Work Text:
« On aurait pu être nous. »
1941
La soirée avait été mouvementée. Un spectacle de magie qui avait failli tourner au drame, des zombies, un démon venu tout droit des enfers… Comme souvent, le duo improbable avait bien mérité de se retrouver autour d’une table, une bonne bouteille ouverte entre eux.
Aziraphale observait son ami à la dérobée, se pensant discret.
Ami.
Était-ce bien le terme qui convenait ? Au fil des siècles, il avait utilisé de nombreux qualificatifs vis-à-vis de son camarade : ennemi, bien sûr. Connaissance. L’emmerdeur, bien qu’il évitât d’utiliser ce mot grossier même dans le secret de son esprit. Démon, après tout, telle était sa nature. Mais ami ?
Aujourd’hui, l’ange n’avait cependant pas hésité un seul instant lorsqu’il avait dû se tourner vers quelqu’un de confiance. Une personne a qui il pouvait littéralement confier sa vie.
Avait-il fini par s’habituer à sa présence au fil des millénaires ? Ou bien cela avait-il un lien avec ces quelques livres sauvés de la destruction dans une église ? Une église dans laquelle Crowley n’aurait pas dû se trouver. Le bâtiment était un lieu saint, un sanctuaire béni. Ce démon avait-il réellement risqué son âme pour les sauver, ses livres et lui ?
Pour la première fois, il observait consciemment son ami à la dérobée. Il l’avait déjà fait, bien sûr. Avec le temps, il avait fini par connaître par cœur la forme de son visage, la courbe de sa mâchoire, ses tics et mimiques. Mais jamais encore il n’avait volontairement laissé ses yeux s’égarer de la sorte. Habituellement, il ne réalisait jamais pleinement qu’il le regardait. Lorsqu’il se rendait compte de son erreur, l’être céleste se hâtait de détourner le regard. Pas aujourd’hui.
Il se laissa aller à l’observer gesticuler sur sa chaise, son chapeau tanguant dangereusement à chacun de ses mouvements brusques. Crowley parlait, comme toujours. C’était incroyable comme ce démon pouvait aimer s’entendre parler. Avec le temps, Aziraphale avait développé la faculté de répondre ce qu’il fallait quand il le fallait. Pas qu’il ne l’écoutait pas. Il était un ange, il prêtait toujours une oreille attentive à tous ceux qui s’adressaient à lui. Cependant, il devait bien admettre que parfois, et encore plus quand la quantité d’alcool assimilée était élevée, les délires philosophiques de son compagnon prenaient des tournures… déroutantes.
Ils formaient un duo. Ils s’entraidaient, s’évitaient des ennuis… Et oui, parfois, se soutenaient.
Leur dernière discussion lui revint en mémoire alors qu’il essayait de deviner son regard derrière ses lunettes. Ce jour où Crowley lui avait demandé de l’eau bénite. Leur dispute. Le démon n’avait pas compris… Il ne pouvait pas comprendre son refus, ni sa colère. Comment avait-il pu lui demander de lui fournir un moyen de se suicider ? Comment avait-il pu croire qu’il accepterait de lui offrir une porte de sortie ?
— Mon ange ?
Le ton inquiet ramena la principauté dans le présent.
— Oui ?
— Ça va ? Tu es drôlement silencieux.
Le démon dirigea son regard vers la table. Aziraphale fut surpris de découvrir sa main crispée sur son verre, ses jointures devenues blanches à force de serrer. Il lâcha précipitamment le verre et se leva.
— Je… Je réfléchissais. Ce n’est rien.
— À quoi pensais-tu pour te mettre dans un état pareil ?
Il ne pouvait pas lui dire. Impossible de lui parler de l’eau bénite, pas après l’avoir vu traverser le sol consacré d’une église pour le sauver.
— J’espère que tu n’as pas trop souffert, dit-il enfin.
Crowley hausa un sourcil, ne semblant pas comprendre.
— Dans l’église, précisa Aziraphale. Le sol te brûlait.
— Oh, ça… Trois fois rien.
— Tu aurais pu être blessé.
— Et toi ? Avec les armes de ces nazis pointées sur toi.
— Je n’ai pas eu peur.
— Pourquoi ?
Oui, pourquoi ? Pourquoi n’avait-il pas eu peur dans l’église ? Il aurait dû. Aziraphale savait qu’il ne serait certainement jamais servi par lui-même de ses pouvoirs pour éviter la décorporation, Gabriel n’aurait pas apprécié ce « miracle inutile », et il n’aimait pas mettre Gabriel en colère. Alors, pourquoi n’avait-il pas eu peur ? La réponse était sous ses yeux.
— Parce que… Parce que je savais que tu viendrais.
— Ha… C’est…
— Tu es toujours là pour me sauver la mise. Je savais que tu viendrais. Enfin, non, je l’espérais.
Un silence s’installa entre eux. Oui, il avait espéré le voir dans cette église, lui sauver la vie encore une fois. Et comme toujours, il était venu. Crowley avait toujours été là pour lui. À chaque instant depuis ce jour sur le mur du jardin d’Éden, lorsque l’ange avait donné son épée aux humains et qu’il avait rencontré son démon. Il avait alors senti pour la première fois flotter dans l’air un sentiment qui ne l’avait plus jamais quitté. Mais ce n’était pas un sentiment qui venait de lui. À l’époque, il n’avait pas compris de quel sentiment il s’agissait. C’était devenu une sensation tellement familière qu’il ne se questionnait plus sur sa nature. Il la ressentait à chaque fois que leur chemin se croisait.
Aujourd’hui, dans l’église, lorsque Crowley lui avait tendu ses livres, puis plus tard lorsqu’il avait accepté cette arme à feu… Aziraphale avait pour la première fois ressenti à l’intérieur de lui ce même sentiment qu’il sentait autour de Crowley. Autour de son ami. Ce sentiment qu’il n’avait cherché à nommer. À présent, il le comprenait.
Aziraphale franchit la distance qui les séparait, les yeux rivés sur lui. Crowley, instinctivement, se recula. L’être céleste retira son chapeau et ses lunettes de soleil. Aziraphale se perdit un instant dans les yeux dorés qui se dévoilaient devant lui, hésitant à esquisser un geste. Le regard serpentin, habituellement si pétillant, semblait en cet instant en proie au doute. Crowley n’agirait pas, ne ferait rien qui le mettrait mal à l’aise. Aziraphale devait se montrer plus sûr de lui qu’il ne l’était.
Une promiscuité telle qu’ils n’en avaient jamais connue s’installa entre eux. Le déchu regarda la main de son compagnon enserrer la sienne. C’était nouveau, ce geste. Tout comme cette lueur dans ces yeux bleus qu’il pensait pourtant connaître par cœur. Se pouvait-il qu’enfin…
— Désolé.
— Pourquoi, mon ange ?
— D’avoir mis si longtemps à comprendre une chose aussi simple. Il n’y a pas que le blanc et le noir. Il y a aussi…
— Des nuances de gris ? proposa Crowley.
— Non, répondit Aziraphale avec un sourire. Je pense qu’on a notre propre couleur.
Il monta une main tremblante vers la joue de celui qui avait toujours été à ses côtés depuis 6000 ans avant de l’attirer à lui pour l’embrasser.
La suite de la soirée se passe de mots. Ça ne regardait qu’eux, seuls dans l’arrière-boutique de cette librairie. Peu de paroles furent échangées, ils n’en avaient pas besoin. Ils se comprenaient. L’alcool aidant, ils firent tomber les dernières barrières de leur esprit pour se laisser totalement aller vers l’être aimé.
Au matin, Crowley fut réveillé par des sanglots. Dans ses bras se trouvait toujours l’ange avec qui il venait de passer la nuit. Il resserra ses bras autour de son corps, mais ni les caresses ni les mots doux ne parvinrent à apaiser sa souffrance. Retenant ses larmes à son tour, anticipant ce qui allait se passer, il se redressa dans le canapé et força le blond à faire de même.
— Mon ange, dis-moi ce qui ne va pas.
Aziraphale secoua la tête, regardant obstinément le sol. Il ne pouvait pas lever les yeux et croiser son regard. Il ne pouvait pas faire face à ce qu’il venait de faire. Alors que Crowley avait passé la dernière partie de la nuit à dormir, l’ange n’avait cessé de retourner dans son esprit ces dernières heures. Le démon avait été parfait. Tout avait été parfait. Mais alors que le soleil se levait à l’extérieur de la librairie, la lumière divine venant éclairer leurs peaux, il s’était lentement effondré. Cette nuit avait été parfaite… Et pourtant, ce qu’ils avaient fait n’aurait jamais dû avoir lieu. Un ange ne pouvait pas…
— Il faudra bien que tu me parles.
Le démon aurait voulu se montrer doux, mais les mots qui sortaient de sa bouche étaient plus cassants qu’il ne l’aurait voulu.
— Mon ange…
— Cesse de m’appeler ainsi, lâcha Aziraphale avec rage en se dégageant de ses bras. Je ne suis pas un ange. Plus maintenant.
L’être céleste se prit la tête entre les mains et se remit à pleurer. Rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Le contact de Crowley réveillait en lui les sensations de la nuit. Chaque frisson qui avait alors parcouru son corps se transformait en culpabilité. Il était un ange. Un protecteur. Il avait renoncé à son devoir, à sa nature, pour une nuit de plaisir. Il avait trahi le paradis.
Crowley comprenait. Bien sûr. Il était un démon, Aziraphale un ange. Un ange qu’on avait dressé avec des principes moraux inflexibles. Depuis le temps qu’ils se connaissaient, le déchu avait fini par comprendre que leur collaboration était parfois une souffrance pour son ami, qu’il devait à chaque instant se battre contre les préceptes qu’on lui avait inculqués. Et il faisait des efforts… Aziraphale faisait tomber ses barrières, les unes après les autres. Mais il lui fallait du temps. Beaucoup de temps. On n’efface pas tout ce qui fait notre essence en quelques années, pas même en 6000 ans. Crowley était fier de lui. À chaque petit pas en avant vers l’indépendance, il voyait ce que cela lui coûtait, les combats intérieurs que l’ange menait. La nuit dernière, il avait cru que celui qu’il aimait était enfin parvenu à se débarrasser de tous ses liens. Mais il se trompait… Ils se trompaient tous les deux.
L’ange pouvait sentir l’amour qui émanait de tout être, y compris d’un démon. Crowley, lui, pouvait sentir les doutes, les remords, tout ce qui pouvait ronger un homme de l’intérieur pour le conduire sur le chemin de la destruction.
— Zira… Mon ange… Regarde-moi.
Avec douceur, il glissa une main sous le menton de son amour et le força à le regarder. Ils restèrent ainsi pendant quelques instants avant de s’embrasser. Quelques secondes, une éternité, aucun des deux n’aurait pu dire combien de temps cela avait duré.
— Tu veux que je sorte te prendre quelques viennoiseries ?
Aziraphale secoua la tête. Il ne voulait pas le voir sortir de sa librairie. Et pourtant, son contact le faisait frissonner. Si Crowley restait, il allait de nouveau succomber à la tentation, et ça, il ne le voulait pas.
— Il y a quelque chose que je peux faire ?
Nouveau signe de la tête. L’ange se sentait comme le seul responsable de sa situation. Il avait renié le paradis pour un démon.
— Un miracle ?
Aziraphale ne bougea pas. Un miracle pouvait-il l’aider ? Quel miracle pouvait lui permettre de concilier sa nature et ses sentiments ?
— Je veux t’aider à aller mieux, murmura Crowley. Je peux… Un simple miracle… Je peux effacer cette nuit de ton esprit.
— Non !
— Si. Tu n’es pas encore prêt.
— Non ! Je… Je…
— J’ai compris. Moi aussi, tu le sais. Mais regarde-toi. Je ne veux pas être responsable du mal qui te ronge.
L’ange posa sa tête sur l’épaule de son ami. Il ne voulait pas oublier… Pourtant, chaque fibre de son être se révulsait à l’idée de ce qu’ils avaient commis la nuit dernière.
— Et si… Et si je n’étais jamais…
Crowley lui sourit. En guise de réponse, il l’embrassa une dernière fois. S’il le souhaitait, le démon avait la capacité de subir le même sort. Ils pouvaient tous les deux oublier ces dernières heures. Il savait que garder les souvenirs de cette nuit alors que celui-là même avec qui il l’avait passée ne s’en souviendrait pas serait un déchirement. Il allait devoir garder le silence, éviter tout contact, se mettre sur la réserve, encore plus qu’avant. Peut-être même l’éviter quelques temps. Mais ça n’avait pas d’importance. Il était prêt à payer ce prix pour chérir encore ces quelques instants. Alors que les sanglots reprenaient de plus belle, il posa les mains sur les tempes de l’ange et réalisa un miracle.
— J’ai confiance en toi.
« Tu vas trop vite pour moi. »
« On aurait pu être nous. »
« Je te pardonne. »
2023
Alors que Crowley sortait de sa boutique, Aziraphale porta les doigts à ses lèvres. 6000 ans d’amitié, de partage, de complicité… 6000 ans balayées en quelques secondes.
Il pouvait encore les sentir. Ses lèvres sur les siennes. Les mains du démon agrippant sa veste alors qu’il ne pouvait s’empêcher de monter les siennes dans son dos. Le tenir contre lui, rien qu’un instant, avant de le perdre.
Il laissa son regard dériver sur les murs de sa boutique, le lieu de leurs rendez-vous depuis des années. Dans un coin de la pièce, un objet attira son attention. En fronçant les sourcils, il observa un instant le chapeau que portait Crowley lors de cette nuit de 1941. Aziraphale l’avait retrouvé au petit matin posé sur le comptoir. Il ne s’en était jamais séparé depuis.
Une dernière barrière tomba à cet instant à l’intérieur du nouvel archange. Alors qu’il acceptait pleinement l’amour qu’il ressentait depuis des siècles pour son démon, un souvenir enfoui revint à sa mémoire.
Le souvenir d’une nuit. Des instants volés. Il aurait aimé se pencher dessus, les comprendre, mais déjà la porte de sa librairie s’ouvrait à nouveau. Non, Crowley n’était pas revenu. Son nouveau destin lui faisait face et il allait avoir l’éternité pour faire le deuil de ce qu’il venait à peine de trouver.
