Chapter 1: Prologue
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Disclaimers : alors y’a des trucs à moi (beaucoup), et des trucs pas à moi (toujours les mêmes).
Chronologie : cette histoire suit « Les Sirènes d’Yblane » et recoupe « Katz ». Et quand je dis « recoupe », cela signifie qu’elle reprend certains éléments et s’assoit allégrement sur d’autres. Mais bon… Les anomalies temporelles font partie du charme de l’univers, non ?
Notes de l’auteur : je possède un panel de personnages limité que je réutilise à l’envi sur la totalité de ma trame temporelle, et s’il n’est pas trop gênant d’étaler un adulte sur plusieurs années, le procédé cause quelques problèmes quand il s’agit d’un enfant. Ça grandit vite, ces petites bêtes… En l’occurrence, la gosse utilisée dans ces lignes est plus jeune qu’habituellement, mais l’incohérence demeure. Les lecteurs tatillons voudront bien m’excuser l’imprécision.
—
« L’incident » avait conduit à un rapport, et le rapport à une convocation. Le mémo indiquait « toutes affaires cessantes ». L’Hayabusa avait mis six jours pour rejoindre les Planètes Centrales à vitesse maximale.
Tandis qu’il tournait en rond dans le hall d’attente du siège du Conseil Fédéral en essayant de ne pas paraître trop stressé, le capitaine Warrius Zero ne pouvait s’empêcher de ressasser les derniers événements. Yblane, Mabrus, le prototype. Harlock. Avait-il pris les bonnes décisions ?
— On a fait tout notre possible, commandant. L’Hayabusa n’est qu’un patrouilleur. Il n’était pas de taille face à…
Zero coupa son second d’un geste agacé. Même s’il était assez loyal pour ne pas le désavouer en public, Martin le désapprouvait, il le savait. Autant leur épargner une conversation pénible à tous les deux.
Un silence pesant s’installa. Dans le hall vide à part eux, les talons de ses bottes faisaient résonner des échos lugubres.
— Tout va bien se passer, commandant, insista Martin.
Des décisions. Ce n’était pas son second qui les avait prises. Warrius répondit d’un sourire amer. Il n’avait pas imaginé son premier débriefing après mission ainsi.
Il n’avait pas imaginé sa première mission ainsi.
Il serra le poing.
« Madame la Présidente de l’Union Fédérale va vous recevoir », annonça un drone protocolaire. « Veuillez me suivre, messieurs. »
Quand Zero croisa les yeux de son second, il y lut le même effarement qui devait se refléter dans son propre regard. La Présidente ? La porte du bureau se referma sur eux comme un couperet. Cette affaire nécessite l’intervention – de la Présidente ?
Le bureau était spacieux, décoré avec soin, et s’ouvrait sur un espace en demi-cercle entièrement vitré. Aveuglé par le contre-jour, Zero ne distinguait de son interlocuteur qu’une silhouette dans un fauteuil. C’était suffisant.
Il se raidit au garde-à-vous, salua, redressa le menton, vit du coin de l’œil Martin l’imiter à côté de lui.
— Capitaine Warrius Zero, commandant l’EFS Hayabusa, à vos ordres Madame la Présidente, déclama-t-il.
La Présidente de l’Union Fédérale était une femme âgée, grande et fine, dont les longs cheveux gris tombaient librement sur les épaules, et dont l’aspect fragile était démenti par l’éclat inflexible de ses yeux clairs. Elle se leva avec une lenteur calculée, s’approcha à pas mesurés, le toisa de haut en bas, de bas en haut… Son expression était indéchiffrable.
— Repos, dit-elle enfin.
Zero croisa les mains derrière son dos. Il se sentait disséqué, mais il ne broncha pas. Il rendrait compte de ses actions avec honnêteté, se promit-il. Et il montrerait à son chef suprême qu’il avait été irréprochable.
La Présidente se détourna toutefois aussitôt de lui. Warrius remarqua alors la plexifeuille ornée du sceau de l’Union Fédérale qu’elle tenait en main. Il la reconnut sans mal : il avait reçu la même quelques mois – une éternité ? – auparavant. Une lettre de commandement. Son cœur se serra à l’idée de perdre son second en même temps que ses pensées bourdonnaient d’incompréhension. La Présidente allait donner un vaisseau à Martin ? Pour quel motif ? Une récompense ?
— Capitaine Martin de la Morlaye, énonça-t-elle. Par la présente lettre, je vous confie le commandement du patrouilleur « Hayabusa ». Cette disposition prend effet immédiatement.
Les mots transpercèrent Warrius tels des poignards. Pas une récompense, non… Une punition. On ne lui avait même pas laissé l’occasion de se justifier. Il se mordit la lèvre pour rester immobile, crispa ses muscles pour s’empêcher de regarder Martin. L’Hayabusa. Son premier commandement… et son dernier, probablement.
— Ce sera tout, capitaine, conclut la Présidente. Vous pouvez rompre.
Tandis qu’il gardait son regard braqué droit devant lui, Warrius entendit son désormais ex-second inspirer. « Commandant… » commença-t-il. Peut-être était-il désolé. Peut-être était-il victorieux. Peu importe.
— Ce sera tout, répéta la Présidente.
La porte s’ouvrit, la porte se referma. Warrius ne bougea pas. Regard fixe, mâchoire serrée, mains jointes dans le dos, posture réglementaire. La honte le submergeait.
La Présidente revint vers lui. Un demi-sourire flottait au coin de ses lèvres.
— Détendez-vous, capitaine Zero. Vous donnez l’impression que je vais vous clouer au pilori.
Zero leva un sourcil. L’humiliation d’avoir été déchu de son commandement se rapprochait bien de l’idée qu’il se faisait d’une mise au pilori, de son point de vue. Néanmoins la Présidente semblait s’être… adoucie ? Elle se saisit de deux autres plexifeuilles sur son bureau.
— J’ai lu avec attention tous les rapports qui me sont parvenus, continua-t-elle. Il apparaît clair que votre lieutenant… Harlock, c’est bien ça ?… a trahi l’Union et refuse de convoyer le prototype de Mabrus jusqu’à notre base spatiale de Kerbéros-Psi.
Warrius hocha la tête.
— En effet, madame.
C’était évident depuis le départ. Zero avait vu la lueur exaltée qui brillait dans les yeux d’Harlock pendant que cette foutue tête brûlée manœuvrait le prototype – et qu’il le manœuvrait bien. Il avait vu la fierté lorsqu’il lui avait confié « le convoyage ». Il avait vu les flammes de la rébellion.
Harlock ne rendrait jamais ce vaisseau.
— Malgré la disproportion des forces, vous vous êtes interposé courageusement, poursuivit la Présidente. Peu d’officiers de la Flotte s’y seraient risqués.
Il avait transmis une sommation radio à Harlock. « Il est encore temps, reprends la route de Kerbéros-Psi et je dirai que tu t’es écarté de ta trajectoire pour semer d’éventuels ennemis ». Harlock l’avait envoyé paître. « Sais-tu seulement ce qu’ils y font, sur Kerbéros-Psi ? » Non, Warrius ne savait pas. Mais les ordres étaient les ordres, non ?
Il s’était « interposé ». Ce n’était pas difficile de deviner la destination d’Harlock, et Warrius avait réussi à le devancer avec l’Hayabusa. Il avait espéré que sa présence le dissuaderait. « L’Union te rattrapera où que tu ailles, imbécile ! Fais demi-tour ! » Il avait prié de pas devoir faire usage de ses armes.
Harlock n’avait même pas daigné engager le combat. Il avait simplement… foncé sur lui. Et s’était écarté, à moins d’une dizaine de mètres de sa coque. Un avertissement. Limpide. Il manœuvrait bien, ce salopard !
Warrius secoua la tête.
— Je n’ai fait que mon devoir, madame.
— Un patrouilleur contre ce vaisseau ? C’est bien plus que « votre devoir », capitaine.
La Présidente agita les deux plexifeuilles. Elle souriait franchement, à présent.
— … mais si vous voulez que vos efforts soient couronnés de succès, il vous faut de meilleurs arguments… commandant.
Comment ? Perplexe, Zero prit les feuilles. Les lut.
Les relut.
Et les relut encore.
Comment ?
— Félicitations, commandant. De vous à moi, j’estime que c’est amplement mérité !
La première feuille était une promotion. Non pas d’un, comme cela était l’usage, mais de deux échelons de grades. Ce qui faisait de lui, calcula rapidement Zero, le plus jeune officier de la Flotte à ce niveau.
La deuxième feuille était une lettre de commandement.
« EFS Karyu ».
Un croiseur.
Un croiseur de dernière génération.
— Il vous fallait le grade afférent, évidemment, expliquait la Présidente. L’équipage est déjà informé de votre arrivée.
Il bredouilla « merci ». Un croiseur. C’était son objectif, ce qu’il visait lorsqu’il était entré à l’Acastro. Un rêve de fin de carrière. Un rêve qui n’était pas censé arriver si vite.
Merci Harlock ? songea-t-il. Espèce de crétin.
— Quant à votre mission…
La Présidente lui tendit une troisième feuille. La mission était simple.
— Ramenez-moi sa tête, commandant. Je compte sur vous.
Chapter 2: Segment 1 – Une halte au Metal Bloody Saloon
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Hub Terra était un dock orbital tentaculaire, qui étalait ses presque deux cents kilomètres de long au-dessus de la planète Heavy Melder. Plus d’un million de personnes de toutes origines s’entassaient ici. Son développement anarchique avait depuis longtemps découragé les autorités de le cartographier avec précision, et les zones de non-droit pullulaient. C’était l’endroit idéal pour disparaître… à condition de ne pas y accoster à la barre d’un prototype ultra-secret récemment volé, évidemment.
— Tu t’es foutu dans une sacrée merde, gamin.
Harlock grogna. Il savait.
— M’appelle pas gamin, Bob.
Il était venu pour entendre – oui, il l’avouait – des paroles de réconfort, pas des sarcasmes. Des encouragements, voire des félicitations lui auraient fait plaisir également. Hélas, le patron du Metal Bloody Saloon, Octodian de son état, le traitait comme il l’avait toujours traité depuis qu’Harlock le connaissait : sans aucune mansuétude.
Harlock serra son verre entre ses doigts. Il avait commandé du brandy d’Andromède par habitude, parce que c’était l’alcool le plus fort que Bob possédait dans ses stocks, parce qu’il savait que l’Octodian n’approuvait pas qu’il boive ça à son âge. Aujourd’hui le breuvage ambré se faisait miroir de ses doutes. Trop haut, trop vite. Était-ce ce qu’il voulait ?
Il serra le verre plus fort.
— Si tu n’es pas en mesure de me donner des tuyaux, alors j’irai en chercher ailleurs, lâcha-t-il.
Bob balança la tête de gauche à droite, soupira, et vint s’asseoir en face de lui.
— Écoute mon garçon, toi et moi on sait très bien pourquoi tu es là. Tu n’es pas là pour « des tuyaux ». Tu es là parce que tu n’es encore qu’un gosse, et que tu sais au fond de toi que c’est un trop gros morceau pour toi.
Harlock baissa le nez sur son verre.
— J’suis adulte, grinça-t-il.
— Ha ! À quel âge les humains se considèrent-ils légalement adultes ? Tu te donnes du mal pour te vieillir mais à moi, tu ne me la fais pas. T’es pas adulte, gamin.
C’était inutile de protester. Bob l’avait vu grandir. Bob l’avait pour ainsi dire élevé (il avait essayé, du moins). Et Bob avait raison.
Harlock ravala sa morgue. Bob avait raison.
Ses épaules s’affaissèrent.
— Du coup tu conseilles quoi ?
— Laisse ce vaisseau, gamin. Il ne t’apportera rien de bon.
Le vaisseau… Harlock pinça les lèvres. Ce vaisseau était son vaisseau. Il était puissant, il était redoutable, il en avait pris les commandes comme s’il avait toujours été une part de lui. Cela l’emplissait de fierté autant que cela l’effrayait.
— J’peux pas faire ça, Bob ! protesta-t-il. L’Union… – il baissa la voix – … L’Union s’en servirait mal. Ils ne doivent pas le récupérer.
— Détruis-le, alors.
— Tochiro ne voudra jamais.
Et lui non plus, il ne voudrait jamais.
Tochiro avait construit ce vaisseau, Tochiro lui avait donné ce vaisseau, il se sentait « chez lui » dans ce vaisseau, bien davantage que dans tous les lieux qu’il avait habités durant sa courte existence – oui, davantage même que chez Bob. Il ne le rendrait jamais.
— Son nom c’est « Arcadia », dit-il.
Bob soupira une nouvelle fois, puis effectua un ballet compliqué avec ses multiples bras avant de poser une de ses mains sur celle d’Harlock.
— Tu ne planqueras pas ce vaisseau, gamin. Un engin de cette taille ne passe jamais inaperçu, où qu’il aille. Si tu veux le garder, tu vas devoir le défendre… Qu’est-ce que tu as, comme équipage ?
Calcul facile. Warrius Zero avait désigné une équipe de convoyage réduite à sa portion congrue, uniquement prévue pour assurer un transit d’une dizaine de jours maximum.
— On est six, répondit Harlock. Tochiro et moi, Osman qui fait opérateur radio-radar, et le chef machine a deux mécanos avec lui.
Bob réagit d’un reniflement désabusé – et éloquent : pour un vaisseau d’une classe intermédiaire entre la frégate et le croiseur, des effectifs aussi squelettiques ne constituaient pas « un équipage ».
— Va falloir que tu recrutes, confirma Bob. Tu disposes de combien de fonds ?
— Euh… Tu veux dire « de l’argent », Bob ?
Il possédait une poignée de crédits galactiques dans ses poches et, à condition que l’Union n’en ait pas déjà bloqué l’accès, quelques maigres économies sur son compte bancaire personnel. Mais à combien s’élevaient les frais de fonctionnement d’un bâtiment de guerre flambant neuf ? Il n’en avait aucune idée.
L’Octodian leva les yeux au plafond.
— Oui je veux dire « de l’argent », gamin. Tu vas avoir besoin d’argent pour payer tes recrues, tu vas avoir besoin d’argent pour payer le ravitaillement en vivres, le ravitaillement en carburant, le ravitaillement en pièces de rechange, tu vas avoir besoin de beaucoup d’argent !
Oui certes, mais beaucoup dans le sens « beaucoup » ou « beaucoup beaucoup » ?
Tochiro serait-il en mesure de fournir les liquidités nécessaires ? Non, le petit ingénieur avait évoqué « des problèmes de financement » pour terminer son projet. Plus exactement, il avait récupéré des crédits Dieu seul savait où, et dans le pire des scénarios un parrain de la mafia finirait par leur tomber dessus pour leur réclamer un remboursement avec intérêts… Harlock préférait ne pas songer à cette éventualité.
— A priori on est clair pour le carb’ et les rechanges, avança-t-il plutôt.
Tochiro ne cessait de vanter ses réacteurs et avait encore prétendu la veille « ils peuvent tenir des mois ! » Harlock attendait de voir, mais on pouvait raisonnablement admettre que les moteurs ne nécessiteraient pas d’être réalimentés en minerai énergétique dans l’immédiat. Une ou deux semaines de réserve seraient déjà appréciables, en réalité.
Quant aux rechanges, les soutes de l’Arcadia débordaient de caisses de matériel jusque dans les coursives, et Harlock considérait en conséquence que tout ce foutoir comprenait forcément « des pièces de rechange ». Alors bien sûr, il fallait faire abstraction du fait que Tochiro était encore en train de construire son vaisseau et que certaines de ces pièces de rechange étaient certainement des « pièces tout court », mais bon… le vaisseau sortait tout juste de son hall d’assemblage, après tout. Les pièces d’origine ne casseraient pas tout de suite, si ?
En face, Bob se releva avec un « hmmpf » qui pouvait aussi bien être blasé qu’exaspéré, étira son corps massif, puis lui broya l’épaule de sa poigne. C’était un geste amical… enfin, Harlock avait toujours supposé que ça l’était. Les manifestations affectives de l’Octodian étaient parfois difficilement discernables d’une bonne raclée.
— Très bien gamin, dans ce cas je m’occupe de te fournir en vivres… Cadeau de la maison, ne me remercie pas, ajouta l’Octodian avant qu’Harlock n’ait pu placer un mot.
Bob lui sourit, croisa une paire de bras, mit une autre sur ses hanches, se tapota les lèvres d’un doigt.
— … et je devrais te trouver des candidats au recrutement parmi mes clients habituels, poursuivit-il. Tu te débrouilleras pour les convaincre d’embarquer à crédit, par contre. Ma trésorerie ne me permettra pas de leur fournir une avance de solde.
Harlock espéra sans vraiment y croire que le sourire qu’il renvoya à l’Octodian ne faisait pas « trop gamin ». Ce n’étaient pas encore des félicitations. Il avait des progrès à faire, de l’expérience à acquérir, il avait l’avenir à planifier. Mais Bob lui accordait ses encouragements, ce qui signifiait qu’il croyait en lui. Ce qui signifiait qu’il croyait en l’Arcadia.
Et cela, ça n’avait pas de prix.
Chapter 3: Segment 2 – On recrute !
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L’Arcadia était amarrée dans une section désaffectée, en équilibre instable entre un quai d’approvisionnement qui avait connu des jours meilleurs et une barge de nettoyage échouée. Le vaisseau… n’avait pas bonne mine, il fallait le reconnaître. Sous l’éclairage impitoyable des néons du dock, la coque apparaissait éraflée, bosselée, rapiécée. De larges portions, totalement dépourvues de revêtement de protection, exhibaient le métal nu de la couche de blindage externe comme les chairs à vif d’un animal dépecé.
Harlock fronça le nez de contrariété tandis qu’il s’approchait du sas d’accès. Aux endroits les plus exposés, les premières traces de rouille commençaient déjà à poindre. Et l’absence de revêtement n’était pas due aux combats qui avaient suivi son décollage de Mabrus : le vaisseau n’était tout simplement pas fini.
Tochiro l’attendait au pied de la coupée.
— J’ai trouvé des vivres, lui annonça aussitôt Harlock. Où en es-tu avec tes « ajustements techniques » ?
Harlock espérait que les priorités erratiques du petit ingénieur se soient portées sur des systèmes de première importance plutôt que sur des fioritures sans réelle utilité. Plusieurs tranches de l’Arcadia restaient inaccessibles, par exemple. Au moins l’une d’entre elle ne tenait pas l’étanchéité.
— Il y a l’eau courante dans la chambre de veille ! répondit fièrement Tochiro.
Mouais. L’eau c’était vital, d’accord, mais cette cabine située juste derrière la passerelle n’était pas utilisée.
— … et j’en ai profité pour améliorer l’algorithme de discrimination des radars, j’ai fixé le dysfonctionnement du circuit de ventilation secondaire de la zone avant, et j’ai installé une dérivation sur la tuyauterie primaire du réacteur bâbord pour alimenter mon générateur expérimental !
Il existait certainement une logique dans cette improbable succession de tâches, se dit Harlock. Mais laquelle ? Il s’efforça de ne pas penser à quoi correspondait la tuyauterie primaire et aux brèches de sécurité qu’une « dérivation » à un tel endroit impliquait. Tochiro savait ce qu’il faisait, et il le faisait pour le bien de tous. Sûrement.
Tochiro s’était lancé dans des explications détaillées concernant (a priori) la connectique de son générateur. Harlock tenta vaillamment de suivre le flot de verbiage technique, s’aperçut qu’il ne comprenait au maximum qu’un mot sur deux, renonça.
— Des nouvelles de Maji ? coupa-t-il.
Le petit ingénieur haussa les épaules d’impuissance.
— Pas depuis qu’il est parti chercher des bras supplémentaires pour l’aider, non.
À son ton de voix, le recrutement était de toute évidence le cadet de ses soucis. Peut-être même y surnageait-il une once de reproche qu’on l’ait ainsi abandonné. Hé ! Si tu veux qu’on maintienne ton vaisseau en état, laisse-nous trouver du personnel pour nous épauler !… Mon vaisseau, se corrigea Harlock. Mon vaisseau. S’il ne s’y habituait pas, s’il n’y croyait pas, comment le ferait-il accepter aux autres ?
Il trébucha lorsque douze kilos de plumes, de pattes palmées et de bec tentèrent un atterrissage sur ses omoplates.
— Ieeek !
D’où cette sale bête sortait-elle ? Les trois mètres d’envergure du pélican ne passaient pourtant pas inaperçus, mais Harlock avait l’impression que le volatile devenait expert en vol furtif, ces derniers temps.
Il résista à l’envie de se frotter l’œil droit. Il se persuada que les ombres grises de sa vision périphérique s’estompaient, que ses maladresses récurrentes pour saisir des objets étaient causées par le vaisseau et son nouvel environnement et non pas par la perte de sa perception en trois dimensions. Il voyait toujours de ce côté. Toujours. Un peu.
— J’ai rien pour toi, l’oiseau ! râla-t-il en battant des bras. Trouve-toi un autre perchoir !
Bob penserait-il à le ravitailler en poisson ? Il n’avait rien précisé, et hors de ses cocktails l’Octodian n’était pas réputé pour la finesse de sa cuisine. Peut-être devait-il retourner au Metal avec une liste de courses exhaustive avant de se voir refourguer un conteneur de rations lyophilisées insipides.
— Ieeek ?
Il gratifia le pélican d’une pichenette sur le bec. Il n’abandonnait aucun des membres de son équipage. Pas même le plus plumeux.
— Ouais t’inquiète, l’oiseau. Je m’occupe de toi.
—
Bob n’avait pas apprécié.
— Comment ça « cinquante kilos de poissons » ? Et tu veux que j’aille les pêcher moi-même, aussi ?
Pas forcément, non, mais même des produits hypergelés seraient meilleurs que de la pâte reconstituée. Harlock avait heureusement amené avec lui son meilleur argument.
— Ieeek.
Le pélican prenait ses aises sur le comptoir, et tentait avec une insistance têtue une approche du verre de son voisin, lequel continuait contre toute logique à fixer intensément le vide devant lui. Harlock n’aurait su dire si le gars considérait le volatile comme une hallucination alcoolique, ou si son absence de réaction était due au bec de cinquante centimètres qui claquait près de son oreille.
Bob, lui, n’était pas intimidé. Du tout. Harlock aurait toutefois préféré qu’il s’en prenne au pélican plutôt qu’à lui.
Harlock se massa machinalement le poignet lorsque l’Octodian le lâcha après l’avoir traîné dans l’arrière-boutique du Metal. Bonne nouvelle, ses os semblaient « intacts » et non pas « réduits en poudre ». Il fit jouer les articulations de ses doigts. La circulation sanguine avait l’air de reprendre son cours normal.
— Serre moins fort, Bob, marmonna-t-il. J’suis pas en titane.
Bob lui adressa un regard qui aurait pu faire fondre n’importe quoi, titane compris.
— Écoute gamin, je veux bien t’aider, je veux bien te nourrir, je veux bien prospecter à ton profit pour te trouver des membres d’équipage, mais si tu veux garder un minimum de crédibilité commence par ne pas te balader avec cette bestiole… Ce truc n’a rien à foutre sur un vaisseau spatial qui se respecte !
Alors Harlock n’avait pas inclus dans ses plans l’aspect « qui se respecte », mais il se garda de le mentionner à Bob (l’Octodian avait la gifle facile quand il lui opposait des sarcasmes, et les gifles d’Octodian le jetaient au sol sans effort).
— C’est lui qui a choisi de venir, rétorqua-t-il néanmoins. Je ne l’ai pas forcé, c’est un pélican libre.
Bob répondit « petit imbécile ». Au moins avait-il échappé à la gifle.
— Okay, reprit l’Octodian. Okay. Tu aimes les défis, je le sais. Dans ce cas si tu es prêt à te lancer à l’aventure avec un équipage « atypique », alors j’ai un client pour toi. Enfin… un client et demi, en réalité.
Oh vraiment ? Harlock tiqua au « et demi » (qu’est-ce que Bob avait bien pu lui dénicher ?), mais ce n’était pas le moment de faire la fine bouche. Il avait besoin d’un équipage, et il en avait besoin urgemment. Au point où il en était, même une moitié de matelot lui conviendrait.
L’Octodian l’invita à le suivre. Bon, le demi correspondait plus probablement à un animal de compagnie, supposa Harlock. Mais lequel ? Un perroquet, un chien ? Un furet ? Un reptile quelconque ?
Au fond de la salle commune du Metal, un couloir menait à un salon privé. Une seule des tables était occupée.
Un homme y était affalé, le front posé sur les avant-bras, une bouteille et un verre vides gisant devant lui.
— Il lui faut une cause à défendre pour s’en sortir et tu es tout indiqué pour la lui fournir, gamin.
Un ivrogne en train de cuver.
Harlock expira son dédain tandis que Bob secouait l’homme d’une bourrade. « Ho, doc ! » lança-t-il. « Debout, je vous ai trouvé un employeur ! »
— Il fait du bon boulot quand il est sobre, gamin, ajouta-t-il. Tu peux me croire.
Un docteur ? C’était toujours bon à prendre, oui… Harlock fixa Bob. Le testait-il ? Le rictus au coin de ses lèvres était narquois, mais le regard honnête. Un défi.
Et il aimait ça, les défis. Bob le savait.
Il croisa les bras. Il aimait ça.
— Je te crois, Bob. Ça me pose pas de problème, il est engagé.
Infime hésitation. Il restait malgré tout un détail à éclaircir.
— … il est où, le « et demi » ?
Bob dévoila l’intégralité de sa double dentition, puis s’accroupit et se tordit le cou pour regarder quelque chose sous la table.
— Je t’ai trouvé une nouvelle maison, petite. Tu vas voir, ce sera plus sympa que de rester ici toute la journée…
Deux couettes blondes émergèrent de l’ombre. Harlock déglutit. Ça, ce n’était définitivement pas un furet. Bob, espèce de salopard !
La propriétaire des couettes ne devait pas être âgée de plus de trois ou quatre ans. Elle leva deux grands yeux bleus vers lui.
— Vous m’emmenez avec Grand-Père, c’est vrai ?
Chapter 4: Segment 3 – Fuite en avant
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C’est vrai ?
Comment aurait-il pu en être autrement ? Harlock revint à bord de l’Arcadia avec la petite fille sur les talons. Derrière, son « grand-père » titubait en traînant une malle surchargée. Le pod antigrav en bout de course ne l’aidait guère à conserver une trajectoire rectiligne – à moins qu’il ne soit toujours sous l’emprise de la boisson, ce qui était également une hypothèse plausible.
— … et Grand-Père c’est pas mon vrai grand-père mais c’est lui qui s’occupe de moi depuis que Maman n’est plus là, et il est un peu triste parce qu’il n’a pas réussi à la soigner, et moi aussi je suis triste mais je sais bien que c’est pas de sa faute parce que Maman était très très malade, tu sais… babillait la fillette.
Pas étonnant que Bob se soit pris d’affection pour elle, songea Harlock. Le vieux poulpe était un grand sentimental sous ses abords rugueux.
— J’m’appelle Lydia, ajouta-t-elle.
Leur arrivée ne passa pas inaperçue. Lydia avait décidé que le pélican était désormais son meilleur ami et le poursuivait le long du quai pour le serrer dans ses bras, riant aux éclats à chaque « ieeek » offusqué de l’animal. Son grand-père avait déclaré forfait et s’appuyait des deux mains contre un mur pour vomir le contenu de son estomac. Et Maji supervisait l’embarquement d’un conteneur par la baie de chargement bâbord, et jouissait donc d’une vue imprenable sur leur petit groupe. Le chef machine ne prit même pas la peine de dissimuler sa réprobation.
— J’ai débauché un mécano et un pilote, et peut-être un deuxième pilote si son collègue est persuasif. Ils ne sont pas formés sur notre matériel mais ils devraient s’adapter sans trop de problèmes… Et vous, vous espérez tirer quelque chose de ce type, captain ?
L’intonation était dédaigneuse. Bien sûr, le grand-père avec sa barbe en broussaille, son teint terreux et ses vêtements dépenaillés ressemblait davantage à un clochard fatigué qu’à un volontaire motivé. Harlock pressentait cependant que la critique ne visait pas uniquement le vieil homme : elle le ciblait lui. Lui et la place qu’il occupait.
Il redressa le menton. Il commandait ce vaisseau. Il n’avait pas de comptes à rendre.
— C’est notre nouveau médecin-chef, affirma-t-il. Il monte, et la gosse monte avec lui. C’est non négociable.
Maji l’affronta du regard pendant une poignée d’interminables secondes. Il ne cilla pas. Le chef machine céda à contrecœur.
— C’est vous qui décidez, captain.
Oui. Il décidait, il engageait sa parole, et il ne revenait pas sur ses choix.
Sa charge, il l’assumerait jusqu’au bout.
Et il garderait ses doutes pour lui.
—
Le doc une fois douché s’avéra plus conforme à l’image que l’on pouvait se faire d’un médecin, même si son aspect général tenait plus du médecin de famille que de l’urgentiste militaire.
Il avait roulé sa bosse, malgré tout. Un peu trop, si l’on en jugeait la façon dont son expression s’assombrit lorsqu’Harlock l’interrogea.
— La colonie… n’était pas viable. J’ai fait ce que j’ai pu. Ceux qui ne sont pas morts ont fui. L’Union a évoqué « une variation imprévisible du processus de terraformation ». Ha ! L’Union s’est trompée et ils nous ont laissé tomber, oui !
L’Union laissait tomber beaucoup de monde, se dit Harlock. D’innombrables rumeurs couraient sur les octrois de colonies dans la Bordure Extérieure. Une politique transparente d’expansion, prétendaient les communiqués officiels. Des expériences abandonnées à leur sort, se racontaient les galactiques dans les astroports. Certaines planètes disparaissaient sans que quiconque n’en comprenne la cause.
Il hésita à empêcher le doc de se remplir un verre entier avec une bouteille de whisky « empruntée » au bar du mess. Il hésita à poser des questions plus précises. À quel point pouvait-il se montrer intrusif dans les affaires personnelles de son équipage ? Un peu ? Pas du tout ? Maji l’interrompit avant qu’il ne démêle la pelote de ses tergiversations.
— Des problèmes sur le quai, captain.
Le chef se montrait factuel, résigné peut-être, effrayé sûrement pas. Harlock le suivit dans les coursives en réfléchissant à ce qu’il devait lui-même afficher. Quelle était la meilleure conduite à tenir ?
Qu’attendait-on de lui ?
— Pour les vivres, c’est bon ? demanda-t-il.
— Yep.
Comment réagir si « les problèmes » étaient des agents de la police fédérale venus sonner la fin de la récréation ? Ou, pire, si l’Union avait envoyé l’armée ?
Ce vaisseau est mon vaisseau.
Harlock serra le poing.
Arcadia.
Il n’avait jamais aimé les barrières que la société lui imposait, les règlements que l’Acastro inculquait, les normes que l’Union exigeait. Avec l’Arcadia, il serait libre. Libre de voler. Libre de traverser l’espace. Sans frontières. Sans entraves.
Contre l’Union.
Le souhaitait-il ?
Je rêve de voler.
L’Union n’était pas sur le quai.
— Si vous voulez rester, faut payer !
Hub Terra était quadrillée de milices indépendantes qui assuraient un semblant de sécurité dans les secteurs les plus fréquentables. Leur paie dérisoire les amenait souvent à compléter leurs revenus par d’autres moyens. Le racket, par exemple.
— On a payé la taxe d’accostage en arrivant, rétorqua Harlock.
Un montant indécent pour un dock aussi pourri, soit dit en passant. Que Maji avait avancé de sa poche.
De toute évidence, le chef machine ne réitérerait pas son geste… et il était donc venu chercher « son captain » pour traiter « les problèmes sur le quai ».
Problèmes qui, en l’occurrence, se matérialisaient sous la forme de deux vigiles d’aspect miteux. Le plus grand lui adressa un clin d’œil sarcastique.
— La taxe d’accostage c’est pour accoster, blanc-bec. Pour rester, il y a une taxe de… restage ?
Son collègue et lui ricanèrent. Imbéciles, pensa Harlock.
— Vous n’aurez pas un crédit, siffla-t-il.
S’ils croyaient l’impressionner, ils se trompaient. Il n’était pas « un blanc-bec », il était « le captain ». Il commandait l’Arcadia.
Lorsque le grand vigile avança d’un pas vers lui, Harlock se tourna d’un mouvement mesuré sur le côté. À sa hanche, le canon effilé du cosmodragon dépassait du holster suspendu à sa ceinture. L’expression narquoise de son interlocuteur se figea, devint grimace incrédule.
— Qu’est-ce que tu t’imagines faire avec ça, petit ? Tu veux qu’on te blackliste chez les dockers ? Tu as envie de pouvoir continuer à amarrer ta poubelle sur cette station ?
Harlock déplaça lentement sa main vers la crosse de son arme. Mâchoires serrées. Regard brûlant. Aucune faiblesse. Aucune concession.
Le poids du cosmodragon pesait contre sa cuisse. S’il s’engageait sur cette voie, il n’y aurait pas de retour possible.
La suffisance initiale des vigiles les quittait peu à peu.
— Ho petit, t’emballe pas. On peut trouver un arrangement.
Qu’il soit débutant, il ne le niait pas. Mais il n’était le « petit » de personne. Et son Arcadia n’était pas une poubelle.
Auraient-ils reculé sans plus insister et il en serait resté là, mais l’un d’eux fit le geste de trop. Intentionnel ou non. Peu importe. Tout comme le vaisseau, le cosmodragon était sien.
Le premier tir de plasma arracha un bras à hauteur d’épaule, le deuxième déchiqueta un genou. Les deux hommes s’effondrèrent. Leurs cris le poursuivirent. Il n’y avait plus de retour possible.
Il rengaina.
— On part maintenant, ordonna-t-il à Maji. Fais chauffer les moteurs.
Chapter 5: Segment 4 – Foncer dans un mur
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— Au poste de manœuvre ! Poste de manœuvre !
La diffusion rebondissait dans le vaisseau vide tandis qu’Harlock remontait vers les ponts supérieurs. Autour de lui, des portes se verrouillaient, des panneaux coulissaient, des zones se pressurisaient, des bourdonnements et des chuintements accompagnaient ses pas. L’Arcadia se préparait seule au décollage. Un tel degré d’automatisation n’était pas inhabituel, mais l’observer sans aucune supervision humaine se révélait… oppressant, d’une certaine manière.
Harlock grimaça lorsqu’il s’aperçut qu’il avait accéléré. Il n’avait pas eu le temps d’explorer tous les recoins du vaisseau et, en son centre, certains locaux condamnés par les travaux conservaient encore leurs secrets. Tochiro avait évoqué « le Cœur ». L’ordinateur principal et ses serveurs se trouvaient sans nul doute là-bas, mais qu’en était-il exactement ? L’Arcadia possédait une part d’ombre qui l’impressionnait plus qu’il ne voulait bien l’avouer.
L’ascenseur s’ouvrit sur l’arrière du bloc passerelle. Les derniers mètres de coursives menaient à la double porte blindée qui barrait l’accès au centre opérationnel.
La passerelle.
Harlock inspira avant d’entrer. Il avait la gorge sèche.
— À tous les postes, rendez compte de l’état de vos systèmes ! déclara-t-il en prenant place derrière la console du commandant.
— Machines parées, couplage effectué, puissance à quarante-huit ! répondit la voix de Maji via l’intercom.
Le chef ne se montrait peut-être pas très avenant au quotidien, mais dans son boulot il s’avérait d’une efficacité redoutable.
— Parfait. Tochiro ?
— Tous systèmes au vert, Harlock ! On décolle quand tu veux !
Harlock saisit la barre tridi. C’était inutile, il le savait – la manœuvre d’écartement du dock se gérait avec les propulseurs latéraux qui se contrôlaient sur l’écran tactile de la console. Mais tenir la roue de près d’un mètre de diamètre à deux mains lui procurait une sensation de puissance inégalée. Il était tel le marin antique bravant les flots déchaînés, il était le navigateur qui file au vent loin des terres des hommes, il était la liberté.
Et ce vaisseau était sien.
— Arcadia, décollage !
Le grondement des moteurs monta des profondeurs en même temps que la coque s’arrachait lentement à son amarrage. Les bras de contention se replièrent, les rails magnétiques se mettaient en place, et la porte au bout de la rampe de lancement était… Harlock plissa les yeux. La porte était fermée.
— Osman, le sas n’est pas ouvert. Le contrôle local est prévenu de notre appareillage ?
— Affirmatif captain, répondit le radio. Ils n’avaient pas mentionné de problème. Je vais… Oh, attendez, je les reçois !
Osman se pencha sur sa console. Le visage d’une femme entre deux âges s’afficha sur l’écran principal.
— Arcadia, vous n’avez pas l’autorisation de décoller ! Je répète, vous n’avez pas l’autorisation de décoller !
Depuis la fosse, Tochiro lui adressa un levé de sourcil dubitatif.
— Tu crois qu’ils se sont aperçus qu’on s’était branchés sur leurs servitudes sans verser d’acompte, ou bien ce sont les vigiles qui ont fini par se plaindre de ne pas avoir de pots-de-vin ?
Les morceaux de vigiles plutôt, songea Harlock en se remémorant les types qu’il avait laissés sur le quai. Il serra la barre entre ses doigts. Il n’avait plus de retour possible.
— Arcadia, s’obstinait la contrôleuse. Veuillez stopper vos moteurs et vous préparer à accueillir un détachement de la police fédérale pour inspection de votre manifeste de vol.
« Houlà », lâcha Osman. La police fédérale. L’Union dépêchait ses chiens de garde plus rapidement que ce à quoi les politiques décadents du Conseil ou les amiraux séniles de la Flotte étaient habitués. Ils viennent pour le vaisseau.
Harlock inspira.
Arcadia.
— Ils viennent pour le vaisseau, dit-il tout haut.
Il inspira encore. Ce vaisseau était important pour l’Union. Et ce vaisseau était à lui.
Voler.
— Ceux qui ne veulent pas avoir les feds au cul pour le restant de leurs jours peuvent quitter le bord maintenant, ajouta-t-il. Moi, que la porte soit fermée ou non, je pars.
— Excellent ! s’enthousiasma Tochiro. Je vais pouvoir vérifier les performances du champ répulsif boosté que j’ai installé à la proue !
Le petit ingénieur avait-il pris la mesure de la cascade d’ennuis qui s’annonçaient derrière ce sas défoncé ? Pas sûr. Mais où l’Arcadia irait il suivrait, Harlock en était certain.
Osman avait les lèvres pincées. Lorsqu’Harlock l’interrogea du regard, il les étira sans dévoiler ses dents. Son expression reflétait amertume et désillusion. Pourtant, au fond de ses prunelles sombres, Harlock crut deviner un éclat qui voulait y croire encore.
— Foutu pour foutu, je tiens avec vous, captain.
« Trop tard pour reculer, captain ! » renchérit Maji. « Sortez-nous de là ! »
Pas de retour possible.
Avancer.
Arcadia.
La barre sous ses doigts était douce. Il l’effleura. La proue s’infléchit.
— Arcadia, veuillez stopper vos moteurs ! Vous n’avez pas l’autorisation de décoller ! Je répète, vous n’avez pas l’autorisation de décoller !
La tour de contrôle s’époumonait en vain.
Avancer.
Dans les tréfonds des compartiments machine, les réacteurs frémissaient d’impatience.
— En avant, pleine puissance ! ordonna-t-il.
Le déploiement de la rampe de lancement s’était interrompu. Peu importe. L’Arcadia s’élança de guingois, se redressa, slaloma le long de son axe de décollage tel un pachyderme ivre. Comme animée d’une vie propre, la barre dansait une chorégraphie anarchique. À gauche, à droite. Bâbord, tribord. Les rails magnétiques s’arrachaient sur leur passage, poutrelles et pontons s’effondraient derrière eux.
Harlock exultait. Rien ne s’interposerait plus entre lui et les étoiles.
Avec l’Arcadia, il serait inarrêtable.
Voler loin.
Il s’arc-bouta sur la barre, dompta ses soubresauts, accéléra. La trajectoire se lissa. Le contrôle s’était tu.
Quelqu’un cria « attention pour impact ! »
Le pourtour du sas chatoyait du rouge et orange des gyrophares. Le passage était bloqué pour les autres. Pas pour lui.
Lorsque l’Arcadia s’engouffra dans le goulot du sas, il retint son souffle.
Lorsque la proue enfonça la quadruple épaisseur de métal, il se crispa sur ses appuis.
Lorsque la porte céda, il ne retint pas son sourire. C’était facile.
Il était inarrêtable.
Les étoiles étaient derrière le sas.
— Tochiro, prépare-nous pour une navigation warp !
— Pour aller où ?
Harlock ferma les yeux.
Les étoiles.
Voler.
— Droit devant.
Il était libre.
Tochiro répondit en agitant son index dressé comme un magicien sa baguette magique.
— Droit devant, c’est parti !
Le petit ingénieur s’affaira sur sa console.
— Paré pour un saut dans six minutes, Harlock !
Simultanément, la radio s’anima.
— Au vaisseau non immatriculé en éloignement de Hub Terra, vous êtes en infraction de vol. Veuillez ralentir et déverrouiller vos tubes d’abordage.
Cause toujours, songea Harlock.
Devant, Osman fronça les sourcils.
— Ça ne vient pas de la station, captain. Il y a un vaisseau.
« Détection confirmée dans le un deux quatre pour trois sept négatif », renchérit la voix féminine de l’IA depuis les haut-parleurs du plafond. « Identification en cours ».
Tochiro prit l’ordinateur de vitesse.
— Un croiseur, annonça-t-il.
L’Union.
— Au vaisseau non immatriculé en éloignement de Hub Terra, vous êtes en infraction de vol, répéta la radio. Veuillez ralentir et déverrouiller vos tubes d’abordage. Ceci est la dernière sommation avant tir de semonce.
Harlock se mordit la lèvre inférieure. Contre un croiseur de l’Union, l’Arcadia avait-elle ses chances ? Tu es inarrêtable, songea-t-il. Il serra les mâchoires.
Tendit le bras vers son panneau de commandes.
Fréquence ouverte.
— Croiseur fédéral, ici l’Arcadia. L’Union n’a pas autorité sur les plans de vol dans ce secteur. Je poursuis ma route.
Au poste de navigation, Tochiro dressa quatre doigts à son intention. Quatre minutes avant le warp.
Harlock hocha la tête. C’était jouable.
— Croiseur fédéral, reprit-il. Je n’ai pas visuel, identifiez-vous.
Du baratin pour gagner du temps. Il sèmerait cet idiot en warp.
Il tressaillit lorsqu’une alarme se déclencha. « Attention », avertit l’IA. « Conduite de tir en cours d’accrochage. »
Merde, ils ne plaisantent pas !
La radio s’activa à nouveau. Avec une voix différente. Qu’il reconnut dès les premières syllabes.
— Arcadia, ici l’EFS Karyu, croiseur mandaté par l’Union Fédérale en mission spéciale. Commandant Warrius Zero.
Harlock se figea.
Chapter 6: Segment 5 – Ou la mort
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Warrius.
Warrius ne tirerait pas sur lui.
— ‘tain, ils lui ont filé un croiseur ?
Osman avait bondi sur ses pieds, bouche bée, le visage levé vers l’écran tactique et les données qui s’y affichaient. « Identification finalisée », psalmodiait l’IA. « Croiseur de classe Ryu, pavillon terrien, appartenance Union Fédérale, admission au service actif 2971-7-014. » Le dernier-né de la Flotte. Ils l’avaient donné à Warrius.
— Conduite de tir verrouillée, captain ! Quels sont vos ordres ?
Il ne tirerait pas, se répétait Harlock en boucle. Warrius ne tirerait pas sur lui.
Les mots restaient bloqués dans sa gorge.
— Quels sont vos ordres, captain ? répéta Osman.
Le point d’interrogation du radio s’étrangla dans les aigus. Panique naissante, déduisit Harlock. Le formuler lui fit l’effet d’une douche froide. Il était le capitaine, se morigéna-t-il. Il se devait de montrer l’exemple !
Il vida lentement l’air de ses poumons. Il était le capitaine et il ne laisserait filtrer aucune faiblesse.
— On poursuit la séquence. Préparez-vous au warp, et levez les boucliers.
Il faudrait les baisser juste avant le saut, mais en attendant cela enverrait un signal clair : il ne céderait pas.
— Boucliers levés ! assura Tochiro. Puissance disponible soixante-trois pour cent !
— Seulement ?
Le petit ingénieur lui répondit d’un sourire contrit.
— Il y a un court-circuit sur un des répétiteurs bâbord, mais t’inquiète ! Je redistribuerai l’énergie en manuel si besoin… Trois minutes, pour le warp.
Harlock hocha la tête. Warrius ne tirerait pas.
Il le sèmerait en warp.
Sur l’écran tactique, le losange qui symbolisait le Karyu se teinta brusquement en rouge.
— Arcadia, cracha la radio, ici le Karyu. Attention pour un tir de semonce.
Pause. C’était Warrius. Warrius ne pouvait pas tirer.
— … Harlock, bon sang ! Coupe tes moteurs avant qu’il ne soit trop tard !
Non.
Harlock ancra son regard sur les panneaux en plexiverre sous les écrans de contrôle.
Non.
Les baies d’observation n’offraient que les ténèbres du vide, effrayantes et attirantes, lugubres et magnifiques. Les étoiles l’attendaient là-bas. Leur scintillement l’aspirait.
La barre vibrait contre ses paumes.
— Tochiro, le warp ?
— Moins de deux minutes !
Le Karyu ouvrit le feu.
Je ne céderai pas, Warrius.
« Putain d’enfoiré ! » jura Osman.
L’éclat du laser déchira la nuit.
Le coup se perdit sur l’avant tribord. Son énergie se dispersa en poussières incandescentes.
— Une minute ! cria Tochiro.
— Le prochain est un tir d’arrêt, avertit la radio.
Qu’il en soit ainsi.
Harlock évalua ses chances. Les émotions parasites se muèrent en froids calculs. Des chiffres. Des trajectoires. Une courbe de navigation optimale.
Il vira de bord.
— Pour une salve avec la tourelle une, attention !
Si Warrius tirait, alors lui aussi.
— Coup au but ? interrogea Tochiro.
— Vise ses canons.
Il n’escomptait pas percer les défenses du croiseur, mais un tir direct perturberait sa manœuvre… et lui octroierait les secondes dont il avait besoin pour plonger en hyperespace.
— Tourelle une, feu !
Trois canons. Trois coups.
Il n’escomptait pas percer.
Malgré la distance, le flash de la décharge de plasma sur le bouclier magnétique du Karyu illumina la passerelle de l’Arcadia de reflets indigo.
— Touché !
L’exclamation triomphale sonna à ses oreilles de manière presque incongrue. De qui provenait-elle ? Tochiro ? Osman ?
Warrius…
Les caméras numériques zoomèrent sur le croiseur. Il n’escomptait pas percer. Et pourtant… Lorsque les dégâts générés s’affichèrent sur la gauche de l’écran tactique, une vague de fierté inattendue le submergea. L’Arcadia était la meilleure. Avec elle il irait jusqu’au bout de l’espace.
« Saturation du bouclier effective », énonçait l’IA. « Brèche détectée dans la coque primaire, destruction du système visé estimée à quatre-vingt-trois pour cent. » Ces canons-là seraient désormais inopérants.
Parfait.
Harlock se représenta les équipes de lutte contre les sinistres à bord du croiseur, leur mise en place pour sécuriser les locaux touchés, les comptes-rendus qui remontaient en passerelle et qui, peut-être, saturaient les officiers de quart. Il imagina Warrius qui se préoccupait des blessés, Warrius dont la priorité allait toujours à ses hommes. Warrius dont l’attention s’était – forcément – détournée de lui.
Depuis sa console, Tochiro leva le pouce.
Une fenêtre de quelques secondes.
Et il allait la saisir.
— Baissez les boucliers ! ordonna-t-il.
En plein combat, c’était peu ou prou du suicide. Mais si le Karyu ne réagissait pas assez vite, si lui-même était assez agile…
Sur le panneau des paramètres moteurs, un voyant passa au vert.
— Enclenchez le warp !
L’espace visible se brouilla en même temps que les moteurs hyperspatiaux de l’Arcadia entraient en action avec un grondement crescendo. Le changement de mode de navigation perturba les compensateurs inertiels, la gravité tressauta deux ou trois secondes. C’était habituel en début de séquence. Harlock corrigea son équilibre par réflexe.
Puis il bascula brutalement vers l’avant.
— Impact en tranche arrière ! glapit Tochiro. On s’est pris un missile !
Warrius. Maudit sois-tu, Warrius !
« Attention », informa simultanément l’IA de sa voix monocorde. « Insertion warp anormale. Trajectoire instable. » Harlock se raccrocha à la barre. Ça n’aurait aucune incidence en hyperespace, mais le geste le rassura.
— Rapport des dégâts ! lança-t-il.
— Les générateurs warp se sont désynchronisés, perte de puissance rapide sur tribord ! répondit Tochiro. J’ai perdu le contact avec les compartiments machine !… Pit’ ! Pit’, tu me reçois ?
L’Arcadia vibra de la poupe à la proue, comme soumise aux coups de boutoir d’un bélier dément.
— On va s’faire éjecter ! avertit Tochiro.
Le petit ingénieur pianotait frénétiquement sur son clavier. Impuissant, Harlock suivait sur sa console l’évolution des paramètres de vol. Saut instable. Trajectoire non maîtrisée. Hyperespace en cours d’effondrement. L’ouverture de la fenêtre warp avait été perturbée par l’explosion. Un vaisseau moins robuste aurait été disloqué dans l’instant. Warrius l’avait-il anticipé ? Avait-il tiré pour détruire ?
— Rematérialisation en espace conventionnel dans dix secondes ! Attention pour un top… Top !
La vue extérieure se figea sur un tapis d’étoiles immobiles.
Le calme envahit la passerelle. Une seconde, deux secondes… Harlock expira. Ses épaules se relâchèrent. La tension accumulée se dispersa. Un peu.
— Tout le monde va bien ? Tochiro, on est où ?
— On a fait trois point trois parsecs en SE vingt-trois. Et je… Ah, ça y est ! J’ai récupéré la connexion avec la machine !
Les haut-parleurs grésillèrent.
— … déchirure au niveau des réacteurs conventionnels, mais le blindage interne a tenu. On a eu deux départs de feu dans des armoires électriques, dégâts mineurs, les drones ont pris en charge, et on a failli perdre le confinement lors de la désynchro.
Silence. Le débit du chef machine était haché.
— … c’est maîtrisé, à présent. Les constantes sont revenues à la normale.
Deuxième silence. De son siège, Osman lâcha un « pfiouh » soulagé.
Harlock se mordit la lèvre inférieure. Trois parsecs, c’était trop près du Karyu. S’ils ne bougeaient pas, Warrius les retrouverait sans mal.
Et il ne lui donnerait pas ce plaisir.
La diffusion était réglée sur « général » ; sa prochaine phrase serait entendue partout dans le bord. Son équipage était réduit, mais tous sauraient qu’il ne reculait jamais.
Il s’avança.
— Ça veut dire qu’on peut planifier un autre saut dès maintenant, chef ?
Chapter 7: Segment 6 – Iota Draconis
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Ils pouvaient.
Malgré un moteur conventionnel en carafe, la moitié du compartiment machine tribord condamnée et l’alimentation des chambres de confinement sous perfusion de deux générateurs de secours, l’Arcadia supporta sans broncher le saut warp suivant, puis celui d’après, et celui d’encore après.
Tochiro avait mis en place « un bornage de sécurité ». Cela n’empêchait nullement le vaisseau de sauter trois à quatre fois par heure, sur des distances s’échelonnant de cinq à sept parsecs. Ils étaient presque deux fois plus rapides que les meilleurs bâtiments militaires en service, et Harlock n’osait imaginer ce dont l’Arcadia serait capable à cent pour cent de ses capacités.
« Attention. Ouverture de la prochaine fenêtre de saut dans neuf minutes. Vérification des systèmes. »
Seul inconvénient, les humains de l’équipage commençaient à avoir du mal à tenir le rythme.
— Ieeek.
Harlock sursauta. Il avait un pélican sur les genoux, la bête le toisait d’un air désapprobateur par-dessus son bec, et il n’avait pas la moindre idée de la façon dont les événements s’étaient enchaînés pour aboutir à cette situation.
— Ieeek, répéta le volatile.
— Chut, rétorqua Harlock.
Il baissa la voix.
— … tu vois bien que je suis réveillé, arrête maintenant.
La fatigue devenait toutefois difficile à nier. Les rares minutes grappillées entre chaque saut ne remplaçaient pas une nuit de sommeil, et après deux jours de course effrénée Harlock avait l’impression qu’il aurait pu s’endormir sur le champ n’importe où.
— Ieeek.
Oui, y compris en passerelle, donc.
Harlock se massa l’arête du nez. Le fauteuil de commandement n’était pas si confortable, mais en cet instant précis le rembourrage du dossier lui apparaissait soudain d’une attractivité diabolique.
« Attention. Couplage des moteurs effectif. Début de synchronisation warp, séquence nominale. »
— On atteint l’étoile après celui-là ! l’informa Tochiro depuis sa console.
Harlock ignorait où le petit ingénieur puisait son énergie. Il se retint à temps de répondre « gneuh ? », se rappela qu’il avait lui-même calculé leur route, et retrouva avec effort le nom de l’étoile en question.
Iota Draconis.
Pourquoi ce système en particulier ? Bien sûr, il aurait pu infléchir sa trajectoire, gagner les Colonies Radioactives, pousser jusqu’à Itandir peut-être… Là-bas, les factions s’opposant à l’Union pullulaient. Les ennemis de mes ennemis… Aurait-il dû chercher des alliés plutôt que de s’isoler ?
Harlock plongea son regard à travers les vitres de la passerelle. Dehors, l’espace était d’encre. Les étoiles se raréfiaient dès lors que l’on s’écartait du bras d’Orion. Beaucoup s’en effrayaient. Lui y puisait une forme étrange de sérénité.
Il savait. Il n’avait pas besoin d’alliés.
— Tu veux toujours t’y arrêter ? reprit Tochiro. L’Arcadia est encore loin de ses marges de sécurité, tu sais…
Oui. L’Arcadia était formidable, mais il leur fallait du repos.
— Si l’Union nous poursuit, ils n’auront pas de mal à nous trouver ici, insista le petit ingénieur.
Oui aussi. Ils n’avaient pas croisé le moindre corps céleste depuis presque cent parsecs, et derrière le vide était plus profond encore. Cette étoile scintillait comme un phare au milieu du Grand Rien. Elle était une escale obligée pour qui naviguait de ce côté de la Bordure Extérieure. L’Union viendrait, c’était certain.
— On a assez d’avance sur eux pour se permettre une halte, trancha Harlock.
L’Arcadia était rapide, très rapide, trop rapide peut-être. Autant qu’ils en profitent.
Tochiro n’insista pas.
Le saut fut sans histoire.
— Ieeek.
« Attention. Sortie de warp imminente. Rematérialisation en espace conventionnel au top… Top ! Début de refroidissement. »
Harlock se frotta les yeux. Il n’avait pas dormi. Pas du tout.
— On a des infos sur la constitution du système planétaire ? demanda-t-il.
« Requête enregistrée. Recherche en base initialisée. »
Iota Draconis n’était pas une étoile accueillante. Ce n’était pas non plus une étoile inconnue. Isolée et mourante, elle fascinait autant qu’elle repoussait les navigateurs. Nombre d’histoires s’échangeaient entre galactiques sur la zone des Confins. Et Harlock connaissait déjà la réponse à sa question.
— Y’a qu’une seule planète potable dans ce bled paumé, captain.
Osman avait les traits tirés, un café à la main, et les données qui s’affichaient sur les écrans corroboraient ses dires.
Trois planètes telluriques. Une géante gazeuse. Deux ceintures d’astéroïdes. Le système n’était pas très dense, la géante dépourvue de satellites, la première tellurique un enfer de lave, la deuxième une étuve toxique.
Restait la troisième.
Les astronomes de l’Union Fédérale et leur imagination inexistante avaient nommé la planète « Iota Draconis Ter » – troisième planète de l’étoile Iota Draconis, dans la constellation du Dragon. Les militaires et leur amour des acronymes l’avaient abrégé en « IDT ». La langue commune et son sens pragmatique l’avaient transformé en « Adity ».
Adity était leur destination.
Harlock se rapprocha de la barre.
— Préparez-vous pour une mise en orbite !
Combien de jours, combien d’heures d’avance ? Le repos était nécessaire, mais serait-il suffisant ? Il n’y avait rien d’autre à des centaines d’années-lumière à la ronde. L’Union viendrait.
« Détection ionique dans le zéro un trois pour un un négatif. Analyse en cours. »
L’Union était déjà là.
Warrius l’avait-il devancé ? Harlock crispa ses doigts sur la barre. Il ne fuirait pas cette fois-ci, se promit-il.
— Dispositions de combat !
Tochiro lui lança un regard suspicieux par-dessus ses lunettes, mais ne le contredit pas. Osman lâcha un soupir avant de s’asseoir à sa place.
— Vous êtes sûr de ce que vous faites, captain ?
L’intonation était fatiguée davantage que réprobatrice. La remarque était néanmoins pertinente : vu l’état d’épuisement général, le vaisseau allait pour ainsi dire devoir se battre tout seul.
« Analyse terminée. Identification confirmée. Risque de contre-détection : huit pour cent. »
Ce n’était pas Warrius.
L’écran principal se modifia pour afficher la situation tactique. Une piste en elliptique élevée, deux autres en orbite basse. Un bombardier, et un terrasseur avec son escorteur. Harlock cilla. Quelque chose ne collait pas.
— Les terrasseurs opèrent sur des planètes stériles d’ordinaire, non ?
Du moins, c’était ce que l’Union répétait dans ses bulletins d’informations. « Grâce à la terraformation éthique, l’humanité s’offre de nouveaux horizons ! » Cela lui avait toujours semblé crédible. Coûteux, d’une utilité toute relative au regard du nombre de planètes possédant déjà une atmosphère respirable pour les humains, mais crédible.
Jusqu’à présent.
La voix de l’IA tomba comme un couperet.
« En attente de directives. Tous systèmes parés pour appuyer le bombardement orbital. Canons gamma en charge, déploiement possible dans quatre minutes. »
Harlock sentit un frisson glacial le parcourir de part en part. Il fixa Tochiro. Tochiro baissa le nez sur sa console.
— Je vais lui dire d’arrêter de faire ça.
Pour qui Tochiro avait-il initialement construit ce vaisseau ?
Et surtout, pour quoi ?
Et pourquoi le projet avait-il avorté ? Les finances, avait argué le petit ingénieur. Ou alors… une divergence de vues ?
— Tu as programmé ce vaisseau pour détruire des planètes, siffla Harlock entre ses dents.
Tochiro se tordait les mains. Il ne le regardait pas.
— C’était la commande, oui… Et j’me suis vraiment donné à fond, c’était incroyable ! Mais à un moment… J’ai eu des doutes.
Une pause. Des yeux fuyants. Des mains pressées l’une contre l’autre, doigts entrelacés, nœuds compliqués.
— Je vais lui dire d’arrêter, répéta-t-il.
L’Union avait approuvé la conception de ce vaisseau.
L’Union envoyait ses terrasseurs terraformer des planètes stériles.
Le vaisseau détruisait des planètes.
Une terraformation éthique, hein… Adity possédait une atmosphère. La base de données centrale indiquait la présence d’un écosystème endogène. De la vie. De la vie unique.
Sur son orbite, le bombardier poursuivait sa danse elliptique. Quels dégâts avait-il déjà causé ?
Harlock ne parvenait pas à détacher son regard de l’écran tactique. Un bombardier. Un terrasseur. Un escorteur. Les escadres « d’exploration » appartenaient à l’élite de la Flotte. Leurs équipages étaient soumis au secret. « Pour leur sécurité », lui avait-on enseigné à l’Acastro. Tu parles.
Il relâcha l’air de ses poumons comme si cela avait pu servir de soupape à sa colère. L’Union ne méritait aucune pitié. Il l’avait toujours su.
— Tochiro. Je veux un point sur notre stock de torpilles.
Chapter 8: Segment 7 – Feu torpille !
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— Les six tubes sont chargés, cinq torpilles en soute bâbord, huit à tribord.
Parfait.
Harlock évalua ses options tactiques : attaque successive, ou attaque simultanée ? Se focaliser sur un seul ennemi à la fois lui permettrait d’être plus précis dans sa manœuvre, mais risquait de laisser aux autres le temps de s’enfuir ou de contre-attaquer. Tirer sur tous en une unique salve était plus complexe à calculer… mais bien plus efficace s’il parvenait à faire but.
— Bien. Propose-moi une solution de tir pour une salve de six.
Tochiro leva un sourcil.
— Les six d’un coup ? Après il faudra compter dix minutes pour recharger, tu le prends en compte ?
Harlock opina. Tochiro haussa les épaules.
— Okay. Tu veux que je vise lequel ?
— Les trois. Deux sur le bombardier, trois sur l’escorteur, une sur le terrasseur.
Le terrasseur était plus gros, mais il n’était pas conçu pour réagir. Si une seule torpille le frappait, il serait ensuite facile de l’achever aux canons. Le bombardier était lent, et ses moteurs sous-dimensionnés pour l’esquive. Le plus dangereux restait l’escorteur.
— Solution de tir sur écran, annonça Tochiro.
Harlock étudia les courbes d’un œil critique. Non. Pas satisfaisant.
— Mets les quatre sur l’escorteur. Il y aura moyen d’en reprogrammer une à distance au dernier moment pour la rediriger sur le terrasseur ?
— Si la liaison n’est pas brouillée, sans problème.
Les courbes corrigées avaient meilleure allure. Harlock hocha la tête machinalement. Surprise, simultanéité et saturation. S’ils n’étaient pas trop sur leurs gardes en face, ça pouvait marcher.
Il inspira. En avant.
— Salve de six torpilles. Attention pour lancer !
Les doigts de Tochiro couraient sur sa console, glissaient sur son écran tactile, l’affichage dynamique s’ajustait aux nouveaux paramètres, l’IA déroulait sa litanie de contrôle des systèmes en toile de fond.
— Portes de bordée ouvertes, lancement permis !
Là où il se rendait, il n’existait pas de retour en arrière possible.
— Feu !
Et je serai libre.
« Temps de parcours deux minutes et cinquante-cinq secondes. »
Propulsion allumée. Éclairs fugaces. Les torpilles filèrent vers Adity, vers l’orbite, vers leurs cibles. Harlock n’envisageait pas qu’elles fassent but sans avoir été contre-détectées – les armes de ce genre, rapides et dévastatrices, étaient tout sauf discrètes. Mais même si l’adversaire s’avérait assez habile pour les détruire toutes avant l’impact, l’explosion qui en résulterait générerait une onde électro-magnétique dont il était possible de tirer profit.
Il tendit le bras vers son panneau de commande. « Dispositif de furtivité activé », réagit aussitôt l’IA. Harlock laissa l’excitation de la chasse relever le coin de ses lèvres. Et maintenant, allons voir l’action de plus près.
— Tourelles au paré à manœuvrer ! lança-t-il. Tir d’immobilisation, feu sur mon ordre !
Il prit un plaisir non dissimulé à faire violemment tourner la barre sur son axe. C’était inutile. Cela rajoutait à ses paroles une touche mélodramatique jouissive.
L’Arcadia vira avec majesté pour s’aligner sur une trajectoire d’interception.
« Temps de parcours deux minutes. »
Les pistes se positionnaient sur l’écran tactique comme des pions sur un échiquier. Les cibles, les armes. L’Arcadia.
« Détection d’une émission radar directive en provenance de l’escorteur. Probable conduite de tir. »
— Ils ont vu les torpilles, déduisit Tochiro.
Les torpilles, mais pas l’Arcadia. Harlock corrigea son cap de quelques degrés. Il était le joueur principal. Et il gagnait toujours.
« Chargement des tourelles à cent pour cent, visée ajustée, tir en stand-by. »
Le bombardier avait accéléré. L’escorteur, lui, modifiait sa route. Son angle était idéal pour défendre le terrasseur… contre les torpilles. Harlock élargit son sourire. Ses adversaires devaient avoir compris que ce qui leur arrivait dessus n’avait pas surgi du néant, mais s’imaginaient-ils que le tireur leur fonçait également dessus ?
« Temps de parcours une minute. »
— Euh, Harlock ? T’approche pas trop près non plus, hein… Il y a quand même six torpilles qui se baladent, là-devant…
Hé, ce vaisseau était le meilleur, ou non ?
« Tourelles en portée. »
L’escorteur ouvrit le feu. Deux salves de quatre missiles d’autodéfense, suivies d’une bordée de leurres et d’un barrage d’artillerie. Les torpilles réagirent par des zigzags courts. Le combat était une danse.
Harlock étrécit les yeux. Le combat était une danse, et une danse se chorégraphiait à la seconde près.
— Tochiro, réaffectation des cibles ! Les quatre sur le terrasseur, maintenant !
« Attention. Entrée en zone de danger torpille. Risque de dégâts électro-magnétiques imminent. »
— Feu tourelle une !
Virage.
Explosion.
Explosion.
Explosion.
Chaos.
— Feu tourelle deux ! Tir à détruire !
Les écrans tressautèrent lorsque la déflagration électro-magnétique frappa la coque de l’Arcadia. S’il en jugeait les éclats lumineux qui avaient illuminé la passerelle, au moins trois torpilles avaient détonné. Restait une. Plus les deux du bombardier.
— Rapport des dégâts dès que possible !
Les radars peinaient à discerner quoi que ce soit dans la soupe brouillée qui tenait lieu de cœur de l’action. Dépité, Osman triturait les réglages, mais ce n’était pas son domaine d’expertise ; l’IA s’en sortait mieux que lui.
« Données incomplètes. Impact canon sur l’escorteur, tir traversant. Probable impact torpille sur le terrasseur, analyse en cours. »
Explosion.
— ‘l’a pété plus loin, celle-là, commenta Osman.
Le bombardier.
Explosion.
« Analyse en cours », répéta l’IA.
Le bombardier n’était pas un danger pour l’Arcadia, décida Harlock. L’escorteur… Non plus. Il resserra ses mains sur la barre.
— J’me fais le terrasseur. Pleine puissance des boucliers sur l’avant !
Et il y avait une manœuvre qu’il avait hâte de tester à nouveau.
— Tu quoi ? réagit Tochiro. Non, attends !
Trop tard. Sur les écrans, le bombardier sombrait corps et bien, l’escorteur se débattait contre un feu majeur. Le terrasseur était trop lent.
— Attention pour impact !
Éperonnage.
La coque crissa quand l’Arcadia s’empala dans le ventre du terrasseur, les vitres s’obscurcirent, les écrans s’affolèrent.
L’Arcadia résista.
Harlock jubila.
La manœuvre était folle, impensable pour tout spationavigateur doté d’un minimum de bon sens, contraire à toute logique. Et mortelle, la manœuvre était mortelle. Avec l’Arcadia, il était invincible.
Le silence succéda aux alarmes, l’ordre froid de l’espace remplaça le chaos des déflagrations. L’ivresse d’une victoire facile le submergea. À un contre trois. Je suis invincible.
— Hé, j’ai construit un vaisseau spatial, pas un tunnelier ! protesta Tochiro.
Harlock leva le pouce et adressa un clin d’œil au petit ingénieur.
— Ton blindage est révolutionnaire et ton champ répulsif boosté formidable, Toch’. Tu peux être fier de toi !
— Mrf. Oui je sais. N’en fais pas une habitude.
Bien sûr que si. Au poste radio, Osman étouffa un ricanement nerveux. Personne n’était dupe.
« C’est quoi ce bordel ? » tonna la voix de Maji via la diffusion générale. « Captain, me dites pas que vous avez encore foncé dans un truc ? »
Tochiro souriait derrière ses lunettes. Il était fier, et il avait bien raison.
— On fait quoi maintenant, captain ?
Harlock s’avança au centre de la passerelle. Il avait besoin d’un petit quelque chose en plus pour rendre ce mouvement plus théâtral, songea-t-il. Une cape, peut-être ?
Sur l’écran principal, Adity était une boule de nuages grisâtres et d’étendues terreuses.
— On descend voir.
Chapter 9: Segment 8 – La terre brûlée
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Quiconque n’avait pas vécu un bombardement orbital ne pouvait comprendre les ravages que causait un déluge de plasma. Harlock savait. Il gardait en mémoire des images d’immeubles effondrés et de métal fondu, des kilomètres de désolation et le sol empoisonné qui chauffait sous les pieds.
Une bombe orbitale rasait une ville, puis le plasma corrodait la terre. Il était possible de survivre au blast intial à condition de se réfugier dans un abri suffisamment profond, mais les radiations finissaient par tout ronger… y compris les corps de ceux qui n’avaient pu fuir la zone d’exposition à temps.
Harlock cilla. C’était… Il ne se souvenait plus du nom de cette planète. Il ne se souvenait plus comment il avait échoué là-bas. Bob l’avait trouvé, seul au milieu des ruines, alors qu’une escouade méca était sur le point de terminer « le nettoyage ». Sans l’Octodian il serait mort, sûrement.
Il porta la main à son visage, effleura sans y penser sa joue. Il gardait de cette époque la brûlure de la baïonnette laser qui lui avait déchiré les chairs, depuis le bas de l’oreille gauche jusqu’au sourcil de l’autre côté. Une blessure trop vite soignée. Les dommages avaient perduré.
Il cilla encore. Son œil droit le démangeait. Le brouillard de sa vision périphérique se teintait de ténèbres, toujours plus proches de lui, que sa volonté ne suffisait plus à ignorer.
« Entrée en atmosphère imminente. »
— Le moteur tribord est toujours HS, lui rappela Tochiro. L’ordinateur principal compense la dissymétrie de la poussée, mais je ne garantis pas qu’il fasse le job jusqu’au bout.
Ah.
— Je terminerai en manuel, trancha Harlock.
— Okay. C’est toi qui sais.
Pas vraiment, mais il verrait en cours de route. Et puis, qu’est-ce que ça sous-entendait exactement, « une poussée dissymétrique » ? Qu’ils avançaient en crabe ? En quoi était-ce un problème ?
L’Arcadia trembla sur toute sa longueur lorsqu’elle pénétra les couches denses de l’atmosphère. Quelques secondes plus tard, le vaisseau plongeait dans des nuages crasseux. « Attention. Niveau de radioactivité à un point trois au-dessus du seuil de danger. »
— L’air n’est pas bon, décrypta Osman. C’est pas ce que j’avais entendu dire.
Ce n’est pas ce qu’Harlock avait entendu dire non plus. On ne parlait pas d’Adity comme d’une « planète verdoyante », néanmoins elle était qualifiée de « planète viable ». Ce n’était plus le cas.
— On n’obtient pas ces niveaux en bombardant une ville, poursuivait le radio.
L’Union n’avait pas bombardé une ville. L’Union avait bombardé la planète. Le scan de surface révélait des centaines, des milliers de cratères qui constellaient le sol comme une lèpre mortifère.
Lorsque l’Arcadia émergea des nuages, les vitres de la passerelle dévoilèrent l’étendue des dévastations. Partout, la terre était rougeâtre, les montagnes éventrées, les plaines striées de ravines desséchées. Les fleuves immobiles étaient parsemés de rocs, ce qui restait des océans n’était plus qu’une triste boue grise.
Harlock pinça les lèvres. Cette planète possédait un écosystème. Avant.
Peut-être restait-il un infime espoir, songea-t-il.
— On détecte des traces de vie quelque part ? interrogea-t-il.
« Recherche en cours. »
Il restait encore de l’espoir, se répétait Harlock. Il restait toujours de l’espoir.
Face à sa console, Tochiro fixait intensément ses poings devant lui. « Ils ont dit ‘une puissance équivalente à un chargement complet de bombes’ alors je les ai pris au mot bien sûr », marmonnait-il. Harlock n’osa pas demander au petit ingénieur si l’arme qu’il évoquait était restée à l’état de projet ou si elle était déjà installée sur l’Arcadia. Le cas échéant, était-elle fonctionnelle ? S’agissait-il de ces « canons gamma » que l’IA avait évoqués ? Devait-il exiger de Tochiro qu’il les démantèle ?
Il pensa au Cœur, aux locaux centraux, à l’ordinateur principal. Quelles énergies obscures dormaient là-bas ?
L’IA l’interrompit. « Suspicion de traces biologiques en huit huit vingt-deux. »
L’espoir. Ce à quoi se raccrocher.
Il poussa la barre vers la droite.
Puis il fronça les sourcils : le vaisseau rechignait à lui obéir. Ben quoi ? Il poussa plus fort.
L’instant d’après, la passerelle s’emplissait des sons stridents de multiples alarmes. « Attention. Trajectoire désaxée », s’affolait l’IA. « Perte de poussée critique, portance non assurée. » En clair, ils tombaient.
— L’ordinateur a perdu le contrôle ! cria Tochiro. Je t’envoie toutes les commandes pour l’atterrissage !
Ah ?
Harlock s’entendit répondre « Je prends en compte ! Accrochez-vous ! » tandis qu’il observait avec effarement la trajectoire d’entrée en atmosphère basculer en mode balistique. Il rattrapa la barre d’une main lorsque celle-ci tenta de poursuivre sa course vers la droite.
Hésita une fraction de seconde.
Sourit.
Raffermit sa prise. Bob lui avait souvent dit qu’il aurait fait voler une brique si on lui en avait offert l’opportunité. C’était le moment de lui donner raison.
— Rétrofusées bâbord sur trois quarts, tribord un quart ! lança-t-il. Déployez les aérofreins !
La chute était une glissade sur le côté. Avec un seul moteur, l’Arcadia dérapait inexorablement sur la droite, et les moteurs latéraux n’étaient pas assez puissants pour contrer le lacet. Qu’à cela ne tienne ! S’il parvenait à maîtriser a minima la vitesse, il lui suffirait de redresser son axe juste avant de toucher le sol pour atterrir sans problème.
— Euh Harlock, on n’avance pas droit, tu as vu ?
Difficile de ne pas le remarquer, mon ami…
Par les vitres, le sol était un désert de rocaille. « Distance au sol vingt mille pieds. » Harlock distinguait une chaîne de montagnes face à eux, un canyon démesuré sur leur gauche, une zone couverte d’un brouillard poussiéreux peu engageant à droite…
— Rétrofusées bâbord quatre quarts !
La barre répondait mal, mais Harlock réussit à orienter plus ou moins la trajectoire de descente vers une zone de hauts plateaux qui lui semblait la plus propice pour se poser. « Distance au sol dix mille pieds. » Il n’avait pas beaucoup d’autres options, en réalité.
— On a quasiment trente-cinq degrés de lacet et dix degrés de gîte sur tribord ! Harlock, on va se crasher !
Du calme. S’il pouvait faire voler une brique alors il pouvait faire atterrir une brique, pas vrai ? Personne n’avait jamais nié la justesse de son instinct en pilotage. Ni Bob, ni Warrius, ni… personne.
Warrius.
« Distance au sol cinq mille pieds. »
— Stoppez les rétrofusées !
La commande de puissance du moteur bâbord était à portée de main. Elle indiquait « quinze pour cent », la norme pour un atterrissage.
Il l’enclencha à fond.
L’Arcadia rugit.
La proue se souleva.
Osman glapit.
— À tous les postes, atterrissage !
Harlock tendit ses muscles. Le sol était proche.
L’instinct.
Barre à gauche.
Redresser.
— Stoppez les moteurs !
Quelqu’un s’exclama « Quoi ?! », mais l’IA ne posa aucune question.
Planer. Pouvait-on planer avec une brique ? Bien sûr.
Ils étaient rapides, le sol était devant eux, tout proche, encore plus proche…
Ressource.
Barre à cabrer.
— On touche !
L’Arcadia posa ses réacteurs en premier, la proue dressée vers le ciel, resta en équilibre deux ou trois secondes, puis plaqua brutalement son avant au sol.
— Rétrofusées, pleine puissance !
Le vaisseau laboura la terre, émietta la roche, décapita une cheminée de fées sur son chemin. Devant, le plateau se terminait par un à-pic. Harlock serra les dents tandis qu’il luttait avec la barre pour conserver son axe. Ils avaient assez de longueur.
Derrière, le sillon qu’ils creusaient projetait gravier et poussières de part et d’autre tel une immense vague minérale.
Les rétrofusées hurlaient.
La falaise approchait.
Ils avaient assez de longueur, se répétait Harlock. Ils avaient. Assez. De longueur.
Silence.
Sifflement de moteurs martyrisés.
Chuintement de jets de vapeur, soupir de vérins soulagés de ne plus être sollicités.
Arrêt.
L’Arcadia s’immobilisa dans un dernier grincement de métal fatigué.
La poussière retomba sur la proue surplombant le vide.
Chapter 10: Segment 9 – Le vent des landes de pierres
Chapter Text
Toc.
Toc.
Le cognement insistant sortit la passerelle de son hébétude.
— Ieeek.
— J’ai l’impression qu’il veut se dégourdir les ailes, commenta Osman.
Bonne idée, réagit Harlock.
— Quelle est la qualité de l’air, dehors ? demanda-t-il.
Osman se pencha sur ses écrans.
— Respirable si on n’y reste pas trop longtemps, captain. Faudra juste passer par le sas de décontamination au retour.
Aucun problème. Une atmosphère un peu délétère n’était pas de nature à l’arrêter.
— Je sors aussi, dit-il. La coque externe a besoin d’être inspectée. Tochiro, tu viens avec moi ?
Le petit ingénieur bondit de son siège avec son enthousiasme habituel.
— J’ai lancé un diagnostic complet depuis le Cœur, mais tu as raison ! Rien ne vaut une constatation de visu !
Ça risquait d’être moche à voir. La coque échauffée par l’entrée en atmosphère avait-elle résisté à la violence de l’atterrissage ? Tochiro saurait-il réparer ? Seraient-ils en mesure de redécoller rapidement ?
— Ieeek.
Le pélican possédait un avis très confiant sur la question. Harlock était tout à fait enclin à le suivre, et il aurait d’ailleurs agi ainsi avant que l’Arcadia n’entre dans sa vie, mais… il était le capitaine, à présent. Il devait essayer de penser « prudemment ».
— Il me faudra une estimation des dommages subis et du temps pendant lequel on sera immobilisés, dit-il.
Tochiro hocha la tête tout en réajustant d’un doigt ses lunettes sur son nez.
— D’après l’ordinateur principal, cinq jours pour une remise en état complète, mais je pense qu’il surévalue les dégâts. À mon avis il y en a pour deux ou trois jours… Je te dirai dès que j’ai vu la coque.
Deux jours, ce serait parfait. Harlock n’y croyait toutefois guère et il ne souffla mot tandis que Tochiro et lui tournaient autour du vaisseau échoué avec une petite plateforme antigravitationnelle.
À la fin de leur examen, l’expression de Tochiro avait perdu une bonne partie de son allant. Les réparations dureraient plus que trois jours, déduisit Harlock. La confiance inébranlable du petit ingénieur en ses capacités avait du bon, mais elle avait ses limites.
— Je vais… faire de mon mieux, avoua finalement Tochiro.
L’air préoccupé, le scientifique sauta au bas de la plateforme à peine Harlock l’eut-il posée, et s’engouffra aussitôt dans le sas d’accès ventral de l’Arcadia en parlant tout seul. Harlock crut l’entendre marmonner « pas assez de stock, faut que je cannibalise » avant qu’il ne disparaisse.
— Ieeek ? s’interrogea le pélican.
Harlock leva la tête. Le volatile cerclait au-dessus de lui en claquant du bec (la gravité était légèrement moins forte qu’à bord, il semblait ravi), fut soudain bousculé par une bourrasque surgie de nulle part, dérapa sur l’aile et se posa finalement – assez lourdement – à ses côtés après une glissade ridicule dans les graviers.
Harlock le gratifia d’une pichenette sur le bec.
— Tu n’atterris pas mieux que moi, l’oiseau.
La bestiole protesta d’un « ieeek » offusqué. Oui bon, d’accord. Peut-être un peu mieux que lui, corrigea Harlock in petto. L’Arcadia était vraiment dans un sale état, il fallait bien l’avouer. Vu de l’arrière déjà, le pourtour du réacteur tribord était noirci, ce qui était en général mauvais signe quant à l’état du moteur correspondant (la tuyère éventrée était un bon indice également). Le reste n’avait pas meilleure allure : entre les plaques de blindages manquantes, les balafres de métal arraché, la structure interne à nu et les lambeaux fondus qui hérissaient la coque tels de hideux tentacules figés, le vaisseau prenait des allures de carcasse rafistolée dont l’intégrité ne tenait qu’au bon vouloir d’une improbable entité démoniaque.
— Aaah ! Lâche mon casque, satan à plumes !
— Ieeek !
Les cris arrachèrent Harlock à ses pensées. Au pied de la coupée, le pélican se disputait avec… attends voir, qui était ce type ? Harlock plissa les yeux. Une des recrues de Maji ? Harlock avait croisé un mécano au mess immédiatement après leur départ de Hub Terra, mais le chef n’avait-il pas aussi évoqué un pilote ? Ou deux ?
L’homme exécuta un garde-à-vous trop grandiloquent pour être complètement honnête, et lança :
— Loop au rapport ! Paré pour la reco conformément aux ordres, captain !
Harlock ravala à temps le « hein ? » en passe de franchir ses lèvres. La reco. Bien sûr. Il se concentra pour conserver une expression strictement neutre. Il était le capitaine, se répéta-t-il. Un air ébahi aurait été du plus mauvais effet.
Tochiro surgit heureusement à point nommé pour lui épargner un aveu d’ignorance.
— Loop t’accompagne. J’ai calibré les senseurs de la navette Alpha, il faudrait que vous me rameniez le plus grand nombre possible de modules de contrôle… Une dizaine pour commencer, ce serait pas mal.
Avait-il réussi à éviter l’air ébahi ce coup-ci ? se demanda Harlock. Rien n’était moins sûr. Le terme « module de contrôle » lui permettait toutefois de se recaler sur la situation : Tochiro parlait du système de guidage des bombes à plasma, et Harlock savait pourquoi. Les modules contenaient des minerais rares, des cristaux énergétiques, voire des cœurs radioactifs, autant de matières premières dont l’Arcadia manquait et dont Tochiro avait besoin pour réparer.
Alors certes, une grande majorité des modules étaient pulvérisés lors de l’explosion de l’arme qu’ils dirigeaient, mais les vaisseaux fédéraux avaient largué des milliers de bombes depuis l’orbite. Et les composants d’un seul engin, même en miettes, seraient autant de matière que Tochiro ne cannibaliserait pas sur les systèmes encore intègres de l’Arcadia.
Harlock redressa les épaules. Mission facile (un peu trop, même), mais il n’allait pas cracher sur un vol d’exploration. « Paré pour la reco », donc. Il adressa un signe du menton à Tochiro.
— Dix pour commencer, c’est bien ça ?
—
Loop tiqua lorsque le pélican entra dans la navette avec eux, Harlock grimaça lorsque Loop s’installa aux commandes alors qu’il aurait préféré les prendre lui-même, le pélican fit « ieeek ». La navette décolla vers des contreforts montagneux.
La mission « facile » s’avéra assez rapidement plutôt monotone. Le scanner bipait épisodiquement, Harlock indiquait un cap et une distance, Loop se posait au plus proche de l’endroit ciblé et ils terminaient la recherche avec un détecteur portable. Le plus compliqué, c’était de récupérer le pélican avant de redécoller.
— Vous auriez dû interdire à cette sale bête de nous suivre, captain.
Harlock balaya l’objection de la main.
— C’est un pélican libre. Il fait ce qu’il veut.
Et s’il voulait ieeeker tout son soûl dans le ciel d’Adity, grand bien lui fasse ! Harlock comprenait le besoin impérieux de voler sans entrave parce qu’il le ressentait lui aussi, et jamais il n’empêcherait quiconque à bord de son vaisseau de vivre pleinement ses rêves.
Cela ne compromettait pas la mission, de toute façon. La pêche avait été bonne. Très bonne, même.
— On en a combien ? demanda-t-il à Loop.
— Vingt-neuf, captain.
Silence.
— Avec une telle concentration ça a dû être l’enfer, quand ils ont bombardé.
Silence encore. Ça avait été l’enfer, le paysage de rocaille stérile à perte de vue en était la meilleure preuve.
— Ieeek.
— Pas trop tôt, grogna Loop. … On s’en fait un petit trentième avant de rentrer, captain ?
Harlock acquiesça. Tochiro serait comblé.
Loop les conduisit au pied d’immenses éboulis rocheux. Une falaise effondrée, une arche monumentale déchiquetée, des vestiges de colonnes vitrifiés par le plasma… Le scanner s’affola soudain.
— Descends, fit Harlock. Il y a l’air d’en avoir plein, là-dessous.
Au moins une dizaine, s’il en croyait son écran. Les bombardiers de l’Union s’étaient acharnés, ici.
Il zooma. L’affichage se modifia.
Les informations qu’il y lut ne concernaient plus les modules.
« Suspicion de traces biologiques, trois mille cinq cents mètres. »
Chapter 11: Segment 10 – Les vivants
Chapter Text
Il y avait eu une ville. Harlock distinguait les squelettes brisés d’anciens gratte-ciels, les espaces dégagés de grandes artères de circulation, les silhouettes presque effacées de constructions dont l’utilité s’était à jamais perdue.
Ils atterrirent à l’ombre d’un roc arraché à la falaise, dans un chaos de pierres et de poutrelles tordues.
— Rien pris pour creuser, captain. J’espère que c’est accessible.
Harlock mit quelques secondes à se rappeler que Loop parlait des modules. Ils s’étaient posés pour faire de la récupération de métaux. Pour l’Arcadia. « Suspicion de traces biologiques, cent vingt mètres. ». Tout proche. Perdu dans un dédale de roche et de sable.
— Faut fouiller de quel côté, captain ?
Sur le scanner, l’écran holographique était constellé de points clignotants. L’un d’eux n’était pas de la même couleur que les autres.
Harlock hésita. Ils cherchaient des modules. L’Arcadia était endommagée, sa priorité était de la réparer. Parce qu’il était le capitaine. Cent vingt mètres. Ce n’était pas très loin, décida-t-il. Qu’y risquaient-ils ?
Sous le ciel ocre, l’atmosphère était trouble, la chaleur étouffante, l’immobilisme oppressant. Le sol friable crissait d’éclats de verre et de métal. Dans le silence ambiant, leurs pas se paraient d’échos menaçants malgré eux.
— Ieeek.
— Tu n’as pas envie d’aller reconnaître le terrain sur l’avant, l’oiseau ?
Apparemment non.
Le scanner n’affichait plus rien.
Les yeux rivés sur l’écran, Harlock ne perçut le bruissement d’un mouvement furtif qu’au moment où une ombre fut sur lui.
— Ieeek ! l’avertit le pélican.
Un peu tard, l’oiseau, songea Harlock avec détachement alors qu’une masse le percutait dans le dos. Il se dégagea par réflexe en roulant de côté et leva d’instinct ses mains pour protéger son visage, juste à temps pour éviter que des ongles – des griffes ? – ne lui arrachent les yeux.
Harlock para une deuxième attaque avec les avant-bras, étouffa un cri de douleur lorsque son adversaire lui entailla la peau jusqu’à l’os (des griffes, définitivement). Le bourdonnement caractéristique des armes à laser lui apprit que Loop avait ouvert le feu.
— Ne le tue pas, Loop ! cria-t-il.
Le tir frôla le haut du crâne de la créature, qui feula et battit en retraite dans une envolée de cheveux.
Harlock se releva en se massant le bras. La plaie saignait abondamment et des élancements douloureux lui remontaient jusqu’au coude, mais il avait connu pire, décréta-t-il. Un point de compression suffirait amplement.
— Ne le tue pas, répéta-t-il.
Loop vint se placer à côté de lui, l’arme au poing, un rictus sceptique figé au coin de ses lèvres.
— Vous ne devriez pas lui laisser l’occasion de recommencer, captain. Ça n’avait pas l’intention de vous épargner.
Peut-être. Mais « ça » portait des vêtements, « ça » serrait un sac informe contre soi, « ça » avait sans aucun doute vu tous ses proches mourir lors du bombardement, et « ça » méritait donc d’être traité avec éthique.
Harlock donna un coup de coude à Loop pour qu’il rengaine (le pilote s’exécuta à contrecœur), puis il leva ses mains en signe d’apaisement.
— Je suis le capitaine Harlock, je commande l’Arcadia ! lança-t-il.
Pause. Harlock pensa aux bombardiers. Aux terrasseurs. À son vaisseau. À ce pour quoi il avait originellement été destiné.
— Je ne suis pas en mission pour l’Union ! ajouta-t-il.
Peu importait que son interlocuteur le comprenne ou non. C’était un détail qui avait son importance – au moins pour lui.
Deux pas derrière, Loop renifla.
— Perdez pas votre salive, captain, cracha-t-il. On ferait mieux de partir.
Non.
Harlock leva les yeux vers l’enchevêtrement de ferrailles dans lequel s’était réfugié son agresseur. Dans les interstices, il voyait briller deux amandes dorées.
— Je suis le capitaine Harlock, répéta-t-il. Si tu veux, il y a de la place pour toi sur mon vaisseau.
Rien ne bougea dans les ruines pétrifiées, mais un courant d’air froid coula soudain de ses épaules vers ses chevilles. Harlock frissonna. La sensation disparut aussi vite qu’elle était apparue, laissant derrière elle l’impression que de minuscules aiguilles s’étaient insinuées sous sa peau.
— Captain, ça va ? s’inquiéta Loop.
Harlock cilla, plissa les yeux, secoua la tête. Il se sentait groggy, comme un dormeur que l’on aurait sorti d’un profond sommeil, comme si le temps avait soudain eu un hoquet.
Son bras le lançait. Ce n’était sûrement rien.
En face de lui, une silhouette longiligne le fixait sans mot dire. Le regard d’Harlock plongea dans deux puits d’or. Leur profondeur était insondable.
— Captain, insista Loop. Captain il faut partir, tout ça c’est pas normal…
Les ombres de sa vision périphérique se teintèrent de reflets électriques.
— Katz’n…
Les courbes étaient féminines, le timbre de la voix aussi. Les cheveux étaient un voile azuréen diaphane, qui ondulait dans une brise absente.
Loop le tirait en arrière. Il résista.
— Capitaine Harlock, acquiesça-t-il. Je ne te veux pas de mal.
— Katz’n… Harroku.
Il vit les mots suivants se former dans son esprit, lui être arrachés, être jetés dans l’air.
— Les humains sont… menteurs. Toi non, Katz’n ?
Il ne savait pas s’ils avaient été réellement prononcés.
Il ne savait pas vraiment quoi répondre.
— Tu as le droit de choisir ta mort, déclara-t-il finalement. Tu mérites autre chose que d’être détruite en même temps que ta planète.
Les yeux jaunes le fixaient, intenses et reptiliens, leur pupille verticale presque invisible. Harlock crut les voir s’illuminer brièvement de l’intérieur.
Sur son bras, sa blessure pulsa une fois. Il tressaillit.
— Tu es un rêveur, Katz’n. J’aime.
Loop le tenait par l’épaule. Le pilote paraissait proche et lointain à la fois.
Ce n’était sûrement rien.
Les yeux le happaient. Il y discerna une lueur d’inquiétude.
— Toi… mal ?
Je ne te veux pas de mal, voulut-il lui dire. Mais sa langue n’obéissait pas.
Son bras irradiait. Il lui sembla qu’il allait s’illuminer de l’intérieur.
Les lèvres de Loop remuaient.
Les sons se tordirent.
Les yeux étaient sur lui.
— Katz’n ?
Où était Loop ?
Bascule. Ciel et sol se confondirent. Les ruines s’étaient dissoutes dans la poussière des nuages. Le monde était gris, beige et rosé.
Les ombres étaient bleues.
L’horizon était flou.
— Ieeek ?
Sensation de plumes. Chaleur et glace. Son bras était de lave et de plomb.
Son bras…
La blessure.
Quelqu’un criait.
Un étau l’étouffait.
Était-ce la mort ? se demanda Harlock. Était-ce la fin ? Son esprit se rebella à cette idée. Pas maintenant. Pas si vite. Pas au moment où tout allait commencer.
Arcadia.
Son vaisseau l’attendait. Il n’existait aucune autre voie possible.
Un voile doré l’enveloppa.
Chapter 12: Segment 11 – Des yeux or
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Harlock ouvrit les yeux sur la lumière impitoyable d’un néon. « Que fait cet idiot de néon au milieu de ruines ? » fut sa première pensée, avant qu’il ne s’aperçoive qu’il était allongé dans un lit et que le doc était penché à son chevet.
— Trois jours ! l’agressa celui-ci à peine Harlock eut-il fait un mouvement. Ça fait trois jours que vous êtes dans le coaltar, vous avez failli y rester !
Ah ?
Harlock se redressa sur un coude. Une barre pesait sur ses sinus, des marteaux furieux frappaient contre ses tempes, il avait la bouche pâteuse et se sentait bizarrement… vide.
Il examina ses souvenirs. La dernière image qu’il gardait en mémoire était celle de Loop, debout sur un tas de gravats. « Faut fouiller de quel côté, captain ? » Après quoi, tout se brouillait.
Le doc, lui, râlait toujours.
— … puissant alcaloïde, j’ai dû vous mettre sous dialyse pour épurer sinon votre organisme ne s’en serait pas sorti tout seul, je n’ai heureusement pas détecté de phénomène d’accoutumance mais je maintiens la surveillance…
Beuh. Le verbiage médical agaça vite Harlock. Il était en vie ; c’était ce qui importait, non ?
— Je peux y aller, doc ? interrompit-il.
Coupé dans son élan, le médecin-chef se figea dans une pose mi-outrée, mi-éberluée. Harlock en profita pour se lever et attraper un peignoir sur une patère. Il trouverait des vêtements dans ses quartiers, se dit-il. Il y avait vu du linge dans les armoires. Ce n’était pas le sien, mais à condition qu’il ne s’agisse pas d’affaires appartenant à Tochiro (le petit ingénieur avait les jambes beaucoup plus courtes que les siennes), alors cela conviendrait bien.
Le doc lui lança « ne venez pas vous plaindre si vous faites une rechute ! » lorsqu’il sortit de l’infirmerie, mais ne se hasarda pas à le poursuivre. Tant mieux.
— Oh t’es guéri, capitaine ? C’est chouette !
— Ieeek ?
Harlock baissa les yeux sur Lydia. La petite fille tenait le pélican par le bout d’une aile et lui adressa un grand sourire. Le volatile portait un foulard rayé noué autour du bec.
— J’me suis bien occupée de ton oiseau pendant que tu étais malade, capitaine ! annonça-t-elle avec fierté. Je lui ai même brossé les plumes !
— Ieeek.
Le pélican semblait de son côté soulagé d’échapper à sa soigneuse. Harlock le trouva plus ébouriffé que d’habitude.
Le trajet de l’infirmerie aux quartiers du capitaine n’était pas très long, mais a priori la totalité de l’équipage s’y était donné rendez-vous. Harlock croisa successivement Loop (« Vous m’avez fait peur, captain ! »), puis Maji (« J’ai remis les moteurs d’aplomb mais c’est un cataplasme sur une jambe de bois »), et enfin Tochiro (« Il faut absolument que tu voies l’ordinateur, c’est incroyable ! »). Tous tenaient à ce qu’il les suive (pour boire un verre, en machine, dans le Cœur), et aucun ne parut se formaliser, ni même remarquer, qu’il se baladait vêtu en tout et pour tout d’une chemise d’hôpital et d’un peignoir.
Heureusement, le pélican savait rappeler à chacun quelles étaient les priorités.
— Ieeek !
Harlock parvint à la porte de ses quartiers avec la sensation qu’il lui manquait une information cruciale. Le contrecoup de sa blessure, supposa-t-il. Il stoppa, fronça les sourcils, s’humecta les lèvres. Quelle blessure ?
Son avant-bras était emmailloté dans un pansement. Il le considéra d’un œil atone, une seconde, deux, cinq, inspira bruyamment puis, soudain fébrile, déroula la bande de gaze d’un geste saccadé.
Sur la peau courait une fine estafilade, rouge et gonflée, violacée sur les bords. Il n’avait pas la moindre idée de la façon dont il l’avait récoltée. Le doc avait dit « alcaloïde ». Avait-il été empoisonné ? Comment ? Par quoi ? Par qui ? Et pourquoi personne n’avait rien évoqué ?
Sa tête tournait un peu. Difficilement. Comme une toupie qui se fraierait un chemin dans du coton.
— Tu te rappelles quelque chose toi, l’oiseau ?
— Ieeek.
Petit veinard.
Quand il posa la main sur la commande de déverrouillage, le temps s’étira avec une lenteur irréelle. Il lui manquait une information. Par qui ?
Des yeux jaunes.
Pourquoi personne n’avait rien évoqué ?
À l’intérieur, l’espace était trop grand, trop vide, trop impersonnel. Harlock s’était installé là depuis trop peu de temps pour y apporter une atmosphère plus chaleureuse. La pièce n’était meublée que d’un unique bureau, une seule chaise. Les rangements étaient intégrés aux murs, les écrans s’escamotaient dans les cloisons. La porte coulissante qui menait à la chambre était presque invisible.
L’espace était vide.
Mais la chaise était occupée.
— Qu’est-ce que… Comment est-ce que tu es entrée ?
Ses souvenirs s’emmêlaient. Des yeux… Pourquoi personne n’en avait parlé ?
Elle était grande et svelte, avec un port altier, des membres graciles, des doigts peut-être un peu trop longs. Elle portait une combinaison vert d’eau drapée de voiles éthérés. Ses cheveux évanescents encadraient l’ovale allongé de son visage d’un halo bleuté.
— Je sais me rendre invisible aux regards, Katz’n. Je me maintiens à la périphérie des perceptions, ainsi ma présence s’efface des mémoires.
Cela n’expliquait pas grand-chose.
— Tu m’as invité à te suivre alors je t’ai suivi, ajouta-t-elle.
D’accord. Harlock se pinça l’arête du nez. D’accord. Elle l’avait donc suivi jusque chez lui après avoir manqué de le tuer d’un coup de griffe. Était-elle venue achever le travail ?
Elle se leva, pencha la tête de côté, redressa ses oreilles elfiques comme un animal curieux.
— J’ai indiqué à ton médecin quelle était la meilleure façon de te soigner.
Sa prononciation était sifflante, les intonations improbables. Ses lèvres étaient presque invisibles sur sa peau albâtre.
Harlock ne voyait pas sa bouche bouger quand elle parlait.
— Pourquoi ne m’a-t-il rien dit ? rétorqua-t-il.
— Il l’a occulté. Ce n’est pas important.
Ce n’est pas important. Oui, il en était convaincu.
La pensée formulée le mit mal à l’aise sans qu’il ne sache pourquoi.
— Je me nomme Miime.
Elle appuya sur le « i » plus qu’il ne fallait, rendant la deuxième syllabe quasi indistincte.
Elle le fixa de ses yeux immenses, ses yeux d’or, ses yeux scintillants. Ses pupilles étaient deux fentes. Son expression avait les relents ataviques de créatures mythiques plus vieilles que le monde. Elle était un peu plus grande que lui, et elle traînait à sa suite une présence plus grande encore, qui s’enroulait autour de lui et emplissait la pièce.
Lorsqu’elle se leva et qu’elle se déplaça vers lui, elle parut sinuer davantage que marcher.
— … et je serai à tes côtés sur le chemin que tu t’es choisi, Harrokku.
Le temps tourbillonna dans les iris jaunes, se perdit dans des promesses d’éternité.
Le silence dura une seconde. Ou plus. Ou moins.
Puis le hululement de l’alarme générale tomba des hauteurs du plafond.
Chapter 13: Segment 12 – Quelle voie prendre ?
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D’emblée, Harlock leva les yeux avant de convenir qu’il n’était pas en mesure de voir à travers le plafond. « Stade d’alerte jaune. Stade d’alerte jaune », l’informa l’alarme.
Certes.
Mais encore ?
Il se mordit la lèvre inférieure tout en cherchant un intercom du regard. Hélas, l’emplacement prévu béait sur de la filasse et des cartes électroniques à nu (encore une installation que Tochiro n’avait pas entièrement finalisée). S’il voulait se renseigner, il devrait se déplacer.
« Je serai à tes côtés… » chuchota-t-on à son oreille. Il recula par réflexe.
Un seul pas.
Un battement de cil.
Il regardait la porte de ses quartiers depuis l’extérieur, debout dans la coursive, tenant dans sa main une écharpe blanche qu’il noua machinalement autour de son cou.
— Ieeek ?
— Me regarde pas comme ça, l’oiseau. Je suis allé jusqu’à la grande armoire au pied de mon lit, j’ai trouvé des vêtements, je me suis habillé, je suis ressorti. Simple.
— Ieeek.
— Bien sûr que si, c’est ce que j’ai fait ! Que veux-tu qu’il se soit passé d’autre ?
Il n’était pas certain du temps qui s’était écoulé, trop court et trop long à la fois. Il n’était pas certain des souvenirs qu’il gardait. La fatigue, se persuada-t-il. Évidemment.
Il portait une combinaison de vol bleu délavé qu’il jugea beaucoup trop banale pour son rôle de capitaine, mais bon… au moins était-ce fonctionnel. Il trouverait de quoi la personnaliser plus tard.
Le chemin vers la passerelle balaya les brumes. Lorsqu’il s’assit, son esprit était clair.
— Au rapport ! ordonna-t-il.
— Content de vous revoir, captain ! l’accueillit Osman avec un sourire radieux.
Le radio reprit aussitôt une expression sérieuse.
— Le drone qu’on a laissé en orbite a détecté une sortie de warp à moins de dix minutes-lumière, captain… On a de la compagnie.
Harlock hocha la tête.
— Noté. Enclenchez les procédures de décollage.
La chasse reprenait. Il aurait été illusoire d’espérer que l’Union lâche l’affaire, comme il aurait été illusoire espérer se cacher sur Adity. Cette planète n’était qu’une étape, il ne l’avait jamais envisagé autrement.
Il fixa les écrans encore vides de données.
— On a une identification ?
— Pas encore, captain. Vous croyez que c’est le commandant Zero ?
Harlock pinça les lèvres. C’était à craindre, oui…
— Ça m’emballe pas trop de devoir lui tirer dessus si c’est lui, captain, ajouta Osman. Je ne suis pas resté longtemps avec lui sur l’Hayabusa, mais c’était un chic type.
Harlock pinça les lèvres plus fort. Ça ne l’emballait pas trop non plus, à vrai dire. Mais qu’y pouvait-il ?
Il soupira.
— Je ne te forcerai pas à te battre si cela va à l’encontre de tes convictions, admit-il. Si mes décisions ne te plaisent pas, tu peux quitter la passerelle. Tu peux même quitter le bord, si tu veux. Je ne retiens personne. Mais je ne leur rendrai jamais le vaisseau.
Osman le dévisagea quelques secondes durant, la bouche tordue dans une grimace pensive, puis détourna les yeux.
— On n’en est pas encore là, capitaine, marmonna-t-il.
Non. Mais ça viendrait. Harlock tapota nerveusement l’accoudoir de son fauteuil. Quelle était la probabilité pour que le nouvel arrivant ne soit pas Warrius ?
« Identification positive », intervint l’IA. « Bâtiment de type croiseur, signature ionique correspondant au Karyu. » Ça viendrait vite. La mine d’Osman s’assombrit.
— Tous systèmes au vert, captain. Paré pour le décollage.
— Okay. On y va.
Tochiro n’était pas là, ce qui signifiait qu’Harlock était seul en passerelle avec Osman (l’oiseau ne comptait pas), mais si l’Arcadia indiquait qu’elle était parée alors autant ne pas la faire attendre, hein…
Sur l’écran tactile qui se déploya à gauche du fauteuil de commandement, une fenêtre encadrée de vert afficha « décollage autorisé » au-dessus d’un rectangle indiquant « confirmation ». Lorsqu’Harlock l’effleura, il sentit sous ses pieds les moteurs changer de régime, et observa autour de lui les consoles inoccupées s’animer et faire défiler leurs paramètres en toute autonomie.
Le vaisseau décolla pour ainsi dire tout seul.
Harlock ne put s’empêcher de s’interroger à ce que l’Arcadia était en mesure de faire d’autre. Le vaisseau nécessitait-il la moindre intervention humaine ?
Il corrigea la trajectoire de quatre point cinq degrés une fois arrivé en orbite. Ce n’était pas vraiment utile, mais il avait besoin de se convaincre qu’il servait malgré tout à quelque chose. L’IA ne parut pas s’en formaliser. « Visiocom subspatiale entrante », l’informa-t-elle. « Provenance : Karyu. » Harlock se raidit. Warrius ?
Warrius.
Warrius ne s’embarrassa pas de préliminaires.
— Harlock. Baisse tes boucliers, coupe tes moteurs et déverrouille tes sas d’abordage.
L’officier arborait un visage fermé sous une casquette de commandant flambant neuve. Ses yeux étaient sombres. Harlock crut y lire des regrets.
Il se demanda ce que Warrius lisait dans les siens.
— Non, répondit-il.
Il n’y avait rien de plus à ajouter.
Warrius attendit quelques secondes en silence. La vidéo ne dévoilait pas grand-chose de son environnement immédiat, mais Harlock doutait qu’il se trouve autre part qu’en passerelle. De combien d’hommes était-il entouré ? Un croiseur, c’était quoi ? Huit cents, neuf cents membres d’équipage ?
Harlock échangea un regard avec Osman. La passerelle de l’Arcadia lui paraissait soudain beaucoup trop vide.
Il ne s’aperçut que la communication avec le Karyu était coupée que quand l’écran principal se colora de glyphes rouges.
— Ils pointent leurs conduites de tir sur nous, captain, statua Osman.
Sa voix était neutre. L’interrogation sous-jacente était limpide. « Ça m’emballe pas trop de devoir lui tirer dessus… » Harlock enfonça ses ongles dans sa paume. La reddition était-elle une option ?
Il se redressa d’un bond lorsqu’une main se posa sur son épaule.
— Dans les déserts de solitude, il est sage de se retirer pour reconstituer ses forces, Katz’n.
Harlock ignorait quand Miime était entrée en passerelle. Cette fille – si toutefois il s’agissait bien d’une « fille » – semblait « se matérialiser » plutôt que « se déplacer ».
Au vu de la réaction d’Osman, au moins n’était-elle pas une hallucination que lui seul pouvait voir. C’était déjà ça, mais pas sûr que cela suffise à s’en réjouir.
— Bon sang ! Qui est cette diablesse et qu’est-ce qu’elle fout là ?
Osman porta la main à son holster tout en prononçant ces mots, puis déglutit lorsque Miime posa ses yeux or sur lui.
— Qu’est-ce que… Qui… Elle… bredouilla-t-il.
Son regard se fit flou.
Harlock grimaça. Il avait invité Miime à le suivre et elle l’avait suivi, et il s’aperçut qu’en réalité il n’en maîtrisait pas vraiment les conséquences. Elle était télépathe, c’était certain, mais qu’est-ce que cela induisait exactement ?
— Elle s’appelle Miime, intervint-il. Elle fait partie de l’équipage et elle nous aidera pour… la navigation.
Il se demanda quelles étaient ses compétences en dehors de « la télépathie ». Était-elle une scientifique ? Une artiste ? Une militaire ? Quelle avait été sa vie sur sa planète avant que l’Union ne la détruise ?
Miime ne le contredit pas. Il eut l’impression qu’elle souriait.
Elle se dirigea vers la console radar et ses cheveux bleutés ondulèrent derrière elle, elle tendit la main au-dessus de l’écran et laissa dans l’air une traînée phosphorescente.
Simultanément, le moteur principal de l’Arcadia gronda.
— Hé, c’est quoi cet appel de puissance ? réagit aussitôt Maji par l’intercom. Captain, le vaisseau n’est plus en état pour encore un éperonnage, ne faites pas de conneries !
« C’est pris en compte, chef », répondit Harlock distraitement. Même sans l’avertissement de Maji, il ne s’y serait de toute façon pas risqué. Il était inconscient, oui. Mais pas suicidaire.
Quoi qu’il en soit, son attention était à présent bien loin des joies de l’éperonnage.
Miime levait le bras vers l’écran tactique. Une trajectoire s’y dessinait. Elle pointait vers les Confins.
Elle stoppait au milieu de l’inconnu.
Miime reporta son regard sur lui. Elle ne cillait pas, remarqua-t-il. Ses yeux étaient deux globes d’or.
Ils brillaient.
Les mots résonnèrent à travers la passerelle comme s’ils surgissaient de partout à la fois.
— Je suis la dernière gardienne du Labyrinthe, Katz’n. Si tu te joues des bras de la Sorcière de l’Espace, alors elle t’accueillera en son sein et nul ne pourra venir t’y défier.
Chapter 14: Segment 13 – Un peu d'enfer
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« Ça m’emballe pas trop de devoir lui tirer dessus… »
L’Arcadia s’arrachait à son orbite de toute la puissance de ses moteurs, et Harlock fixait toujours l’écran tactique sans parvenir à résoudre son dilemme.
Le Karyu.
Warrius.
Tirer.
Devait-il tirer ?
« Fenêtre de warp en attente d’ouverture. »
Harlock tressaillit. L’IA poursuivait sa propre logique, sans qu’il soit possible de déterminer s’il s’agissait de sa programmation native ou si les ordres avaient été donnés par Tochiro… ou par quelqu’un d’autre.
— Harrokku… Ta fuite ne sera pas une défaite. Si tu vas de l’avant, tu écriras ta légende.
Miime ne le quittait pas des yeux. Ses lèvres n’avaient pas bougé. Mais les mots venaient d’elle, sans l’ombre d’un doute.
Harlock se força à soutenir son regard. Dans les iris immenses, des volutes de nacre et d’or virevoltaient en une danse hypnotique. Harrokku… Où voulait-elle l’entraîner ? se demanda-t-il. Elle avait parlé de sorcière, elle avait parlé de labyrinthe. Elle avait parlé d’un refuge.
Il avait besoin d’un refuge.
Il cilla. Un refuge. Cette idée était son idée, c’était une évidence, et pourtant… Il s’obligea à inspirer, à vider son esprit, à détacher chacune de ses pensées les unes après les autres. Cette idée était son idée.
Miime esquissa un sourire. Il frissonna.
Il avait besoin d’un refuge mais il ne s’y précipiterait pas sans réfléchir, se promit-il. Et le warp… n’était pas la solution. La fenêtre hyperspatiale se générerait en portée des missiles du Karyu, et Warrius leur avait déjà prouvé qu’il était homme à saisir une telle occasion. Un saut maintenant les mènerait à leur perte.
— Systèmes d’armes au paré à manœuvrer, annonça Osman.
Le visage du radio était un masque impénétrable.
S’il engageait le combat, il perdrait la confiance d’Osman, pressentit Harlock. Et s’il n’engageait pas le combat, il perdrait tout court.
Harlock serra les dents. Non. Il ne perdrait pas. Ni la confiance de son équipage, ni son vaisseau, ni rien du tout. Lorsqu’il se battait, il gagnait.
Mais rien, absolument rien, ne l’obligeait à se battre selon les règles.
— Tir de barrage ! ordonna-t-il. Je veux un rideau dans l’axe du Karyu, distance neuf cinq !
« Aucun contact détecté à la position », répondit l’IA. « Confirmez. »
Oui, il confirmait. Harlock acquitta la commande sur son panneau de contrôle. L’ordinateur de l’Arcadia possédait peut-être une autonomie hors du commun, par contre en tactique il était vraiment nul !
Il se reconfigurait rapidement, ceci dit.
La passerelle se teinta d’éclairs orangés lorsque les tourelles latérales entrèrent en action.
« Karyu perdu radar. »
C’était le but. La densité du tir brouillait les senseurs, et s’ils ne voyaient plus le croiseur, alors l’inverse était vrai aussi.
Et si le Karyu n’était plus en mesure de les accrocher avec ses conduites de tir, alors il ne serait pas en mesure de tirer. Bien sûr, un missile en trajectoire de contournement saurait pallier la cécité du croiseur, mais cela donnait à Harlock le temps qui lui manquait.
Il vira de bord pour se maintenir dans le cône de brouillage. Il pouvait même gagner quelques secondes supplémentaires.
— Est-ce qu’on a des leurres ? Lancez-les ! Saturez-moi ses radars, il ne faut pas qu’ils puissent détecter le warp !
Enfin… Ils le verraient sûrement (c’était très signant en énergie, une fenêtre d’hyperespace), mais l’essentiel était qu’ils ne sachent pas les viser.
— Je m’en occupe, Katz’n.
Miimee se déplaça vers le poste de l’artilleur et activa la console sans montrer la moindre hésitation – et sans vraiment la toucher. Comment connaissait-elle ce matériel ? s’interrogea Harlock. La pensée le dérangea le temps d’un clignement de paupière, puis s’envola. En réalité, que ce soit elle, Osman ou l’IA, peu importait.
Trois leurres quittèrent le bord en crachant des parasites électromagnétiques dans leur sillage.
Harlock posa la main sur le levier de puissance des moteurs.
— Attention pour passage en warp !
Il égrena mentalement les secondes pour donner aux leurres le temps de s’éloigner de l’Arcadia et de couvrir leur saut avec un maximum d’efficacité. Trois, deux, un…
Warp.
Harlock ferma les yeux au moment de la bascule. Si un missile les frappait à nouveau lors de la dématérialisation, l’Arcadia avait peu de chances d’en réchapper.
« Séquence warp stabilisée. Fin de saut dans onze minutes. Durée de trajet totale : vingt heures et quatre minutes. »
Harlock aspira une goulée d’air, fit jouer les muscles de son cou. Ses épaules étaient raides de tension réprimée.
— Ils vont nous suivre, dit Osman.
Bien sûr. Harlock haussa les épaules et affecta la désinvolture.
— Ils sont moins rapides que nous.
Ils suivraient parce que les moteurs hyperspatiaux laissaient derrière eux des traces ioniques qu’il était possible de pister. Ils suivraient parce que Warrius ne lâcherait pas.
Harlock scruta la trajectoire programmée avec une détermination farouche. Ils suivraient. Et il les sèmerait.
… Et c’était quoi cette icône écarlate en roue dentée, pile sur leur point d’arrivée ?
Osman tapotait sur son clavier avec une moue désabusée.
— On fonce droit sur Hadès, captain. Zone SSX99. Les Enfers.
—
Les Enfers. Harlock avait jugé que l’équipage ne pouvait pas rester sans le savoir.
Tandis que l’Arcadia poursuivait sa course un saut warp après l’autre, tout le monde s’était rassemblé en passerelle. Enfin… « Le monde », c’était un bien grand mot, songea Harlock avec amertume. Tochiro, Osman, Maji et trois mécaniciens, Loop et son collègue pilote, le doc… Dix en le comptant lui. Onze s’il incluait Lydia, qui suçotait son pouce sans les bras de son grand-père.
Douze avec le pélican.
— Je ne comprends toujours pas ce que cette sale bête fout à bord, grogna quelqu’un.
Ça venait du groupe de mécanos. Harlock ne releva pas – à quoi bon ? Le pélican se plaisait ici (et il avait probablement exploré davantage de coursives que n’importe qui d’autre, excepté peut-être Tochiro), Harlock n’avait pas la moindre intention de le jeter dehors, et le vaisseau était suffisamment grand pour que chacun s’y ménage son propre îlot de quiétude. Surtout à douze.
Harlock se retint de lever les yeux au plafond. Le problème était inverse, à vrai dire : tant que l’équipage restait aussi réduit, ils avaient plus de risques de se perdre dans le foisonnement de locaux techniques que de se marcher dessus faute de place.
À l’heure actuelle, il fallait toutefois avouer que ces histoires de cohabitation étaient le cadet de ses soucis.
— Mon peuple la nomme « Völva », la Sorcière, disait Miime. Elle s’étend à travers l’espace sur presque cinquante mille veier.
La carte tridi affichait… pas grand-chose. Cela ressemblait à une sphère d’accrétion monstrueuse, avec des excroissances anarchiques qui se déployaient en spirale. La résolution de l’image était exécrable.
— C’est un trou noir binaire de classe stellaire, précisa Tochiro. Son influence se ressent sur un rayon de deux cent cinquante mille kilomètres, avec des irrégularités causées par les vagues gravitationnelles. L’analyse spectrale et les calculs de masse permettent de théoriser avec une relativement bonne précision les…
— Au diable la théorie ! coupa Maji. N’importe quel vieux briscard de l’espace connaît Hadès ! Les limites de la zone de danger ont été cartographiées, mais tous ceux qui se sont risqués à l’intérieur n’en sont jamais revenus !
— Cette saloperie piège tout ce qui passe à proximité, renchérit Loop. ‘paraît que c’est un cimetière d’épaves, là-dedans…
Il paraissait, oui. Harlock avait entendu les histoires lui aussi. Des stations entières s’étaient perdues corps et biens dans ce quadrant. « On raconte qu’elles errent sans fin dans l’espace au-delà de la Bordure Extérieure… » Il y avait cru. Il y croyait toujours.
Miime attendit sans bouger que la conversation meure d’elle-même. Personne ne semblait perturbé par sa présence. C’était comme si elle avait toujours été là.
— Je sais le chemin jusqu’aux Portes, reprit-elle enfin. Je vous mènerai à travers le souffle d’Iormun, ainsi vous pourrez accéder au centre du Monde.
Silence. Les paroles de Miime résonnaient comme une prophétie morbide. C’est soit une opportunité inespérée, soit le piège d’une naufrageuse, songea Harlock. Il croisa les bras.
— Et que trouverai-je, à l’arrivée ?
— Ta forteresse, Katz’n. Tu trouveras ta forteresse.
Chapter 15: Segment 14 – Franchir les portes
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Il y avait eu un bref débat. Curieusement, personne n’avait émis d’objection à l’idée « d’aller voir ». Peut-être se sentaient-ils désespérés au point de n’avoir plus rien à perdre. Peut-être Miime les avait-elle subjugués.
Peut-être croyaient-ils en lui.
« Entrée dans la zone d’influence de la singularité dans trois minutes. »
Harlock s’assombrit. Peut-être croyaient-ils en lui, se répéta-t-il. Il avait dit « je saurai naviguer dans des turbulences spatiales, on peut toujours s’approcher au maximum pour vérifier la présence ou non d’un passage », et son affirmation n’avait pas rencontré d’opposition. Ils le jugeaient capable de se jouer des courants de marée d’un trou noir binaire. Ils avaient sûrement raison.
— T’en penses quoi, l’oiseau ?
— Ieeek.
Harlock gonfla ses poumons d’air. Il pouvait se prévaloir de prouesses en pilotage, évidemment, mais le défi qui l’attendait ne serait-il pas le défi de trop ?
— Ieeek, réitéra le pélican.
Le volatile cogna son bec contre le mollet d’Harlock puis, de sa démarche chaloupée, s’installa sur le fauteuil de commandement comme si celui-ci lui appartenait. « Ieeek », asséna-t-il encore.
Harlock modifia la position de ses mains sur la barre. Ses paumes étaient moites.
« Attention pour sortie de warp au top… Top ! »
L’Arcadia se rematérialisa sur une trajectoire tangentielle. Sur l’écran tactique, la projection de route s’infléchissait pour épouser les courbes de la Sorcière de l’espace. Les caméras extérieures n’affichaient rien d’extraordinaire (essentiellement l’intense noir du vide, entrecoupé çà et là de voiles brumeux à peine perceptibles), mais les scans hors du domaine visible révélaient un tout autre spectacle : masse bouillonnante dans l’infrarouge, parcourue de vagues puissantes en ultraviolet, agitée de soubresauts électromagnétiques sur le radar…
— Le point d’entrée se situe au trois un huit pour un quatre négatif, distance deux point deux, annonça Miime.
Elle avait pris la place d’Osman, qui s’était rabattu sur un poste vacant (ils étaient nombreux) avec un air malheureux.
— Les senseurs confirment la présence d’une trouée, approuva Tochiro. Mais ça va quand même secouer drôlement !
Le petit ingénieur était installé comme à son habitude dans la fosse à l’avant de la passerelle, à l’aplomb des vitres en plexiverre blindé. Il tapait frénétiquement sur le clavier de son pupitre commande des moteurs-contrôle de la navigation-radars-sonars-lidars-systèmes d’armes (Harlock ne savait pas quelle fonction il s’était attribué exactement) – toutes les consoles paraissaient interchangeables, pour être honnête.
Il hocha la tête machinalement avant de s’apercevoir que, vu la configuration de la passerelle, tout le monde lui tournait le dos. Je pourrais me mettre en tutu que personne ne le remarquerait, s’amusa-t-il.
Il se campa devant la barre, jambes écartées, dans une posture digne des meilleurs duellistes de westerns.
— À tous, accrochez-vous à vos sièges, il va y avoir du sport !
— Je vous interdis d’éperonner quoi que ce soit ! enragea Maji en retour depuis les profondeurs des machines.
Mmh. C’était bien parti pour devenir une blague récurrente, semblait-il. Harlock empoigna la barre avec un sourire conquérant. Il pourrait s’en accommoder.
« Attention. Entrée dans la zone d’influence imminente. »
Trois, deux, un… Virage bâbord.
« Perturbation significative des capacités de détection sur l’avant. »
Le spectre visible ne rendait pas justice à leur arrivée.
— Il y a moyen de projeter les enregistrements IR en holo sur les vitres ? demanda Harlock.
Tochiro leva le pouce sans se retourner. Il y avait moyen.
— Putain de bordel de dieu de merde, murmura Osman.
Au moins il n’y avait plus aucun doute sur l’endroit dans lequel ils plongeaient. La « trouée » vers laquelle les avait conduits Miime était cerclée d’une arche de feu. Derrière s’ouvrait un tunnel zébré d’éclairs, un vortex tapissé de flammes, qui vomissait des langues incandescentes telle la gueule ouverte d’un volcan.
Les Enfers.
Un aller simple vers la mort.
Un défi.
Malgré lui, malgré le danger évident, Harlock sourit. Alors ceci, c’était un passage ? Ceci, c’était un défi ? Ceci, c’était « le » défi ? Très bien. Il aimait ça, les défis. Il avait toujours aimé ça.
— Je prends la navigation en manuel ! lança-t-il. Attention, début de manœuvre !
L’Arcadia trembla lorsque sa proue encaissa une première salve d’éclairs. Harlock accusa le choc. Il l’avait prévu. La trajectoire ne dévia pas.
« Surcharge. Surcharge. Mise en sécurité des systèmes. »
Des alarmes sur divers tons retentirent à travers la passerelle. Çà et là, des écrans disjonctaient avec des claquements secs. Certains, moins bien protégés sûrement, lâchaient des gerbes sporadiques d’étincelles.
— Harlock, on perd de la puissance ! Le bouclier ne compense pas les vagues, toute l’énergie est drainée par des polarisations inverses !
Le vaisseau trembla à nouveau, malmené par les décharges électromagnétiques incessantes. Cette fois-ci, Harlock contra la gîte avec peine, et il évita de justesse à l’aileron supérieur d’entrer en collision avec la paroi du vortex.
— On ne va pas tenir ! Il faut faire demi-tour !
Était-ce Tochiro ? Maji ? Harlock n’aurait su le dire. L’Arcadia roulait à présent bord sur bord, et il luttait de toutes ses forces pour la maintenir dans l’axe. « Surcharge. Surcharge », répétait l’IA. Les consoles s’éteignaient les unes après les autres.
— On ne va pas tenir ! On ne va pas tenir !
Devait-il faire demi-tour ? Sur l’avant, la projection holo tressauta, s’estompa, disparut. La nuit était d’encre et les pièges désormais invisibles. Sans l’aide des senseurs, saurait-il s’orienter ?
— Suis le Chemin, Harrokku. Le Chemin mène aux Portes. Les Portes s’ouvrent au Monde.
Miime… Elle avait quitté son poste et s’était placée derrière lui, sa voix n’était qu’un souffle mais elle… Harlock sentit les poils de sa nuque se hérisser. Ses oreilles étaient saturées des cris d’Osman, de Tochiro, des appels de Maji, mais la voix de Miime vibrait dans ses os. « Suis le Chemin… » Les alarmes n’existaient plus. « Le Chemin mène aux Portes… » Les Portes étaient devant. Face à lui. Légèrement sur tribord. Assiette négative. Les yeux écarquillés, Harlock corrigea sa route comme un automate, enroulant des méandres absents des écrans et que pourtant, au fond de son esprit, il savait être là. Deux degrés gauche. Cinq degrés droite. Tribord. Encore tribord. Cabrer. Le Chemin mène aux Portes.
La main de Miime était une caresse le long de ses omoplates, une pression presque imperceptible sur son épaule. Le Chemin.
Les Portes.
L’Arcadia ne tremblait plus.
— Par les couilles du Grand Cornu…
Qui jurait ainsi ? Ce n’était pas la voix d’Osman. Peut-être le pilote, là… Loop ?
La passerelle était baignée de chatoiements bleutés.
Harlock plissa les paupières. Les senseurs restaient muets, mais par-delà les vitres en plexiblindage le vide spatial ne l’était plus.
— Les Portes s’ouvrent au Monde, murmura Miime.
Ce n’était qu’un agglomérat de roches, une formation naturelle causée par la convergence des courants de marée, mais les forces contraires qui tourbillonnaient en ces lieux y avaient façonné d’étranges arabesques que les jets relativistes habillaient de reflets cyan.
Un bloc massif, fendu en deux, tendait vers eux des excroissances crochues tels les doigts de mains gigantesques ouvertes en signe d’invitation.
C’est là.
Il savait.
Miime baissa ses longs cils sur ses yeux de mica. Lorsqu’elle pencha la tête de côté, une mèche de ses cheveux vint s’enrouler autour des jambes d’Harlock d’un mouvement qui était presque naturel.
« … et le Monde s’ouvre à toi, Harrokku… » Elle n’avait pas parlé, il ne l’avait pas vraiment entendu, et le vent coulis qui remonta le long de sa colonne vertébrale généra dans son esprit des images qu’il ne parvint pas à déchiffrer. Cela… spiralait. L’espace d’un instant, il se sentit immortel.
Un tic nerveux crispa le coin de ses lèvres. Miime communiquait par télépathie, d’accord. Les effets… Il s’y habituerait. Sûrement.
Devant la proue, les Portes étaient ouvertes pour lui.
Chapter 16: Segment 15 – Des nuages noirs
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Derrière la poupe, le passage paraissait dérisoire, perdu au milieu d’un chaos minéral, entouré de rocs tous différents, tous identiques.
— Balise larguée ! Test de réception… vert ! Liaison opérationnelle !
Tochiro ne perdait pas le nord. Harlock l’observa déployer un chapelet de drones et de balises de localisation qu’il positionna aux abords des Portes tout en marmonnant des équations absconses et des calculs de probabilités. Puis, au bout d’une poignée de minutes d’incantations mathématiques, le petit ingénieur se retourna vers lui avec le plus large de ses sourires.
— Et voilà ! triompha-t-il. Aucun risque qu’on se perde au retour !
L’enthousiasme indéboulonnable de Tochiro était un îlot de lumière dans un océan de ténèbres.
Harlock se passa la main sur le visage. Les ombres tapies à la périphérie de son champ de vision étaient plus sombres qu’à l’accoutumée. Certaines d’entre elles ondulaient au même rythme que les cheveux de Miime.
— Ieeek ?
Harlock secoua la tête.
— Il faut… commença-t-il.
Il faut suivre le Chemin.
Le Chemin restait gravé en lui. Une route, des distances, des points de repère. Une destination. Chevauche le vent, plonge dans le courant. Vogue et tournoie, ainsi est la voie.
Miime avait disparu.
Le grondement des moteurs devint un ronronnement ténu.
L’Arcadia glissait sur son erre. Sa vitesse relative affichait une valeur qui atteignait presque le double de sa vitesse réelle.
— On est pris dans le flux d’un talweg, informa Tochiro. Ça nous entraîne vers le centre de la singularité.
Ce n’est pas un problème. Harlock secoua la tête à nouveau. La pensée était sienne. Bien sûr.
— C’est là qu’on va, dit-il.
— Difficile de faire autrement, captain… marmonna Osman d’un ton mi-moqueur, mi-fataliste.
Tochiro ne semblait quant à lui pas inquiet outre mesure.
— Il faudra utiliser les effets de bord pour contrer plus efficacement quand on voudra faire demi-tour, mais dans tous les cas je peux t’affirmer que l’Arcadia possède ce qu’il faut en termes de puissance moteur, Harlock !
Bon ben c’était parfait, alors…
Harlock reprit sa place derrière la barre. La plupart des écrans et des panneaux tactiques de la passerelle s’étaient rallumés. Ainsi est la voie.
La projection holo dévoila un canyon, un torrent, des tourbillons. Les décharges électromagnétiques mouraient sur les berges du talweg, mais la proximité du trou noir créait d’autres pièges tout aussi dangereux. « Perception d’anomalies gravitationnelles », annonça l’IA. Harlock étudia les relevés. Il… le savait déjà, constata-t-il. Il modifiait sa trajectoire quelques secondes avant que les calculateurs du bord ne proposent les mêmes routes d’évitement.
Personne ne lui fit de remarques. Sur un virage particulièrement bien anticipé, Harlock nota le regard mêlé d’admiration et de défiance que lui lança Osman à la dérobée. Il se demanda ce que le radio en pensait.
Il se demanda ce que le reste de l’équipage en pensait.
« Perception d’anomalies temporelles », poursuivait l’IA. « Détection de bulles quantiques, perturbations localisées du temps relativiste. »
L’Arcadia enroulait le trou noir en sens horaire, portée par le courant de marée, de plus en plus proche à chaque cercle bouclé.
— Rassurez-moi captain, vous n’avez pas l’intention de plonger dedans ?
Loop s’inquiétait. Et Osman attendait la réponse avec une curiosité mâtinée d’angoisse.
Harlock haussa les épaules. Bien sûr que non. Une fois l’horizon des événements franchi, rien ni personne ne ressortait jamais d’un trou noir. Tout le monde savait ça.
— Il y a un havre dans l’ombre morte du système binaire, répondit-il.
Non pas qu’il sache de quoi il s’agissait, ni qu’il ait réellement compris ce qu’il venait de dire mais… c’était ainsi.
— Je détecte une zone de calme plat en aval de la confluence des deux principaux jets plasmiques, confirma Tochiro. Elle est suffisamment étendue pour que l’Arcadia y soit abritée des vagues gravitationnelles et des éruptions quantiques.
Harlock ne comprenait pas davantage l’explication fournie par petit ingénieur, toutefois l’intervention le rasséréna : il y avait un refuge, là-bas… Ta forteresse, Harrokku… Miime était une énigme ambulante, mais ses prédictions sibyllines se révélaient in fine de bon conseil.
Il s’avança vers le centre de la passerelle, vers les vitres blindées, vers l’espace chatoyant d’aurores stellaires. Les ombres dansaient, dehors et dedans.
— Dernière étape ! avertit-il. Tenez vos postes, le mouillage est pour bientôt !
Et mieux valait ne pas songer à l’éventualité qu’un mouillage soit impossible. La navigation avait été éprouvante pour tout le monde. Il leur fallait du repos, et il le leur fallait avant de quitter cet endroit. Ta forteresse… Miime. Qu’avait-elle cherché à lui dire ?
Harlock se massa les arcades sourcilières, s’aperçut qu’on l’observait, s’interrompit. Arrête ça, tu es le capitaine, se morigéna-t-il. Il ne devait pas montrer ses doutes, il ne devait pas montrer sa fatigue. L’équipage le regardait, présentement, continûment, et l’équipage attendait qu’il soit fort. Il serra le poing. Il le serait.
— Détection radar sur l’avant, fit Loop.
Loop était au radar, maintenant ? Qu’est-ce qu’il foutait, Osman ?
Harlock répondit « bien » parce qu’il fallait bien répondre quelque chose, puis il se concentra sur le panneau tactique principal, qui s’étalait au-dessus des vitres sur toute la largeur de la passerelle. Alors… La partie droite était éteinte. Le centre affichait une trajectoire « optimisée » qu’il s’obstinait à ne pas respecter. La gauche était couverte d’histogrammes, de sinusoïdes mouvantes et de symboles géométriques colorés qui habillaient une recopie grand format du scope radar.
Harlock plissa le front. Houlà. S’il en jugeait l’écran, c’était très encombré, là-devant.
— On a une image exploitable en visuel ?
— Que dalle, captain ! répondit aussitôt Loop. J’sais pas ce qui interfère, mais c’est noir comme dans le cul d’un ours !
— Des nuages post-relativistes dus au croisement des jets, précisa Tochiro. Ils absorbent les photons, mais on peut les traverser sans danger.
Tout allait bien, donc.
Harlock pénétra la barrière nuageuse avec une pointe d’appréhension. Derrière le rideau opaque, les échos radars ne se dévoileraient qu’à la dernière seconde. Quels étaient-ils ? Des astéroïdes, vestiges d’un système planétaire broyé par les forces du trou noir ? Des rats bleus causés par les bulles gravitationnelles ? Il donna un coup de barre par réflexe lorsque l’Arcadia émergea de la brume noire. « Ka-clang », résonna la coque.
— Je ne l’ai pas éperonné, chef ! lança-t-il à l’intercom. C’est lui qui s’est jeté sous mes ailes !
L’épave s’éloigna de l’Arcadia en tourbillonnant, entraînant dans son sillage une myriade de débris rouillés.
— Fais gaffe, prévint Tochiro. Il y en a une autre.
Pas « une », corrigea Harlock in petto quand le panneau tactique central afficha la compilation des enregistrements optiques désormais disponibles. Des dizaines. Des centaines d’autres. Des épaves de vaisseaux de toutes tailles, de toutes formes, des roues à centrifugation datant des premiers âges du voyage interstellaire, une soucoupe flanquée de ses deux nacelles hyperspatiales, des cylindres d’exploration…
Un cimetière spatial.
— Le trou noir agit comme un aimant, expliqua Tochiro. C’est d’autant plus marqué qu’il est binaire et en rotation rapide. La taille de son disque d’accrétion et son isolement dans ce quadrant doivent encore amplifier le phénomène.
Une fois piégés par les vortex qui bordaient la zone d’influence, les vaisseaux finissaient par échouer ici, dans ce cul-de-sac abrité des courants de marée et des tempêtes magnétiques.
Combien d’aventuriers trop téméraires, combien de cartographes malchanceux, combien de naufragés involontaires ? Et surtout, combien avaient survécu à leur passage ?
La plupart des épaves étaient éventrées, décapitées, voire n’étaient plus que des morceaux de tôle tordus, mais quelques-unes paraissaient encore intègres.
— Des signes de vie, à l’extérieur ?
Silence.
Le bip-bip du bioscan porta, durant une fraction de seconde, un espoir infime.
— Négatif, répondit finalement Tochiro.
Harlock pinça les lèvres. Ils seraient donc les premiers à survivre, se promit-il.
À cet instant précis, la radio s’anima.
— Attention. Vous entrez dans une zone interdite. Faites immédiatement demi-tour, il n’y aura pas d’autre sommation !
Chapter 17: Segment 16 – Surf ! Surf ! Surf !
Chapter Text
La menace fut suivie d’un blanc durant lequel l’Arcadia poursuivit sa trajectoire en ligne droite, et qui se serait à coup sûr éternisé si les alarmes du radar d’interception ne s’étaient pas brutalement activées.
— Missiles ! cria Tochiro. Trois… non, quatre mobiles, route d’approche directe !
Quoi ? Harlock amorça un virage sec et une manœuvre d’évitement classique tandis que Tochiro déployait la panoplie de contre-mesures automatiques, brouillage et tirs d’autodéfense. D’où sortent-ils ?
— Deuxième vague ! Quatre à nouveau, schéma d’encerclement !
— C’est ça que tu appelles « pas de signes de vie », Tochiro ?
Malgré la multiplication des petits triangles rouges sur les panneaux tactiques, Tochiro prit le temps de venir se planter face à la barre et de pointer un doigt péremptoire vers lui.
— Pas de signes de vie, Harlock ! Le bioscan est formel !
Le petit ingénieur ponctua sa phrase d’une moue boudeuse avant de rejoindre sa place en grommelant.
— … un bioscan ça détecte le bio et y’a rien de bio dans des missiles, hein…
Non en effet, mais quelqu’un devait bien les avoir lancés ces missiles, non ? Aux dernières nouvelles, les missiles envoyaient rarement des sommations verbales par radio !
Harlock retint toutefois son sarcasme. Ç’aurait été de mauvaise foi, il le savait : une voix n’impliquait pas forcément qu’il y ait un être vivant derrière, et une IA bien programmée pouvait tout à fait activer un système de défense en autonomie.
Enfin… IA ou non, s’ils voulaient progresser en toute tranquillité, plus que les missiles c’était le centre de commande qu’il leur fallait détruire. Et parmi toutes ces épaves, ça ne serait pas une sinécure !
Harlock fit jouer sa langue entre ses dents. De la méthode, songea-t-il. Prenons donc du recul.
— On va s’abriter derrière cette petite lune, là-bas.
Il s’aligna sur un cap convergent. C’était une erreur.
— Nouvelle salve ! cria aussitôt Tochiro. Deux fois huit, trajectoires de saturation !… Ils nous barrent la route, Harlock !
Merde. Reculer revenait à admettre un défaut d’appréciation de sa part, mais seize missiles, plus les… (il vérifia rapidement sur les écrans) cinq toujours en course issus des deux premières salves, c’était beaucoup !
« Attention. La saturation des capacités d’autodéfense est probable à quatre-vingt-huit pour cent », confirma l’ordinateur principal. Se reconfigurer ? Il n’en aurait jamais le temps. On va s’abriter derrière cette petite lune, là-bas… Harlock serra les mâchoires.
— Augmentez la vitesse ! ordonna-t-il. Préchauffage warp, zéro point sept !
Loop et Osman réagirent en même temps. « Quoi ?! »
— Captain, vous ne pouvez pas sauter ici, c’est de la folie ! ajouta Loop.
Harlock dévoila ses dents en un rictus carnassier. Oui, il savait. L’hypersespace s’écrasait sur lui-même près des trous noirs et était en conséquence inaccessible. En revanche, l’impulsion de vitesse nécessaire avant le saut restait, elle, tout à fait utilisable…
— Pas besoin de sauter ! répliqua-t-il. Je veux juste accélérer !
Osman le fixa d’un œil atone, mais le regard de Loop s’éclaira.
— Par les burnes de ma grand-mère, captain ! Vous êtes encore plus dingue que moi comme pilote !
Ce n’était pas un reproche, loin de là, en témoignait la moue navrée qu’Osman leur adressa à tous les deux. Harlock n’en avait cure.
— Loop, tu gères la stabilisation en latéral, je m’occupe du reste ! ordonna-t-il.
— Aye aye, captain ! C’est parti !
Harlock inspira. « Le reste », c’était ni plus ni moins que de tenir le vaisseau à la limite de la dématérialisation hyperspatiale. Trop vite, et ils ouvriraient une fenêtre warp (et dans le meilleur des cas ils seraient instantanément broyés par le trou noir). Trop lent, et les missiles les atteindraient.
— Préchauffage à zéro point sept ! Distorsion warp amorcée !
La luminosité s’altéra vers le spectre bleu-vert caractéristique préalable à une fenêtre de saut. À l’extérieur, l’espace conventionnel se plissa d’ondes concentriques, pareilles aux cercles causés par une pierre jetée dans l’eau.
Coup d’œil aux écrans tactiques : trois missiles avaient disparu. Il en restait encore trop.
Harlock posa la main sur le variateur de puissance, garda l’autre fermement agrippée à la barre. Zéro point sept, point sept un, point sept deux, point sept trois… Trop vite et ils seraient broyés. Trop lent… Il bloqua sa respiration, s’efforça de « ressentir » l’Arcadia.
Le vaisseau vibrait sous ses pieds. Encore. Point sept quatre, point sept cinq…
Embardée.
— Le propulseur d’étrave ne suffit pas à compenser, captain ! hurla Loop par-dessus la cacophonie des alarmes.
Harlock crispa ses doigts sur la barre. Le gouvernail ne lui serait d’aucune aide. Il le bloqua dans l’axe, se concentra sur le variateur de puissance, décorréla les moteurs. S’il contrait trop fort, la vague warp les déborderait.
Point sept cinq tribord, point sept quatre bâbord, point sept trois bâbord…
L’Arcadia se redressa.
Harlock essuya d’un geste saccadé une goutte de sueur qui perlait sur son front.
Moins cinq missiles.
Il surfait sur la crête du warp, en équilibre à l’ouvert de la distorsion, trop rapide pour tenir la cohérence de l’espace conventionnel, pas assez pour se dématérialiser totalement.
Deux missiles les traversèrent de part en part, les doublèrent, furent happés par le warp.
Quatre autres se désagrégèrent en fumerolles bleuâtres.
Les yeux de Miime brillaient.
Il surfait, ajustant les moteurs avec une précision dont il ne se serait pas cru capable, épousant les ondulations hyperspatiales, se jouant des courants. Son cœur tambourinait dans sa poitrine, son sang battait à ses tempes, chaque respiration asséchait sa bouche.
Moins deux.
— Tous mobiles ennemis détruits, captain ! Les abords sont clairs !
La lune était proche. Harlock relâcha une expiration soulagée. S’ils parvenaient à s’abriter dans son cône d’ombre, ils seraient plus à même de contrer d’autres attaques.
— Machines, découplez les moteurs warp ! On reprend la navigation en conventionnel !
Les compensateurs inertiels gémirent lorsque l’Arcadia changea de régime. Le grincement aigu se répercuta dans tout le vaisseau comme si un conducteur fou se complaisait à martyriser une pédale de frein géante. L’image était amusante, bien que totalement fausse. En réalité, en l’absence de frottements atmosphériques l’Arcadia poursuivait sur son erre à une vitesse quasi-équivalente, mais l’arrêt des générateurs warp et des phénomènes optiques afférents donnait l’impression d’avoir stoppé sur place – une illusion qu’Harlock maîtrisait et qu’il prit garde à ne pas sous-estimer (la distance de son objectif se réduisait vite).
— La radio proteste toujours, captain, l’informa Osman tout en basculant la diffusion sur les haut-parleurs de la passerelle.
« Vous avez pénétré dans une zone interdite. Vous avez pénétré dans une zone interdite. » Le message tournait en boucle et corroborait l’hypothèse d’une IA. En revanche, le fait que l’Arcadia se trouve toujours dans cette zone interdite était ennuyeux. Harlock avait espéré la dépasser avec son bond en vitesse et ainsi être en mesure de mieux cibler le point d’origine. Ce n’était pas le cas. « Vous avez pénétré dans une zone interdite. »
— Illumination conduite de tir ! avertit Loop. Les fréquences correspondent à des dispositifs à courte portée !
Pire, il avait soudain l’horrible intuition qu’il s’était rapproché du danger.
— Boucliers, puissance maximale !
Derrière la lune il profiterait en sus d’un bouclier physique, se répéta-t-il. Il aurait un répit. Il pourrait élaborer un plan d’action. Derrière la lune…
« Vous avez pénétré dans une zone interdite. »
Les capteurs optiques, bien que malmenés par les perturbations quantiques du trou noir, parvenaient à leur fournir davantage de détails. Des aspérités, des formes régulières, des reflets métallisés… Sur la surface bosselée, le zoom numérique discerna une inscription. « M-1 ». Harlock sentit son esprit se glacer.
« Vous avez pénétré dans une zone interdite. »
Il avait espéré trouver un abri derrière la lune.
Ce n’était pas une lune.
Chapter 18: Segment 17 – M-1
Chapter Text
— Ce n’est pas une lune, énonça Osman d’une voix qui semblait vouloir conjurer le mauvais sort.
Non en effet. Harlock amorça une courbe tandis que l’ordinateur de l’Arcadia égrenait une liste de caractéristiques techniques. « Structure creuse de cent soixante kilomètres de diamètre, installations d’amarrage en surface, possibles docks internes en position quatre huit huit, pas de détection d’atmosphère. » Une station spatiale.
— « M-1 », épelait Tochiro. Se peut-il qu’il s’agisse de la première des Marigen ?
Les « type Marigen » étaient des stations autonomes de grande taille, capable de fonctionner en autarcie complète, et dont le nom était dérivé d’un acronyme signifiant « Matrice auto-régénératrice indigène ». Véritables gouffres financiers à la construction, peu d’entre elles avaient été mises en service, d’autant que leur longévité n’avait pas été à hauteur des espérances initiales. Le projet, vieux de deux siècles, avait été progressivement abandonné au profit de constructions moins ambitieuses. Seules M-5 et M-9 existaient toujours, par ailleurs dans un état de décrépitude avancé. M-6 à 8 avaient été démantelées, M-4 avait explosé en orbite, M-3 avait été déclarée insalubre et évacuée. Personne n’avait jamais retrouvé M-1 et M-2.
« On raconte qu’elles errent sans fin dans l’espace au-delà de la Bordure Extérieure… » Harlock y avait cru. À présent, il lisait et il relisait les immenses lettres peintes en blanc toujours visibles malgré les vicissitudes du temps, et il peinait à y croire.
« Vous avez pénétré dans une zone interdite. Vous avez pénétré dans une zone interdite. » La station diffusait toujours son avertissement. Les alarmes de la passerelle signalaient toujours les conduites de tir braquées sur eux.
— C’est étonnant que les défenses courte portée n’aient pas déjà ouvert le feu, statua Tochiro.
Oui ben ils n’allaient pas s’en plaindre non plus, hein…
Loop balaya la phrase de la main.
— Ce machin n’est qu’une épave, les systèmes doivent être HS !
Harlock tordit sa bouche de côté, peu convaincu. Une épave dont l’IA fonctionnait toujours et qui leur avait balancé une flopée de missiles. Difficile de croire qu’elle n’ait plus rien en réserve.
Il s’accouda à la barre, tapota distraitement le bois. Il ne serait pas tranquille s’il conservait l’orbite autour de cette station. Il ne serait pas tranquille s’il plongeait à nouveau dans le cimetière les entourant. Ces deux options écartées, il n’en restait qu’une.
— On va entrer, dit-il.
Même Miime le regarda bizarrement, preuve s’il en était que l’idée était vraiment de merde. Mais il n’en démordit pas.
— Les systèmes de défense ne pourront plus nous viser une fois qu’on sera à l’intérieur, insista-t-il.
— Oui c’est… imparable, captain, admit Osman avec réticence.
Loop hochait la tête mécaniquement.
— Un pilote qui est plus dingue que moi, répétait-il. J’y crois pas bon sang, j’y crois pas…
Harlock hésitait à classer ça dans la rubrique « compliments ».
Il retint un sourire. Si c’était ainsi que l’on se forgeait une réputation, alors soit.
— Tochiro, scan global de la structure ! Je veux une estimation du meilleur point d’entrée !
— Aucun problème, je m’y mets ! Tu cherches une porte ou n’importe quel point conviendra ?
Harlock roula des yeux sans répondre et enclencha la liaison avec les machines.
— Chef, vérifiez l’arrimage, je vais éperonner une lune !
— Vous allez quoi ?
Tandis que le chef ingénieur accablait l’intercom de jurons colorés impliquant des clés à molette et diverses parties de l’anatomie, Harlock étudia le schéma qui s’affichait à l’écran au fur et à mesure de la progression du scan.
La « structure creuse » s’avérait en réalité « plus ou moins creuse ». Les mesures permettaient de déduire l’existence d’une immense cavité légèrement désaxée, mais aussi d’une « source dangereuse de radiations » active dans cette même cavité. Le scan révélait également qu’un gros quart de la station était composé de quatre formes de radoub monstrueuses, chacune largement suffisante pour accueillir sans problème une bonne dizaine de croiseurs. Tout ceci ne plaisait guère à Harlock.
— L’accès aux docks se situe sous la première jambe du « M », dit Tochiro. La porte externe est fermée, mais ça ne devrait pas être très difficile de passer. Tu veux qu’on y aille ?
Non. Si cette station fantôme possédait encore des missiles ou n’importe quel autre armement en état de marche, alors ils avaient de grandes chances d’être placés en défense du principal point d’entrée – les docks, donc.
— Je préférerais trouver une entrée de service, Toch’.
Tochiro tenta un regard sévère par-dessus ses lunettes, une opération vouée à l’échec du fait de sa myopie. Harlock ignora donc avec superbe la protestation muette et dirigea l’Arcadia vers l’hémisphère opposé. Puis il entama un survol à basse altitude. Là non, là non plus, là sûrement pas… À la radio, l’IA s’était tue. Peut-être avaient-ils épuisé ses réserves.
Peut-être était-ce un piège.
Harlock plissa soudain les yeux.
— Là-bas ! s’exclama-t-il. La rangée de plots sur le panneau hexagonal, ce sont des bittes d’amarrage magnétique ! Il y a forcément une entrée secondaire à proximité !
Tochiro se pencha sur sa console, entra des paramètres supplémentaires sur sa tablette tactile. L’affichage supérieur de la passerelle se modifia, zoomant sur la surface de la station, en même temps que l’habillage tactique s’enrichissait de nouvelles données. Champ d’amarrage externe. Rampes déployables. Radars d’approche. Tourelleaux de défense.
— On a une casemate qui vient d’ouvrir le feu sur nous ! prévint Loop. Vous voulez que j’la dégomme, captain ?
Le tir, du laser faible puissance mal ajusté et irrégulier, n’était pas dangereux pour l’Arcadia. Mais Harlock ne voyait aucune raison d’empêcher Loop de se divertir.
— Fais-toi plaisir, répondit-il.
« Yaoouuh ! » s’enflamma Loop tandis qu’une rafale criblait la station. « Accès détecté », informa simultanément l’ordinateur principal. Un sas, un tunnel. Derrière, l’analyse gravimétrique modélisait un espace suffisant pour accoster.
Harlock vira de bord pour s’éloigner. ‘fallait prendre un peu d’élan, quand même.
— Attention ! prévint-il. Impact dans trente secondes !
Il décrivit un large cercle, puis se positionna pour une collision à angle droit.
— Impact dans dix secondes !
Rien de moins qu’une manœuvre de routine, s’amusa Harlock tandis qu’il observait son personnel de quart (Loop et Osman, en réalité) considérer la scène d’un œil blasé. Il devait être le seul commandant de vaisseau spatial en exercice à avoir inscrit l’éperonnage au rang des tactiques de navigation standards.
L’Arcadia s’acquitta diligemment de sa tâche.
— Hé ! Je suis ingénieur, pas carrossier ! râla Maji par l’interphone.
Mais les dégâts étaient in fine quasi-absents. Tout au plus avaient-ils écopé de quelques éraflures supplémentaires sur la peinture. À croire que ce vaisseau avait été conçu pour l’éperonnage.
Harlock fixa Tochiro avec un demi-sourire. Son ami avait, selon ses dires, dessiné les plans de l’Arcadia de bout en bout. Le design de la coque était sien – et il s’avérait parfait pour enfoncer les portes… Était-ce un hasard ? Il faudrait qu’il lui pose la question, à l’occasion.
« Modules d’habitation détectés. Aucune atmosphère mesurée. » Tout était mort, ici, à l’exception de cette IA qui les avait attaqués à coups de missiles et qui était peut-être encore active quelque part. Harlock choisit un dévers qui ressemblait peu ou prou à un slip et s’y amarra sans souci particulier. Puis il s’avança au centre de la passerelle et croisa les bras dans une pose qu’il espérait « fière et conquérante ».
— Qui sort avec moi ? demanda-t-il.
— J’en suis ! répondit aussitôt Tochiro.
Loop se leva également. Osman, lui, marmonna « mhgn rester surveiller les radars ». À sa posture voûtée, Harlock déduisit qu’il s’attendait à un reproche. Il plissa le front. Il n’avait aucune raison d’en formuler un. Chacun était libre de réaliser à bord les tâches qu’il estimait correspondre à ses compétences.
— Parfait, Osman. Tu nous préviens en cas d’urgence.
Il passa outre le regard perplexe qu’on lui renvoya. Ils s’y habitueraient, se dit-il. Ils s’étaient bien habitués aux éperonnages !
Des scaphandres autonomes les attendaient dans leurs racks, alignés le long des parois du sas de sortie tribord. Habillage automatique. Harlock apprécia la qualité des équipements, mais il prit quand même le temps de vérifier manuellement le bon fonctionnement de son circuit de distribution d’oxygène – on n’était jamais trop prudent.
— Tout le monde est paré ?
Ses coéquipiers opinèrent.
Le sas s’ouvrit dans un chuintement.
Chapter 19: Segment 18 – Emma
Chapter Text
Le silence les enveloppa d’une gangue oppressante. À chaque pas, Harlock ressentait le choc de ses semelles magnétiques contre le sol métallique se répercuter dans ses os, mais ses oreilles attendaient en vain le son correspondant. La dissociation était normale (pas d’atmosphère, pas de son), mais restait néanmoins psychologiquement dérangeante.
— Essayons de trouver un terminal informatique, transmit-il à Loop et Tochiro qui progressaient à côté de lui. Il faut qu’on accède à l’IA qui nous a agressés et qu’on la neutralise avant toute autre chose.
Tochiro acquiesça, enfin disons qu’il se balança d’avant en arrière assez raidement. Il semblait maladroit dans son scaphandre, comme s’il était engoncé dans une carapace rigide – alors que ce n’était pas du tout le cas : l’équipement était léger, maniable, et bien plus ergonomique que ce qu’Harlock avait déjà eu l’occasion d’utiliser.
Il fixa Tochiro d’un air soucieux. Le matériel n’avait pas été testé… Un problème de fonctionnement, peut-être ?
— Tout va bien, Toch’ ? demanda-t-il.
Le petit ingénieur se tourna vers lui avec la grâce d’une tortue paraplégique et un sourire contrit derrière la visière de son casque.
— Oui c’est bon, c’est juste que je, euh… je manque un peu de pratique.
— Ha ! se moqua Loop. Ma vieille mère se débrouillerait mieux que vous ! À vous voir tituber ainsi, prof’, on croirait que c’est votre première sortie extravéhiculaire !
À en juger l’expiration crispée que Tochiro leur renvoya, il existait en effet de grandes chances que la blague n’en soit pas une et que le petit ingénieur n’ait jamais enfilé de scaphandre auparavant. Harlock se demanda brièvement s’il devait le renvoyer à l’intérieur de l’Arcadia, décida que non, mais se positionna de manière à pouvoir surveiller discrètement les paramètres de l’appareil respiratoire de son ami. S’agirait pas non plus qu’il s’étouffe bêtement à cause d’une valve bloquée, hein…
Il secoua la tête. La présence de l’IA, quelque part dans les circuits électroniques de cette station, le rendait nerveux. Tochiro restait le plus à même de la désactiver, mais son inexpérience en scaphandre augmentait les risques d’une mésaventure fâcheuse. Raison de plus pour ne pas traîner dans les parages.
Il désigna un bloc monté de parallélépipèdes empilés, qui se dressait tel un monolithe réprobateur à une centaine de mètres de leur position.
— On commence par là, décida-t-il.
Sur d’autres stations, en d’autres temps, ces structures étaient des habitations collectives grouillantes de vie, Harlock le savait. Un instant, lorsqu’il pénétra dans le premier immeuble et s’avança au milieu du patio qui avait dû jadis tenir lieu d’agora, il s’imagina tomber sur les cadavres figés par le vide de ceux qui avaient peuplé cet endroit. Mais la place était déserte et ses surfaces lisses exemptes de débris, comme si tout avait été soigneusement nettoyé après avoir été abandonné.
— C’est lugubre, commenta Loop.
Harlock aurait de son côté plutôt utilisé le mot « apaisant », mais il admettait volontiers qu’il n’était pas forcément le mieux placé pour décrire objectivement une station spatiale. Il avait vécu la majeure partie de sa vie dans de telles constructions, et la quiétude de celle-ci exerçait sur lui un charme magnétique teinté de nostalgie.
Tochiro restait heureusement plus terre à terre.
— C’est vide, surtout, corrigea le petit ingénieur. On devrait voir des boîtiers de commande et de l’électronique partout, même HS. Tout a disparu, j’ai l’impression que ça a été démonté.
— Des pillards, peut-être ? hasarda Loop.
Harlock fit la moue. Les pillards dans une station spatiale, il connaissait aussi.
— Ce ne serait pas aussi… propre, rétorqua-t-il.
Restait l’option que cette partie de la station n’ait jamais été utilisée (peu probable), ou alors que les systèmes autonomes aient choisi de réorienter les ressources dans d’autres secteurs – la construction de missiles, par exemple. Cela expliquait dans ce cas que toute l’électronique se soit évaporée : elle avait été cannibalisée pour servir à des équipements estimés plus « vitaux ».
Ce n’était pas vraiment une bonne nouvelle.
— Une IA peut décider de son propre chef de construire de l’armement létal, Toch’ ?
— Si sa programmation de départ le lui permet, bien sûr !
Ce n’était pas du tout une bonne nouvelle.
Harlock vérifia le cosmodragon à sa ceinture tout en s’apercevant qu’il avait oublié de demander à Tochiro si l’arme fonctionnait dans le vide. Il retint un grognement agacé.
— Eh bien si sa programmation de départ le lui permet, tu la reprogrammeras pour le lui interdire, je compte sur toi…
Tochiro prit quelques secondes de trop pour répondre, probablement parce que son âme d’ingénieur en armement trouvait absolument formidable qu’une IA puisse construire de l’armement létal en autonomie. À vrai dire, Harlock aurait sans aucun souci abondé dans son sens s’il n’avait pas été la cible de l’armement létal en question. Mais bon… Les responsabilités du commandement lui imposaient de prioriser la sécurité de son équipage par rapport à l’excitation de la découverte d’une IA tueuse.
— Pas de problème, Harlock. Il faut juste que je… Ah, je crois qu’il y en a un là-bas !
Harlock regarda dans la direction que Tochiro indiquait. Dans le renfoncement d’un mur, des caméras holographiques étaient disposées en étoile au-dessus d’un cube qui avait toutes les caractéristiques d’une console com’ d’ancienne génération.
La projection holo s’activa d’elle-même lorsqu’ils approchèrent, sans toutefois parvenir à générer une image stable. Vétusté du matériel ou volonté intrinsèque ? Quoi qu’il en soit, le kaléidoscope psychédélique était de nature à faire larmoyer quiconque le fixerait trop longtemps. La voix qui l’accompagnait ne laissait néanmoins pas de place au doute : il s’agissait bien de l’IA qui leur avait envoyé des missiles en guide de bienvenue.
« Vous avez pénétré dans une zone interdite. Veuillez décliner votre code d’identification. » Harlock avança d’un pas tout en adressant un signe de la main à Tochiro.
— Je suis le capitaine Harlock, commandant le vaisseau « Arcadia ». Je requiers l’autorisation d’accoster pour ravitailler.
Le kaléidoscope fut remplacé par des volutes de fumée au milieu desquelles surnageaient (peut-être) des lettres éparses. « Identification non conforme. Nom inconnu des bases de données », répondit finalement l’IA.
Harlock jeta un coup d’œil à Tochiro, qui s’était agenouillé devant le cube armé d’un tournevis sonique et d’un connecteur universel. L’ouverture de la trappe de maintenance ne sembla pas déclencher de réaction hostile. « Nom inconnu des bases de données », répéta l’IA.
… Mais inutile de lui fournir des raisons de les classer comme ennemis alors qu’ils touchaient au but, hmm ?
— L’Arcadia sort de neuvage, dit-il. Tes bases de données sont obsolètes.
Nouveaux parasites dans la projection holo. Harlock pouvait presque entendre les processeurs de l’IA vrombir tandis qu’ils passaient en revue les différentes options de réponse.
Au même moment, Tochiro leva un pouce victorieux.
« Vous avez pénétré dans une zone interdite. Vous avez pénétré… Mise à jour en cours. L’accès est autorisé. Bienvenue, Arcadia. »
Ce n’était pas une formulation très accueillante, mais c’était toujours mieux que des missiles. Harlock entendit nettement le « pfiouh » soulagé que lâcha Loop.
Il posa une main sur l’épaule de Tochiro.
— Beau boulot, Toch’.
— Bah c’est rien du tout, minimisa celui-ci. J’ai implémenté un patch comportemental tout simple… Pour que ça tienne dans la durée je réinstallerai sûrement une matrice vierge. ‘faudra réaliser un diagnostic complet, de toute façon.
Le petit ingénieur se redressa avec peine, ses mouvements toujours hésitants à cause de son scaphandre.
— En tout cas c’est de la belle ouvrage, ajouta-t-il. Je ne sais pas depuis combien de temps le système tient le coup sans supervision, mais il est impressionnant de résilience.
Le projecteur holo se modifia encore. L’image, floutée de zébrures électroniques, était illisible.
« Diagnostic initié. Priorisation des points de correction en cours. Je suis seule depuis si longtemps ! Je suis… »
De par sa programmation native (une IA de station spatiale, dite « de soutien »), il était impossible que la voix artificielle puisse être autre chose que « rigoureusement neutre ». Pourtant, par anthropocentrisme instinctif, Harlock ne put s’empêcher d’y déceler des accents mêlés de désespoir et de soulagement.
Au-dessus de la console com’, la projection holo esquissait tant bien que mal les contours d’un visage. « Bugs de programmation multiples », indiquait un encart en bas à droite. « M-1 », afficha le côté gauche. Une lutte interne se jouait entre des cartes imprimées corrompues par des années d’inactivité et un programme informatique de toute évidence bien décidé à ne pas sombrer dans l’oubli.
Le visage traversé de parasites braqua soudain ses yeux sur lui.
« Je suis… Je suis Emma. »
Chapter 20: Segment 19 – Et deux
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Harlock mit plusieurs secondes avant de faire le lien entre le nom et la station. « M-1 ». L’IA s’exprimait avec un accent nasillant qui fondait le « un » en « a ». Emma.
Emma avait des lignes de code manquantes, des programmes d’auto-réparation rafistolés pour rester fonctionnels, et des protocoles de contrôle lui ordonnant de détruire les intrus dans ses abords.
— Et l’atmosphère artificielle ? Elle est réactivable ?
« Les ressources en oxygène sont utilisées pour maintenir les stocks de propergol à un niveau suffisant. »
Hmm. Eh bien les ressources allaient être réorientées sur la remise en œuvre des systèmes de support de vie. Tochiro saurait sûrement s’en occuper. La construction de missiles c’était bien joli, mais ça ne leur permettait pas de respirer.
Bien sûr il existait une probabilité non négligeable que le petit ingénieur se passionne davantage pour les missiles que pour l’air respirable, mais Harlock tabla sur le fait que son ami souhaiterait se débarrasser de son scaphandre au plus vite.
— Tochiro ?
— C’est absolument génial, Harlock ! Avec les installations astronavales qui sont en place ici et tout le matériel abandonné, je vais pouvoir terminer les derniers travaux sur l’Arcadia ! Donne-moi quinze jours et je te garantis qu’elle sera pleinement opérationnelle !
Harlock posa une main sur l’épaule de Tochiro. Avec les reflets du casque, il ne pouvait que deviner le large sourire de Tochiro. Une station autonome entière pour lui tout seul, c’était le rêve d’un ingénieur, aucun doute là-dessus.
— Et donc, pour l’air ? insista-t-il. Tu peux le rétablir ?
— Oui sans doute, mais…
« Il existe un havre dans l’ombre morte », interrompit Emma. Harlock tressaillit. Il y a un havre dans l’ombre morte du système binaire. Il avait prononcé ces mots. Il s’était demandé s’il s’agissait bien des siens.
Il songea à Miime.
— Explique, ordonnait Loop.
L’IA s’exécuta en affichant un plan sur la projection tridi. La mauvaise qualité de l’appareil rendait la lecture malaisée, mais la station restait malgré tout reconnaissable. Un point lumineux clignotait sur le pourtour – leur position, déduisit Harlock. Aux antipodes se dessinaient les docks, au centre la « cavité » que le scan depuis l’Arcadia avait déjà décelée.
L’image zooma. Le plan indiquait davantage de détails que le scan, en particulier une structure indépendante qui semblait flotter dans la cavité.
« Je protège ma sœur dans l’espace interne. Son atmosphère est préservée. »
Un itinéraire en pointillés se dessina depuis le point clignotant jusqu’à la structure inconnue. Distance soixante-cinq kilomètres, précisait l’écran.
— Ben mon cochon, c’est pas la porte à côté ! commenta Loop.
« Le tube de transport est fonctionnel. »
Une porte coulissa dans le mur voisin, révélant une capsule à sustentation magnétique qui se souleva sur ses plots avec un « bzzt » lorsqu’Harlock approcha.
— Captain, vous n’avez quand même pas l’intention de monter là-dedans ?
Alors… si. D’abord parce qu’il brûlait d’envie d’essayer cet engin fuselé et rutilant dont le design rétro semblait tout droit sorti d’un documentaire historique, ensuite parce qu’il était curieux de découvrir ce que l’IA avait nommé « ma sœur ».
La programmation d’une intelligence artificielle autonome n’incluait pas les liens familiaux ; le code informatique lui laissait toutefois en général le champ libre pour se forger ses propres schémas au fur et à mesure de ses expériences. La question était donc : avec quoi ? Existait-il une autre IA dans les parages ? Était-ce un système indépendant ou juste une « émanation » d’Emma qui s’était détachée de l’IA principale au fil du temps ? Était-elle armée elle aussi ?
Harlock activa sa radio.
— Osman, tu reçois notre position ?… Okay. Je vais partir en exploration vers le centre de la station, assure-toi de ne pas perdre le signal et prépare des drones de reconnaissance pour qu’ils viennent me récupérer si jamais c’était le cas.
Le « à vos ordres captain » qu’il obtint en retour réussissait à faire transparaître tout l’effarement du radio. Néanmoins, la réponse satisfaisait Harlock : Osman s’exécuterait, il n’avait aucun doute là-dessus. Le radio était peureux, mais efficace.
Il s’installa en conséquence dans le tube de transport avec confiance, et leva un sourcil lorsque Tochiro et Loop montèrent à leur tour.
— Je ne vous oblige pas à me suivre, dit-il.
Tochiro se tortilla dans son scaphandre dans une vaine tentative de produire un haussement d’épaules convaincant.
— Si tu explores, j’explore, décréta-t-il.
Loop porta quant à lui une main à la visière de son casque en un simili salut militaire.
— ‘m’ont viré de l’armée sous prétexte que j’étais « un inconscient qui ne vit que pour les pics d’adrénaline ». C’est exact et j’en suis fier, et n’espérez pas me piquer mon titre, captain.
Pause. Loop baissa lentement sa main sans quitter Harlock des yeux.
— … mais je dois bien avouer qu’avec vous il y a du challenge, termina-t-il.
Il y avait de l’admiration parfaitement perceptible dans les mots du pilote, se rengorgea Harlock.
Il ne renchérit pas. C’était inutile. Le challenge, hein… N’en déplaise à Loop, il estimait être bien davantage qu’un « inconscient qui ne vivait que pour les pics d’adrénaline ». Oui, bien davantage. Loop verrait. Ils verraient tous.
« La durée de transit est de vingt point trois minutes. »
Malgré son assurance (qu’il mettait un point d’honneur à afficher crânement), Harlock se tendit tout de même lorsque la capsule à sustentation se referma sur eux. Comme le couvercle d’un cercueil, ne put-il s’empêcher de penser.
Le trajet se déroula dans une ambiance crispée, entrecoupée de grincements, de crissements, de déchirements de métal rouillé et de secousses épileptiques.
— Ce n’est pas censé être plus fluide, un transporteur magnétique ? tenta de plaisanter Loop.
Tochiro était penché sur sa tablette tactile, qu’il avait branchée Dieu seul savait comment sur les commandes de navigation de la capsule.
— Rassurez-vous, le système de sustentation est en parfait état ! annonça-t-il. Les chocs qu’on ressent doivent simplement être dus à des débris dans le tube, pas de quoi s’inquiéter !
… À part si les rails magnétiques avaient été dévorés par la rouille, si la voie était coupée, ou si quelque chose s’était effondré dessus, corrigea Harlock in petto. La capsule était aveugle, en cas d’obstacle ils ne verraient pas venir le crash.
« La route est dégagée à quatre-vingt-dix-neuf virgule neuf pour cent. Le risque de collision mortelle est acceptable. » L’information se voulait rassurante. Elle ne l’était en réalité pas du tout, notamment parce qu’Emma avait utilisé le mot « mortel » dans sa phrase et qu’Harlock n’appréciait guère qu’une IA considère sa vie à l’aune de calculs de probabilités.
Enfin, après de longues minutes qui, Harlock était tout de même obligé de l’admettre, avaient été un tantinet angoissantes, la capsule s’ouvrit dans ce qui s’apparentait à un hall de gare pour transporteurs magnétiques. Les lieux étaient déserts comme partout ailleurs, les installations piquetées de légers points de rouille, et les arches majestueuses conféraient à l’ensemble des airs de cathédrale gothique abandonnée. Harlock dénombra une douzaine de quais et autant de départs de tubes de transport. De là, on devait desservir toute la station, jugea-t-il. Il s’agissait probablement du hub principal.
« Le sas d’accès à l’espace interne est au fond du couloir central. » Un balisage lumineux s’alluma au sol simultanément. « Une barge est amarrée en zone d’embarquement. »
Une centaine de mètres. Quelques minutes de marche.
— Par les gonades de mon hippopotame de compagnie ! s’exclama Loop.
Le sas s’ouvrait sur un quai. Le quai plongeait dans le vide de « l’espace interne ».
L’existence d’une cavité de cette taille à l’intérieur d’une station spatiale était absurde, se dit Harlock tandis qu’il s’efforçait de comprendre ce qu’il voyait. Sur l’autre bord, il distinguait la paroi opposée, floutée par la distance, brouillée par une lumière agressive. Au centre, deux formes en suspension exécutaient un numéro d’équilibriste improbable.
— Wow ! Regardez ça, c’est un soleil artificiel ! renchérit Tochiro.
Ce devait être ce que le scan de l’Arcadia avait identifié en tant que « source dangereuse de radiation », déduisit Harlock. Il vérifia les niveaux de son scaphandre. Élevés, mais en-deça des limites. Pas de danger immédiat, donc.
Le pseudo-soleil était occulté d’un côté. Dans son cône d’ombre, la deuxième forme se présentait comme une soucoupe renversée. Trop loin pour en distinguer les détails à l’œil nu, mais la caméra intégrée au scaphandre possédait le zoom qu’il fallait.
L’image s’afficha dans le coin de la visière d’Harlock. Coque noire, verrière immense en coupole à son sommet, immatriculation blanche. Une lettre, un chiffre.
M-2.

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