence avec sa patronne quand c’était Louise qui avait sauvé la Brigade du Métronome, quand c’était elle qui avait connu Jessica et l’avait poussée dans le Trou. Le Castafolte, lui, ne savait pas tout ça. Pourtant il se vantait d’un savoir plus important que le sien. De quel droit ?

Puis venait la réflexion inévitable, ce petit diable aux serres crochues qui se cramponnait à son épaule avec un sourire horrifique, qui ne pouvait que sauter aux yeux lorsqu’on regardait où elle était tombée. Quand elle scrutait le Terrier, les visages sales des enfants autour d’elle et l’expression austère de Belette, la question centrale s’élevait dans un séisme pour secouer le fondement-même de son existence. Chaque respiration soulevait dans son sillage une nuée de points d’interrogation aussi insupportable que des mouches ou des vautours, assaillant ses cadavres débordant du placard.

Louise ne pouvait être là que parce qu’elle se souvenait. Elle se souvenait exclusivement parce qu’elle avait trahi. Trahir, c’était s’exclure soi-même du groupe. Dans son cas, c’était donc détruire la seule appartenance qui ait jamais compté à ses yeux.

Castafolte, bien conscient du paradoxe, appuyait sur sa plaie ouverte sans aucune gêne.

Elle dut avoir un sursaut, puisqu’un craquement de chaise lui indiqua que celle-ci allait bientôt céder. Le robot, insensible à ses divagations intérieures, se remit à calibrer le petit appareil entre ses gants en se servant de son tournevis.

— Bon, du coup. Ycare a dit quelque chose, avant de vous téléporter ? Enfin je ne sais même pas s’il vous « dit » quelque chose puisque je ne l’ai jamais utilisée, cette machine, mais j’imagine que si l’un de mes modèles s’en est occupé, il aura eu le réflexe d’ajouter une interface-

Docteur.

La voix de Belette était descendue de dix degrés. Castafolte tourna la tête, surpris, et ne comprit le problème que quelques secondes plus tard – aussitôt il se racla la gorge, feignant la nonchalance pour masquer son embarras :

— Hum, oui. Quand je dis « mes » modèles… Vieille habitude.

Belette tourna la tête vers elle, le visage toujours empreint de sévérité. Louise rapprocha cette expression de celle de son proviseur de lycée à chaque fois qu’elle était convoquée dans son bureau ; généralement, ces entrevues commençaient par un petit moment de silence où elle s’asseyait dans une chaise inconfortable, n’osait pas prendre la parole et, au bout de la minute qu’il lui fallait pour contempler les décisions de vie regrettables qui l’avaient menée là, un hochement de tête grave se faisait accompagner d’un « Alors ? » glacial pour l’enjoindre à s’expliquer sur son comportement.

Par habitude, elle garda donc la bouche fermée pendant vingt bonnes secondes jusqu’à ce que Belette ne suive, sans le savoir, le protocole exact de ce genre de rencontre.

— Alors ?

— Tout s’est passé comme d’habitude, répondit Louise en scrutant les deux adultes. « Bonjour, où voulez-vous aller », « Je sais pas », et bam, téléportée, quoi…

Castafolte cessa de bidouiller son outil pour la fixer d’un œil perplexe.

— « Je sais pas » ?

— Quoi ?

— Vous avez l’occasion de voyager quand et où vous voulez et vous répondez « Je sais pas » ?

Un silence passa. Louise fronça les sourcils, passablement vexée.

— … Peut-être que j’aime bien les surprises, se justifia-t-elle après un temps.

— On est servis, ironisa Belette qui laissa l’ombre d’un sourire détendre ses traits.

— Et vous d’abord, que je sache vous pouvez voyager aussi. Qu’est-ce qui vous empêche de vivre ailleurs que dans un futur où les douches n’existent pas ?

Belette perdit immédiatement son air amusé.

— On se lave, précisa-t-elle froidement.

— Belette, c’est quoi une « douche » ? demanda un gamin au même moment.

Louise haussa un sourcil. La cheffe de la Meute adressa un regard contrarié à l’enfant, faisant néanmoins preuve de pédagogie :

— C’est comme un bain mais plus rapide. Et plus fréquent.

— Merci !

À défaut d’être propres, les enfants étaient donc polis, nota silencieusement Louise.

De son côté, Castafolte roula des yeux et prit cet air qui, elle s’en douta, devait être caractéristique du personnage au même titre que sa moustache :

— Nous, c’est pas pareil. On appartient à cette époque et si on s’amusait à voyager cinq siècles en arrière, votre machine détecterait notre présence comme une anomalie temporelle. Donc, on a pas le choix. Et on fait ce qu’on veut, aussi.

— Et Raph ? rétorqua Louise. Que je sache il vient pas de votre époque, lui ?

Un silence fut marqué. Le robot réfléchit quelques secondes, fronça les sourcils, puis la dévisagea au moyen d’une expression crispée qui ne dissimula qu’à moitié son agacement. Sa voix se fit plus sèche.

— Raph… Raph c’est pas pareil, voilà.

Louise hocha la tête, sarcastique.

— Logique.

— Vous êtes en train de me dire, reprit Castafolte d’une voix concentrée, que votre machine peut vous téléporter sans aucun critère de sélection de base ? En aléatoire ?

— C’est pas de l’aléatoire. C’est calibré en fonction de nos besoins les plus… euh, adaptés.

Nouveau silence. Louise, réalisant ce qu’elle venait de dire, s’empressa de préciser ses paroles tout en évitant soigneusement de croiser le regard Belette :

— De… de notre profil je veux dire ! ‘Fin par exemple moi je pourrais jamais retourner en 2016 parce que je suis censée être morte à ce moment, donc Ycare m’enverra jamais là-bas et-

— Tu es morte ?

L’enfant située juste à côté de Bec-en-sabot avait parlé d’une voix profondément curieuse. Le reste de la Meute lui jeta le même regard impressionné. Plusieurs gosses froncèrent les sourcils, essayant de concilier cette nouvelle information avec le fait qu’ils voyaient pourtant leur prisonnière parler et respirer tout comme eux. Certains se tournèrent vers Belette comme pour lui demander si la chose était possible.

Louise, prise de court, parla sans réfléchir.

— Oui, enfin, je… Plus maintenant.

— Pourquoi t’es pas morte alors ?

La réponse lui roula sur la langue mais fut ravalée par une déglutition difficile.

Louise observa la gamine, avec ses joues aux motifs bleu et rouge qui faisaient ressortir ses grands yeux marron, et nota qu’elle jouait avec le manche de sa lance pour s’occuper les mains quand elle ne parlait pas. Elle avait posé sa question avec la naïveté caractéristique de son âge, sans voir le problème. Ses camarades auraient bien voulu obtenir une réponse, eux aussi, mais elle ne vint jamais.

Tout simplement parce que Louise, en ouvrant la bouche, se laissa un peu trop aller contre le dossier de sa chaise.

Un craquement déchirant retentit dans le Terrier et elle s’effondra par terre dans une explosion de plastique qui fit rugir les enfants de joie. Louise rencontra le sol, mangea une bonne poignée de terre friable – chose qui ne serait pas arrivée si elle portait son casque – avant de la recracher sous une salve d’applaudissements déchaînés. Ni Belette ni Castafolte ne se donnèrent la peine de bouger.

— Fin de la torture ! s’exclama joyeusement Bec-en-sabot.

Sonnée, elle mit un temps avant de percuter autre chose que sa chute. Elle se redressa en grognant sur un coude, bascula sur le flanc, et rabattit ses cheveux vers l’arrière d’un mouvement large du bras. Si cela lui permit de distinguer l’étincelle amusée dans le regard de Castafolte, qui avait croisé les bras sans faire un seul pas vers elle, le geste ne laissa pas Belette indifférente – elle qui arborait un petit sourire narquois le perdit subitement quand elle croisa son regard. Pantelante, Louise préféra jeter une œillade noire au robot, puis éloigna une dernière mèche rebelle en face de ses yeux en soufflant dessus. Elle s’essuya la bouche du dos de la main.

Elle ne vit pas la façon dont Belette serra le manche de sa lance un peu plus fort.

Enfin, avec beaucoup de patience et d’accablement, elle s’assit sans faire attention à la manière dont elle ordonna ses membres – pliant un genou pour y faire reposer un coude, tandis que son autre jambe s’étalait gracieusement sur le côté, accueillant un bras fourbu qui ne pouvait pas, même avec toute la bonne volonté du monde, soutenir la tête fatiguée de sa propriétaire. Louise avala sa salive et se passa une main dépitée sur le visage.

Jamais les gosses ne la verraient comme une adulte : un autre échec parmi tant d’autres.

Et son bras gauche lui faisait un mal de chien.

— Tu peux le refaire ? demanda un gosse qui jusqu’ici n’avait jamais parlé, mais estimait que c’était-là le moment opportun pour le faire.

Louise grogna.

Puis, voyant qu’elle n’était pas décidée à se relever, Belette avança d’un pas vers elle en lui tendant la main. C’était la deuxième fois qu’elle lui venait en aide dans un moment de ridicule.

— Non merci, marmonna Louise dans un élan de honte et de mauvaise foi mélangées. Je vais rester là, un peu.

— Comme tu veux.

Elle ne leva pas la tête mais remarqua la malice de la voix qui lui avait répondu. Un soupir s’étouffa dans sa gorge.

Une deuxième silhouette s’accroupit sur sa droite. Au vu de l’ombre qu’elle lui jeta dessus, il ne s’agissait pas d’un enfant. Cette déduction la convainquit de ne pas faire l’effort de croiser le regard du Castafolte.

— Si j’ai bien compris, déclara celui-ci comme si le lamentable épisode de maladresse qui venait de se dérouler sous ses yeux ne lui était pas étranger, Ycare a dysfonctionné. Mais comme la probabilité qu’il ne s’agisse que d’une coïncidence reste présente, nous ne pouvons tirer trop de conclusions hâtives. Or, on ne peut pas non plus décemment te laisser repartir comme si de rien n’était, Louise.

Fantastique. Il était passé au tutoiement, ce qui prouvait donc que sa chute l’avait fait tomber aussi bas dans l’estime des enfants que dans celle des adultes. Elle était désormais dispensée d’une quelconque marque de respect de la part du robot, qui poussait le vice jusqu’à lui parler très lentement en détachant les syllabes comme si elle avait six ans.

Louise se mordit l’intérieur de la joue pour calmer la démangeaison qui lui envahit le poing.

— Pardon ? demanda-t-elle sans maîtriser la rigidité de sa voix.

Castafolte eut l’audace de la regarder comme si elle était particulièrement longue à la détente.

— On ne va pas renvoyer une agente de la Brigade Temporelle les mains dans les poches.

— J’vous ai aidés.

Louise poussa ces quatre mots hors de sa bouche avec difficulté, comme un meuble encombrant à travers une porte trop étroite sur lequel elle pesait de tout son poids, butant contre chaque syllabe pour les extraire à la bonne vitesse et en un seul morceau. Elle accepta enfin de lever la tête, puis découvrit que Castafolte la contemplait avec une expression totalement neutre, loin du mépris initial auquel elle s’attendait. Pour une fois, son attitude cadrait avec la blouse sale qu’il avait sur les épaules : en bon scientifique, il patientait jusqu’à obtenir une réaction de son cobaye.

Il hocha la tête, s’attendant visiblement à une telle réponse. La sienne fut rugueuse comme du papier de verre.

— Rien ne nous dit que tu continueras à le faire.

L’air de rien, Castafolte enfonça son tournevis dans l’une des multiples fentes de son petit boîtier, qu’il fit tourner d’un quart. Par réflexe, Louise tourna la tête vers Belette qui, les pieds fermement plantés dans le sol, n’intervenait pas dans le débat. Elle haussa cependant les épaules de l’air de dire qu’il n’avait pas tort.

— Ma petite théorie, c’est qu’Ycare connaît cette localisation parce que tu es la seule à t’en souvenir, et qu’il l’a donc stockée dans son historique. Mais, comme je n’ai pas accès à la machine en physique…

Il retira son tournevis. Puis, d’un geste élégant de la main, il lui tendit le boîtier.

— … Tu devras le faire pour moi, conclut-il avec tout le naturel du monde.

Louise scruta l’objet sans le prendre, stupéfaite. Belette, elle aussi surprise par la proposition, arqua un sourcil et exprima leur interrogation mutuelle :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un capteur. Il faut juste le brancher sur la console d’accueil et l’y laisser toute une nuit, pour qu’il ait le temps de récupérer les données qui m’intéressent.

Louise écarquilla les yeux.

— Une nuit ?!

Si Castafolte réprima ce qui semblait être un soupir, il ne fit pas l’effort de minimiser son agacement.

— Oui, une nuit. La technologie, c’est ce que c’est, se défendit-il dans un frémissement mécontent de moustache. Et quand c’est bien fait, ça prend du temps.

— C’est hors de question ! Vous êtes fou, vous- vous pensez que moi, je vais me pointer à la Brigade avec votre- votre machin, là-

— Ce n’est pas un machin, c’est un capteur de fréquences de perturbations quantiques-

— -Et que je vais le brancher sur Ycare ?! Et comment je peux savoir que vous me dites la vérité, d’abord ?! Si ça se trouve ça va hacker tout le système et- et c’est moi qui vais porter le chapeau !

Castafolte fut laissé sans voix.

Il jeta un regard scandalisé à Belette, comme pour la prendre à part devant un discours aberrant, et Louise le soupçonna de se retenir de la pointer du doigt. Belette, auréolée d’un calme olympien, ne lui répondit que par un nouveau haussement d’épaules neutre, pour souligner cette fois-ci que c’était l’argument du camp d’en face qu’elle trouvait logique. À la voir aussi mesurée, on aurait eu du mal à croire qu’elle avait failli lui trancher la gorge par réflexe.

Le robot battit en retraite et fut bien contraint de répondre à la prisonnière. Sa contrariété arrosait chacun de ses mots d’un sarcasme hautain :

— Alors premièrement, je me permets de souligner à quel point il faudrait vraiment être stupide pour penser que je passerais à côté de l’opportunité d’étudier l’une des plus grandes machines de détection de perturbations temporelles jamais créée pour préférer la détruire comme le premier imbécile venu, et deuxièmement – tu n’as pas le choix, Louise, parce que sinon on ne te renvoie pas chez toi. Et…

À ces mots les yeux du docteur se mirent à scanner la Meute par petits à-coups visuels. Un index menaçant s’était levé à hauteur de son visage et se braqua subitement sur le gosse qu’il cherchait :

— … Et on demandera à Bec-en-sabot de continuer la torture.

— Ouais ! se réjouit l’intéressé en fermant le poing d’un air enthousiaste.

Louise rétorqua d’une voix acide :

— Ah ouais ? Et qui vous dit que je vais le brancher tout court, votre capteur ? Je pourrais très bien me téléporter et le jeter dans une poubelle !

Sa déclaration provoqua un froid immense. Il lui fallut cinq bonnes secondes pour se rendre compte du silence qu’elle avait laissé dans son sillage, où les regards multiples de la Meute se mirent à peser très lourd sur sa personne. Celui de Belette, semblable à deux obsidiennes incandescentes, fut particulièrement chargé ; le léger froissement de sourcils qui le surmontait indiquait qu’elle était déçue.

Louise n’aima pas l’idée qu’elle en soit la cause.

Castafolte lui tendait toujours l’objet.

— Parce que, que tu le veuilles ou non, t’es dans notre camp maintenant.

Sa voix était ferme, dénuée de pédagogie, pleine d’un fatalisme étrangement hors-propos pour un modèle qui ne faisait rien comme les autres.

— Je suis pas dans votre camp.

La réponse lui était venue naturellement, et pourtant elle l’avait murmurée. Louise se rebiffa comme un serpent attaqué en bord de route, corps en avant et tête en arrière, le regard sortant en flèche de ses yeux plissés ; pour un peu, elle aurait peut-être sifflé. Un silence électrique passa entre elle et le Castafolte. Elle sut exactement ce qu’il pensait, et réitéra sa position pour lui montrer qu’il avait tort.

— Je suis… Je suis pas avec vous.

Elle aurait voulu planter ses mots aussi sèchement que les piquets d’une clôture, bien alignés, bien droits et bien enfoncés ; mais le marteau dans sa main flanchait, sa voix tremblait, et, comme un niveau mal équilibré, le dilemme infâme se mit à osciller sur le bord de ses lèvres. Il se matérialisa au moment où Belette, jusque-là sagement debout sur le côté, choisit enfin de s’immiscer dans le dialogue :

— Dans lequel alors ?

Louise détesta, détesta le fait qu’elle avait pris la parole pour lui poser la question qui l’emmerdait le plus.

Elle fronça les sourcils, évita les deux obsidiennes, puis riva son attention sur le sol en terre battue, foulée par des centaines de petits pieds. Sur le bord de son champ de vision, elle pouvait apercevoir une botte rapiécée, taille six ans tout au plus, buter contre un ballon de foot crevé dans la poussière. Une émotion affreuse lui souleva l’estomac. Elle savait, pourtant – depuis deux jours, depuis que Constance avait pointé le canon sur son front – qu’on appelait ça de la culpabilité.

Un goût amer reflua sur sa langue. Louise voulut le renvoyer dans son œsophage, mais sa gorge était trop serrée.

— Celui où j’ai toujours été.

Elle releva les yeux. Belette s’était accroupie, désormais. Les enfants tout autour faisaient preuve d’un silence extraordinaire pour leur âge.

— Ta Trappe. Tu peux lui demander de rentrer ?

Sa voix était si calme qu’il aurait été impossible de croire qu’elle avait manqué de lui trancher la gorge lors de leur rencontre. Si le changement de sujet l’aida grandement à se concentrer, Louise relâcha un souffle trop lourd. Elle sentit sa cage thoracique trembler. Le battement de son cœur n’y était pour rien cette fois : elle se fit maison abandonnée, vidée de ses meubles, dont le moindre coup de vent faisait grincer la charpente. Ses os s’étaient changés en acier, son sang en fer ; sa tête était devenue l’enclume sur laquelle sa raison se forgeait sans fin, à coup de mots violents, sans jamais trouver la forme finale qu’on voulait lui donner.

Malgré son état physique déplorable doublé d’un ego brisé, elle eut le temps de penser qu’elle n’aimait pas la résignation que Belette avait mise dans ses paroles. Elle paraissait certaine que Louise avait fait son choix, se comportait désormais de la façon qu’elle aurait sûrement utilisée pour calmer un gosse secoué par son caprice – sans le brusquer, décidée à aller dans son sens jusqu’à ce que la crise passe. C’était plus blessant que de la voir garder le silence.

— Si elle marche encore, ironisa Louise en jetant un coup d’œil faussement nonchalant à l’intercom de son bras gauche.

— Au vu de la diode, elle m’a l’air parfaitement fonctionnelle, remarqua Castafolte.

Louise ne put s’empêcher de lui lancer un regard froid, ce dont le robot ne tint pas compte. Il eut un petit mouvement de menton vers le capteur.

— Alors ?

Elle releva la tête. Dans la foule, elle repéra la gamine qui lui avait demandé pourquoi elle était encore en vie. Celle-ci afficha une moue déçue, exprimant les craintes de ses camarades avec une franchise acérée :

— La prisonnière s’en va ?

— Pas pour longtemps, Chouette.

Belette avait répondu sans regarder la petite. Ses yeux restaient résolument plantés sur Louise, qui jura voir un frémissement parcourir ses lèvres. C’était la seule réaction qui trahissait la malice de sa tactique, consistant à l’impliquer dans une promesse qu’elle n’avait jamais acceptée – et elle se trouva soudain incapable de nier devant les gosses, qui se détendirent à vue, rassurés par la déclaration de leur cheffe. Fourbe.

À regret, Louise arracha le capteur des mains de Castafolte.

— Une nuit, reprécisa celui-ci avec la même intransigeance. Pas trois minutes.

— C’est ça, marmonna-t-elle en ramenant son avant-bras à hauteur de visage.

Elle posa ses doigts sur le pavé tactile de son armure, appréhendant une combinaison qu’elle connaissait par cœur.

Louise n’avait pas envie de découvrir si Ycare l’avait reniée.

Peut-être que ça avait été une erreur, tout simplement, que la machine avait bugué au pire moment. Peut-être qu’elle pouvait rentrer sans faire de vagues, qu’à la prochaine mission tout le monde se téléporterait là où il faut et que tout ne se réduirait qu’à un souvenir, une maladresse temporelle qu’elle pourrait cacher sous le tapis de la grande maison de sa mémoire. Sauf que les souvenirs, Louise connaît, désormais ; ça la marquait de cicatrices que personne ne verrait jamais, c’étaient les réveils en sursaut dans le noir au son du pendule, les stigmates d’une guerre qu’elle n’avait ni gagnée ni perdue, seulement vécue. L’illusion de pouvoir vivre sans les conséquences s’était émoussée depuis.

Alliée accidentelle, complice dans le déni, gardienne du monde pour lequel elle n’avait jamais comptée. À force de circuler dans les paradoxes, le fantôme d’Alice Alibert allait se mettre à flotter dangereusement près de son épaule.

Restait toujours la minuscule probabilité de voir Ycare buguer une nouvelle fois. À la prochaine sortie, il pouvait encore l’abandonner dans un futur qui n’était pas le sien, et la balader de souterrain en souterrain.

Ou alors, il ne se passerait rien. Elle était déjà bloquée au Terrier pour toujours, la Trappe l’avait recrachée comme un os qui gêne la mastication et s’était débarrassée de ce qui gênait la Brigade sans le dire à personne, par caprice informatique. Peut-être qu’en ce moment ses collègues la cherchaient et ne pourraient plus jamais la retrouver, perdue dans les méandres vertigineux de la réalité. Fini les rires idiots et l’épaule de Mattéo contre la sienne. Fini, l’existence. Ci-gît Louise, égarée dans le temps.

Il fallait qu’elle appuie.

Le capteur, minuscule dans sa main, pulsait au rythme de son pouls. L’idée de devoir croiser Constance avec la preuve physique de sa trahison faisait naître un sentiment de peur qu’elle n’avait jamais connu. Par réflexe, elle posa son regard sur la seule présence constante de sa mésaventure.

Belette n’eut pas l’air surprise d’être prise à parti, et se contenta d’un petit signe de tête vers le capteur. Sa main réussissait l’exploit de maintenir sa lance bien droite alors qu’elle avait glissé tout en bas du manche quand elle s’était accroupie, faisant preuve d’une force discrète. Louise ramena une mèche folle derrière son oreille en écrasant la curiosité qui la poussait à laisser traîner ses yeux sur le biceps contracté.

— Bon bah… Voilà, balbutia-t-elle sans maîtriser le tremblement de sa voix.

— À tout à l’heure, répondit Belette comme si elle en était sûre.

La provocation l’incita à cliquer sans tarder sur le bouton pour ne pas répondre.

Louise disparut comme elle était arrivée – en panique.

Dans le silence qui suivit son départ, Henry Castafolte coula un regard indécis au maître de la Meute, dont la foi paraissait inébranlable.

— Elle reviendra.

— Pourquoi ?

Belette eut du mal à cacher son rictus.

— Parce qu’elle a oublié son casque.

Notes:

Les prénoms des enfants de la Meute sont tirés de cette vidéo où les acteur-ices dévoilent les noms qu'iels se sont choisis, juste-là !