Chapter Text
La Brèche
PARTIE I
Repulso
Tuita Vita
Solitudino
Rerum Natura
Lisaë répète souvent que leurs voix sont les fragments d'une seule et même âme qui prend toute sa puissance une fois qu'ils sont rassemblés. Sous le rythme imposé par le tambour, les coutures et les fragilités du champ de force s'illuminent. Un long travail collectif s'ouvre pour en colmater les brèches.
Noli delere
Harmonia
Semper Vis
Rerum Natura
Pourtant, aujourd'hui, Lisaë est si pâle qu'on se demande si le moindre son surgit de ses lèvres. La magie monte depuis la terre et emporte avec elle les tapis de feuilles rosies par l'élan du soleil. Elle passe de l'un à l'autre, les charrie dans un courant d'eau vibrante qui s'infiltre dans les failles et répare les blessures. Il n'est plus Amid, quatorze ans, Gardien de la Forêt. Il est eux tous. Et eux, c'est nous.
Receptus
Silvae Lumen
Exite
Rerum Natura
Au retour du silence, les battements de son cœur lui rappellent qu'il est bel et bien Amid malgré tout. Une bourrasque monte, balaie les feuilles amoncelées dans la clairière. Museau en l'air, queue dressée, Nox attend la fin officielle de la cérémonie pour plonger dans les profondeurs de la forêt à la poursuite d'un mulot en fin de vie. « Patience », murmure Amid en plongeant ses doigts au plus profond de son poil duveteux.
Jusque là immobile sur son fauteuil d'osier, le Vieux Chêne frémit, semblable à une tige desséchée qu'un simple coup de vent pourrait emporter. Il aurait connu John et Kathy, prétend Ulrich, mais existe-t-on aussi longtemps ? Et surtout, pour quoi faire ? Seul son regard bleu le retient du côté des vivants.
Devant lui, la poulie enclenche l'élévation du charriot dans un bruit de friction.
« Lisaë ? Tu ne viens pas ? »
Elle se retourne, le câble entre ses mains.
« Pas aujourd'hui, désolée.
— Attends ! »
Amid voit Xen se précipiter à sa suite ; il hésite à les rattraper.
« Tu m'aides ? »
A la place, il saisit la corde que lui tend Neeha pour l'attacher au Vieux Chêne, ignorant les petits coups de museau de Nox contre son genou.
« Va », disent les yeux fatigués de Neeha.
Très bien, il va. Le rituel de l'aube inaugure une journée nouvelle. Si la brèche est importante, s'y glisseront des débris qui n'attendent que d'être découverts. Nox sautille d'un bosquet à l'autre et plonge son museau plein d'entrain sous les feuilles. Amid n'est pas dupe, c'est moins pour l'épauler dans sa mission que pour pister les rongeurs. Dans une seconde, son chien ne pourra s'en empêcher : il filera sans prêter attention aux débris, slalomant entre les chênes aussi vite que ses pattes peuvent le porter. Ce n'est qu'à mi-chemin qu'il se rappellera qu'Amid n'est pas un chien – ses pattes à lui vont moins vite –, puis se figera pour lui permettre de le rattraper. Un temps. Avant de le semer à nouveau sans un regard pour lui.
Peu à peu, l'automne a déposé sur les feuillages des nuances cuivrées. Il a plu cette nuit. Le sol est moite, la terre gorgée d'eau par endroits. Immobile devant le cimetière, Nox secoue son pelage en constellant la brume de rosée matinale. Si le contraste entre la mousse verdoyante et la lueur rougie des feuilles l'oblige à plisser les yeux, Amid enjambe de mémoire les rochers coincés sous leur écorce de végétation immobile et les nœuds des chênes dont les branches dépliées, tordues à l'infini, tendent autant de pièges malicieux.
En face de lui, une pierre tombale où les mots « JOHN & KATHY TOTENHAM » ont été gravés. Son premier arrêt. Une habitude qu'il n'explique pas. Les autres corps sont là aussi, quelque part sous la terre, mais leurs noms ont été perdus. Le chien le regarde, presque suppliant. Non. Sa réponse est sans appel. Nox sait qu'il n'a pas le droit de creuser ici. Distrait par l'apparition d'un noueux entre deux racines, il plonge dans le trou une patte enthousiaste qu'il ressort avec un jappement de douleur.
Ce chien. Amid l'aime. Mais il n'apprend jamais.
« Allez, viens. »
Sa rapide inspection le lui confirme : il n'y a rien ici. Amid écarte les orties et traverse le talus en direction de la Carcasse du Géant, réputée plus fragile, non loin du repaire d'Ingens. Il ne s'en approche jamais qu'avec prudence. Si Ingens se lève rarement avant midi, il arrive que le brame d'un cerf ou le débarquement en grandes pompes d'une famille de sanglier la tire plus tôt du sommeil.
Ce n'est pas tant qu'elle est dangereuse, même si Ulrich affirme le contraire. Amid l'a souvent vue contempler d'un œil mélancolique les os de la cage thoracique qui surgissent entre deux touffes d'herbes. Elle reste longtemps immobile, silencieuse sous le découpage du soleil. Puis la rage monte, implacable. Son corps tremble et d'un bond, elle se lève, fait chavirer la terre, voltiger les oiseaux. Balancée dans le vide, sa main saisit un arbre, puis un autre, et déracine en hurlant le moindre chêne antique qui lui tombe sous la main.
Ingens n'est pas dangereuse, c'est la solitude qui la rend folle. Qui pourrait lui en vouloir ? Sans Xen ou Lisaë, qu'importe si les arbres n'y sont pour rien, Amid les aurait tous déracinés.
Enfin.
Près d'un amas rocheux s'éparpillent des gouttes de métal fondu puis resolidifié. Amid gratte la terre pour les décoller sous l'œil de Nox qui fixe le bâton avec envie. Il ouvre la bouche et déjà son chien s'en désintéresse pour plonger ses griffes dans les fougères avec un aboiement victorieux.
« Tu as trouvé quelque chose ? »
Le chien remue la queue devant sa trouvaille, plus excité que jamais. Amid a beau le rappeler, il tient sa position, tête droite et gueule ouverte, un Viens qui laisse imaginer la plus belle des trouvailles, probablement un bon gros mulot.
« C'est bon, tu m'as convaincu. J'arrive... »
Amid enjambe quelques gouttelettes de métal et se fige : sous les pattes de Nox, un tapis de feuilles trop noires pour avoir été brûlées par le soleil d'août.
Etrange.
Un faible bourdonnement flotte dans l'air, aussitôt couvert par les aboiements de Nox, plus fébrile que jamais. Une mouche ? Non. Ce n'est pas un bruit familier. Pas un bruit d'animal. Amid ignore d'où vient la certitude qui monte, s'impose à lui. Ce n'est pas un bruit vivant. Mais alors quoi ?
Son bâton tremblant entre ses mains, Amid éparpille les feuilles le cœur battant. La forêt, il la connaît par cœur. Le métal aussi, celui qui tombe du ciel par gouttes et qu'il lui faut éliminer tous les jours pour protéger la terre. Il sait repérer les débris, connaît les points de vulnérabilité. Mais il n'a jamais rien vu de semblable à la chose posée devant lui. Haut d'une dizaine de centimètres, en forme de cube aux arrêtes irrégulières, l'objet brille d'une lueur argentée au soleil. Sur les parois s'ouvrent de profondes blessures infligées au métal sans que rien n'ait endommagé le cercle au centre de chaque face, un point noir qui avale la lumière, pupille sans iris ni paupière qui l'observe en silence.
« Ne bouge pas. »
Sans savoir s'il adresse au cube ou à Nox pour une fois immobile, sa voix s'enraye. Le bourdonnement s'intensifie, envahit le silence de ses pensées jusqu'à ce que de la vibration s'élève un filet de fumée et... Non, il a dû mal voir. Un coup de vent l'aura induit en erreur. Ou l'éclat aveuglant du soleil. Le cube n'a pas pu bouger. Pas seul.
Il a bougé pourtant, puisqu'il n'est plus au même endroit qu'une seconde auparavant. Le bourdonnement fait tressaillir l'objet sur son socle, un bourdonnement qui dans un étrange va-et-vient, perd puis gagne en intensité. Nox le fixe comme on fixerait un mulot sur le point de déguerpir. Le cube bouge, il en est certain, mais pour aller où ? Si petit, fragile, brisé au milieu de la forêt. Vibre-t-il comme on pleure, pour déplorer les souffrances infligées par le champ de force ? Il n'en sait rien. Tout ce qu'il sait, c'est que le cube ne vient pas d'ici et que ce qui ne vient pas d'ici n'est pas censé exister.
Une pulsation familière – des pas qui s'approchent – brise le silence. Xen. Amid le reconnaît à sa démarche sautillante mais ils ont beau être amis, cette certitude n'endigue pas la vague de panique. Il rassemble sur le cube un amas de feuilles et soupire de soulagement en le voyant enfin disparaître.
« Amid ? Je t'ai cherché partout. T'es déjà au Rocher à cette heure-ci, d'habitude.
— Oui, j'ai un peu traîné.
— T'as trouvé quelque chose ?
— Non. »
Le regard de Xen glisse sur une goutte de métal.
« Enfin, juste les débris habituels.
— Et tu préfères construire des cabanes de feuilles plutôt que de les ramasser ?
— C'est Nox, il... il aime bien enterrer des mulots. Tu le connais.
— Ouais. Toujours aussi utile, ton chien. Neeha dit que la brèche était plus grande, cette nuit. On doit faire bien attention que rien de pire ne soit tombé.
— Et si jamais...
— Si on trouve quoi que ce soit ? On brûle. Tu connais la règle. »
A leur gauche, le bec d'un pic-vert cogne contre l'écorce d'un chêne, noyant le b r r r sous son vacarme.
« Lisaë va bien ?
— Ça va.
— T'en es sûr ?
— Elle est... Je ne sais pas. Elle se repose. »
Pourquoi aujourd'hui, Amid n'en sait rien, mais cette fois-ci le mensonge ne prend pas. Sans paraître le remarquer, Xen étire son corps élancé, tout en muscles, presque celui d'un chasseur. Tout le contraire de celui d'Amid dont les membres refusent de grandir, comme s'ils savaient qu'ils n'en auraient pas besoin pour ramasser des débris.
« On cherche ensemble ?
— Si tu veux. »
Même abandonné sous son tas de feuilles, le cube bourdonne dans les pensées d'Amid jusqu'à brouiller l'évidence. On brûle. Tu connais la règle. Nox gambade, fait la course avec les papillons, ignore les débris qui gisent encore entre les rochers pour glisser son museau sous les couches de lichen. Xen marche jusqu'au Puits des Âmes alors Amid le suit, sans rien trouver qui se rapproche du petit cube. Du métal, oui, qu'ils font disparaître dans leur sac isolant en attendant de le brûler, mais rien de vivant, rien qui sorte de l'ordinaire.
Doit-il conduire son ami là où il a laissé le cube ? Neeha, Ulrich et les autres sauraient quoi faire, un coup de baguette et tout disparaîtrait, annihilé dans un frouuuch sous la puissance du feu sacré.
Ce n'est qu'à la fin de la journée qu'Amid peut enfin y retourner seul.
Bâton à la main, il fouille les feuilles brûlées, guidé par un bourdonnement de plus en plus fort, comme si le cube savait, comme s'il cherchait à être retrouvé. « Rien de vivant ne traverse le champ de force. » Les mots de Shen, répétés encore et encore. Jusqu'ici, aucune raison de croire que ce n'était pas la vérité.
Le cube est là.
A-t-il bougé ? Difficile à dire. Mais quelques feuilles de plus – au moins – sont brûlées. Amid en saisit une avec prudence. Une simple feuille de chêne brunie par l'automne où se dessinent d'étranges marques noires, trop fines et trop précises pour être des brûlures ordinaires. Non. Ces marques-là, Amid les a déjà vues quelque part. Sur la membrane s'étalent une série de traits qu'il lui faut un moment pour reconnaître. Des lettres ? Comme à l'époque où... ?
Oui, des lettres. Il le sait même s'il jugeait l'apprentissage de Shen trop inutile pour s'y entraîner. Lisaë adorait ça, elle, déchiffrer les symboles et les transformer en mots. Pour quoi faire ? Qui a besoin d'écrire dans la forêt ? « Ce serait triste, tu ne crois pas, si nous ne devions faire que ce dont nous avons besoin ? » Pour lui plaire, il avait fait l'effort d'ouvrir les grimoires, espérant qu'il l'impressionnerait. Ce sont les sillons de cette mémoire-là qu'il parcourt, reliant difficilement chaque trait à un mouvement de ses lèvres. Deux boucles qui se rejoignent ? « B » ? Et ensuite ? Un filet de sueur glacée coule dans son dos alors que lettre par lettre, il déchiffre les signes qui noircissent la feuille de chêne.
B o n j o u r
D'un geste précipité, Amid referme le sac isolant sur le petit cube qui s'est remis à bourdonner.
Tutela
Longe Ab Visu
Noli Emanare
Rerum Natura
On ne peut rien dissimuler à Wistman Wood.
Cernée par un champ de force infranchissable, la forêt s'étend sur quatre hectares. A ses habitants qui l'arpentent chaque jour, nulle cachette n'est inconnue. Pourtant, le petit cube est bel bien recouvert d'un parterre de feuilles dans son sac isolant, non loin de la Carcasse du Géant.
Le lendemain, Amid joue le jeu. Il termine de ramasser les débris sous un ciel de plus en lourd qui n'a d'autre choix que se décharger de sa pluie. Il aide Ulrich à renforcer les piliers de la Cabane, apporte de nouveaux hameçons aux pêcheurs et entre deux éclaircies, joue à trouve-ton-mulot avec Nox au Rocher des Druides. Au déclin du soleil, il prend son repas avec les autres comme si un b o n j o u r inscrit sur une feuille n'avait pas révolutionné son univers, qu'un objet de la taille de son poing n'avait pas franchi les frontières de l'impossible. Pour la première fois depuis longtemps, il contemple la fresque magique qui court sur les murs de la Grande Salle, les tours de pierre qui trouent le ciel, les drones qui s'envolent, les tourbillons de poussière qui saisissent les personnages à la gorge. Il n'y a pas de cube, pas de bourdonnement, juste des couches d'un gris oppressant.
Si ce qu'elle contient demeure un mystère, la bouillie du jour a un goût agréable, légèrement épicée. Amid écoute d'une oreille distraite Eliot raconter sa rencontre avec Ingens. Il échange quelques mots avec Xen, incapable de se départir de l'impression qu'il manque ici une pièce essentielle.
Une fois de plus, Lisaë n'est pas là pour égayer le dîner. Avec elle, il aurait remis en doute les ingrédients de la bouillie, ils auraient joué à imaginer qu'on y avait jeté les pires insectes, des veracrasses, un œil de carpe et des rognures d'ongles d'Ingens mijotés avec quelques blattes pour le plaisir coupable de voir le visage de Xen joliment verdir. Ils se seraient demandé ensemble quelle genre de bouillie mangeait l'autre côté, sans être capable de l'imaginer autrement qu'un bol de métal fondu qui se figerait dans leur gosier.
Qu'aurait dit Lisaë du petit cube caché sous les feuilles ?
« Amid, tu m'écoutes ?
— Oui... Pardon. »
Devant le dortoir, après le dîner, Neeha lui décoche un sourire compatissant.
« J'ai ramassé des herbes, de quoi la faire se sentir mieux. »
Mais les herbes, ils ont déjà essayé. Amid a regardé avec espoir les préparateurs de potion cuire à feu doux des morceaux de snargalouf, mêler le champifleur à la rosée de lune, l'armoise aux racines de mandragore. Le dictame n'a fonctionné qu'un temps, réparant tous les autres aspects de son corps, la fortifiant elle, mais demeurant incapable d'agir sur le mal qui la rongeait.
« Je peux la voir ?
— Elle dort. Ne la dérange pas. »
Sa petite taille, Neeha la compense par une fermeté qui n'admet aucune faille et sa fermeté par un œil aiguisé à tous les tourments intérieurs. Un instant, Amid envisage de lui parler du cube qui gît sous les feuilles. Il aime bien Neeha, mais elle voudra savoir depuis quand il l'a trouvé, pour quelle raison il n'en a parlé à personne. « On brûle. » Pas un seul instant il ne l'imagine enfreindre les règles de la communauté. Il se voit déjà, seul au milieu des membres du Conseil, impatients qu'on leur rende des comptes. Non. A elle non plus, il ne peut en parler.
Dehors, il ne pleut plus ; l'eau a déposé des reflets d'argent sur les feuilles des arbres. Avec Nox qui gambade à ses côtés, personne ne s'étonnera qu'il sorte si tard dans la nuit.
« Calme. »
Peut-être Nox sent-il qu'il se passe quelque chose d'inhabituel, qu'ils ne sortent pas pour observer les étoiles. Le chien saute d'une fougère à l'autre avec un enthousiasme inébranlable. Impossible de faire preuve de la moindre discrétion, mais c'est peut-être mieux ainsi.
A l'approche de la Carcasse du Géant, une vibration fait tressauter son cœur. Il fait nuit mais jetant sur les arbres une lumière teintée de bleu, la nuit n'éteint pas le paysage, elle le révèle. Wistman Wood est si vaste la nuit, une fois brouillées les perspectives et effacées les frontières, une fois creusées les ombres pour dessiner l'illusion d'un infini.
Sous l'œil de la lune, invisible à qui ne guette pas, un gnome enfoncé dans la terre ouvre une paupière. Un lutin dévoile une rangées de dents au creux d'un sycomore, épousant du regard la fine silhouette d'une dryade qui s'élance dans l'obscurité. Une à une, les écailles nacrées des reptiles s'allument. Amid suit des yeux la course des orgets entre les feuilles. Les insectes entament dans l'ombre leur grande métamorphose : le papillon de nuit se teint d'un blanc de lune, les fourmis s'envolent en laissant derrière elle une traînée de lumière, le ballet des chauves-souris dévoile les contours des nuages. Même les drones qui s'écrasent contre le champ de force font pleuvoir des milliers d'étoiles sitôt disparues sous les fougères.
Suivi de Nox soudain silencieux, Amid contourne la silhouette massive d'Ingens dont les ronflements font vibrer la forêt et rejoint l'endroit où il a abandonné le petit cube plus tôt dans la matinée.
A son grand soulagement, il n'a que quelques feuilles à soulever. Le cube repose au fond du sac opaque en partie noirci. Sans le toucher, Amid le fait tomber sur la terre. Seule la lune, à peine visible sous un voile de nuages, l'éclaire d'une lueur pâle qui élargit les ombres.
Sous le bourdonnement métallique résonne un étrange silence. La vie qui grouillait un peu plus tôt dans la forêt s'est éteinte. Nulle pierre ne s'éveille. Nul insecte n'allume plus son étoile sur la constellation terrestre. Plus rien ne file, ne bruit, tout a fui on ne sait où – car il n'y a nulle par où fuir.
b r r r r r r
Des volutes de fumées s'échappent des feuilles sur lesquelles le cube est posé. Un calme sécurisant anesthésie la forêt, comme si le vide avalait en son sein toute interrogation née de sa seule présence. Amid ne sait de l'au-delà que ce que l'on a bien voulu lui expliquer. Il a vu la fresque. Il sait qu'un univers de métal attaque la forêt mais que le champ de force, ses brèches comblées chaque matin et chaque soir par la force du collectif, suffit à le repousser. Il sait qu'il est l'un des Gardiens, protecteur d'un paradis terrestre que d'autres veulent s'approprier. Il sait aussi qu'il est trop jeune pour comprendre les forces et les raisons qui sous-tendent chacun des camps.
Il n'y a rien au-delà des quatre hectares au carré qui composent la forêt. Rien qui en vaille la peine. Ça aussi, il le sait.
Sauf qu'il y a le cube.
Et que lorsqu'il ose enfin tirer une feuille noircie pour la déchiffrer, ce qu'il lit fait palpiter son cœur.
q u i e s t u
Il la repose comme s'il s'était brûlé. A nouveau, le silence de la forêt s'engouffre entre les arbres. Qui es-tu. En voici une question à laquelle il n'a jamais réfléchi, que personne n'a jamais pris la peine de lui poser.
Tout le monde le connaît ici.
« Amid. »
Il lâche le mot du bout des lèvres, hésitant, comme pour dévoiler un secret.
« Qui es-tu, toi ? »
Puis, comme si les premiers mots avaient fait céder la barrière :
« Comment es-tu encore vivant ? Qu'est-ce que tu fais ici ? Pourquoi est-ce... ? »
Il s'arrête. Le cube s'est remis à bourdonner. Une fumée nouvelle s'élève des feuilles qui tapissent la terre. Une lettre après l'autre, prenant bien soin de les chuchoter dans la nuit, Amid décrypte la réponse.
j e s u i s v e n u v o u s c h e r c h e r
(A suivre)
