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Le dîner touchait à sa fin. Les bougies, presque consumées, projetaient sur les murs lambrissés de la salle commune des ombres dansantes. Arnaud de Laincourt repoussa son assiette et s'essuya soigneusement les lèvres avec une serviette de lin.
« Je vous renouvelle mes félicitations pour avoir résolu cette affaire, » dit-il en regardant tour à tour Saint-Lucq et Isabelle. « Son Éminence sera satisfaite. »
Saint-Lucq inclina légèrement la tête, tandis qu'Isabelle esquissait un sourire qui masquait habilement l'épuisement de cette journée.
« Le Cardinal appréciera particulièrement la discrétion dont vous avez fait montre, » poursuivit Laincourt. « Moins Paris en sait, mieux nous nous portons. »
« Les murmures sont souvent plus acérés que les lames de nos adversaires, » répondit Isabelle avec finalité.
Laincourt se leva et rajusta sa veste. « Je dois rédiger mon rapport ce soir. Reposez-vous, vous l'avez bien mérité. »
Après un dernier salut, le capitaine quitta la pièce. Un silence s'installa, pesant de tous les non-dits de cette journée. Saint-Lucq demeurait immobile, ses yeux dissimulés derrière ses bésicles rouge sang. Isabelle l'observa du coin de l'œil tout en faisant tourner distraitement le contenu de son verre. Elle se remémorait la façon dont il avait observé avec stupéfaction ses doigts agiles démonter le piège mécanique qui protégeait les documents quelques heures plus tôt, avant que les dracs ne les rejoignent.
« L'air est étouffant ici, » dit-elle finalement en se levant. « Le jardin doit être plus clément à cette heure. »
Elle arrangea les plis de sa robe contre son épée d'un geste expert, puis s'arrêta près de la porte. « M'accorderiez-vous votre compagnie, Saint-Lucq ? »
Un imperceptible frémissement parcourut les traits du sang-mêlé. Sans répondre, il se leva et lui emboîta le pas.
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Le jardin de l'hôtel particulier s'étendait à l'abri des regards, protégé par de hauts murs couverts de lierre ancien. La lune, presque pleine, baignait les allées de gravier d'une clarté argentée qui transformait les gouttes de rosée en diamants épars. L'odeur des buis taillés se mêlait au parfum plus subtil des roses tardives.
Ils marchèrent côte à côte en silence, leurs pas crissant sur le gravier humide. Une brise fraîche fit frissonner Isabelle.
Saint-Lucq s'immobilisa soudain. Son corps se tendit comme la corde d'un arc tandis que du même geste sa main droite glissa vers la garde de son épée. Son regard balayait méthodiquement le bosquet proche.
« Qu'y a-t-il ? » murmura-t-elle, sa propre main trouvant instinctivement le pommeau de son arme.
Le bruissement des feuilles s'intensifia. Saint-Lucq fit un pas en avant, plaçant imperceptiblement son corps entre Isabelle et la source du bruit. Puis, aussi rapidement qu'elle était apparue, la tension quitta ses épaules.
Un chat émergea du feuillage, les observa avec indifférence avant de s'éloigner d'un pas nonchalant.
Leurs regards se croisèrent brièvement lorsqu'il se retourna vers elle, un sourire au coin de ses lèvres. Isabelle rit doucement et haussa les épaules. Lorsqu'elle reprit leur marche, un sourire restait présent sur ses lèvres.
« Nos vies ne nous appartiennent jamais complètement, n'est-ce pas ? » Ce n'était pas une vraie question et Saint-Lucq ne répondit rien.
« Et pourtant, » murmura-t-elle après un moment, « chaque instant est une occasion de savourer notre liberté. »
Ses mots planèrent entre eux, chargés d'intentions, alors qu'ils continuèrent à s'enfoncer dans le jardin silencieux. Le vent agita les branches d'un saule voisin, projetant des ombres mouvantes sur le visage de Saint-Lucq.
« Vous avez été remarquable aujourd'hui, » dit-il soudain, brisant leur silence.
Isabelle tourna son visage vers lui, surprise par cette initiative.
« Face à ce coffre piégé, » précisa-t-il. « Et le calme dont vous avez continué à faire preuve alors que je me chargeais des dracs. »
Isabelle frissonna malgré elle, se rappelant de la tension qui l'avait envahie en entendant les pas des dracs et qui s'était encore intensifiée aux premiers sons de lames qui s'entrechoquaient - elle n'avait immobilisé ses doigts qui manipulait les délicats mécanismes du coffre-fort qu'une fraction de seconde avant de reprendre l'exercice. « Je ne pouvais me laisser distraire... chaque pièce doit trouver sa place exacte. Un seul faux mouvement et tout était perdu. »
Sans un mot, Saint-Lucq retira sa cape et la posa sur les épaules d'Isabelle. Le tissu, encore imprégné de sa chaleur, portait son odeur – un mélange de cuir, d'encre et d'une senteur indéfinissable, presque minérale. Isabelle ferma brièvement les yeux, laissant cette fragrance singulière l'envahir. Elle resserra les pans de la cape autour d'elle, comme pour capturer cette essence qui, depuis des semaines, hantait ses pensées.
Leurs pas les menèrent à un petit kiosque de pierre au fond du jardin, enveloppé dans l'ombre des rosiers. Dans la pénombre argentée de la lune, leurs silhouettes se détachaient comme deux ombres sur une tapisserie nocturne. Saint-Lucq jeta un regard furtif vers la demeure qu'ils avaient quittée, comme s'il mesurait la distance qui les séparait de leurs devoirs, de leur mission, de leur vie de Lames.
Isabelle s'arrêta à l'entrée du kiosque. La brise nocturne agitait doucement les mèches échappées de son chignon, donnant à son visage un cadre mouvant qui captivait le regard de Saint-Lucq. D'un geste assuré, elle tendit la main vers son visage et, lentement, retira les bésicles qui dissimulaient son regard.
Saint-Lucq ferma les yeux à cet instant, dans un réflexe de protection instinctif. Puis, les rouvrit lentement, comme pour intentionnellement lui révéler son regard qu'il cachait si souvent - deux orbes aux pupilles verticales, d'un or liquide cerclé d'émeraude.
Elle soutint son regard sans ciller, bien que son souffle se fît plus court. L'espace d'un instant, un rayon de lune se refléta dans ces pupilles draconiques, leur donnant l'éclat du feu.
« J'ai appris à discerner la vérité dans les regards, » murmura-t-elle, sa voix à peine audible. « Même lorsqu'ils sont... extraordinaires. »
Saint-Lucq ne recula pas. Sa mâchoire se contracta légèrement, seul signe visible du tumulte intérieur qui l'agitait.
« Ce que vous y lisez pourrait vous effrayer, » dit-il d'une voix rauque, sans pour autant briser leur regard.
« Ou me révéler ce que mon cœur espère, » répondit-elle, tenant toujours les précieuses bésicles dans sa main.
Un silence tomba entre eux, chargé d'attente. Au loin, les cloches de Notre-Dame sonnèrent doucement, rappel discret du monde qui continuait d'exister au-delà de leur bulle d'intimité.
Saint-Lucq demeura immobile un instant. Puis, avec une délicatesse surprenante pour un homme de sa stature, il se pencha et prit la main d'Isabelle. Le mouvement fit glisser légèrement la cape sur les épaules de la jeune femme et elle la rattrapa d'un geste vif qui arrêta Saint-Lucq dans son élan. D'un mouvement de l'épaule, elle stabilisa la cape puis offrit un sourire à Saint-Lucq pour l'encourager à reprendre son geste. Il resta un instant à la regarder, avant de tirer encore un peu la main d'Isabelle vers lui. Ses doigts, marqués par les années de maniement de l'épée, tremblaient imperceptiblement alors qu'il retournait la paume d'Isabelle pour y déposer un baiser ardent qui la fit frémir jusqu'au plus profond de son être.
Alors qu'il éloignait sa bouche de la peau d'Isabelle, celle-ci récupéra sa main d'un geste décidé. D'un mouvement souple, elle resserra la cape autour de ses épaules, comme pour puiser du réconfort dans cette chaleur empruntée, puis se baissa et souleva sa robe. La cape, toujours maintenue par ses épaules, s'écarta juste assez pour laisser voir la jambe qu'elle avait avancé. Saint-Lucq retint son souffle, captivé par cette vision inattendue. Elle porta la main à sa cuisse et en retira une dague finement ouvragée dissimulée dans un fourreau attaché à sa jarretière. La cape retomba doucement autour d'elle tandis qu'elle présentait sur ses deux paumes ouvertes l'arme à Saint-Lucq à côté des bésicles rouges qu'elle avait conservé. La lame captait la lumière de la lune et son manche d'ivoire était orné d'arabesques délicates. À sa base, deux initiales étaient gravées : IM.
« Cette dague appartenait à ma grand-mère, » dit-elle. « Elle m'a appris que la véritable force n'est pas dans le bras qui frappe, mais dans le cœur qui décide quand frapper. »
Un hibou hulula au loin, ponctuation fortuite à ses paroles. Elle tendit l'arme vers Saint-Lucq.
« Pour vous rappeler notre liberté, si vous la voulez bien, » murmura-t-elle.
Les doigts de Saint-Lucq effleurèrent les siens lorsqu'il accepta la dague. Il passa son pouce sur les initiales gravées, le métal reflétant la teinte dorée de ses yeux désormais exposés. Un instant, la pensée fugace que cet attachement pourrait un jour les mettre en danger lors d'une mission traversa son esprit, mais il la chassa rapidement.
Sans un mot, il défit les attaches de son pourpoint et en sortit une dague à l'aspect beaucoup plus simple avant d'y faire disparaitre la dague d'Isabelle. La lame en était parfaitement entretenue, et le manche de bois sombre ne portait pour ornement que quelques entailles, usées par le temps.
« Mon premier maître d'armes me l'a donnée, » dit-il, sa voix plus douce qu'à l'accoutumée. « Cette lame, » continua-t-il. « a protégé ma vie plus d'une fois. Qu'elle protège désormais la vôtre. »
Isabelle prit la dague que lui offrait Saint-Lucq. Le manche, poli par des années d'usage, s'adapta parfaitement à sa paume, comme si l'arme l'avait attendue. Elle la porta à ses lèvres, y déposant un baiser léger.
« Je la porterai toujours sur moi, » promit-elle, consciente de l'immense signification de cet échange.
La brise fraîche s'était à nouveau levée, apportant avec elle le parfum des roses et agitant doucement les mèches échappées du chignon d'Isabelle.
Elle s'approcha davantage, jusqu'à ce que leurs souffles se mêlent dans l'air frais de la nuit. Elle posa sa main libre sur le torse de Saint-Lucq, sentant sous ses doigts les battements précipités de son cœur.
« Ce cœur parle plus clairement que bien des poètes, » dit-elle avec un sourire.
Saint-Lucq posa sa main sur la sienne, la pressant doucement contre sa poitrine. La lune jouait dans les cheveux d'Isabelle, créant un halo argenté autour de son visage. Avec son autre main, il effleura sa joue avant d'approcher son visage du sien.
Leurs lèvres se trouvèrent enfin, d'abord avec hésitation, comme le premier contact d'une lame contre une autre, puis avec une passion trop longtemps contenue. Au-dessus d'eux, la lune brillait, témoin silencieux de ces aveux sans paroles. Un rossignol entama son chant nocturne, mélodie parfaite pour accompagner ce moment suspendu dans le temps.
Lorsqu'ils se séparèrent, essoufflés, les yeux de Saint-Lucq luisaient d'une intensité nouvelle – non plus la vigilance froide d'une Lame, mais la flamme brûlante d'un homme qui venait de trouver son ancrage.
« Le Cardinal possède mon épée. Pour le reste... » dit-il en caressant la joue d'Isabelle, laissant sa phrase en suspens, le non-dit plus éloquent que toute déclaration.
Isabelle sourit, penchant sa tête pour prolonger le contact et serrant doucement dans sa main la poignée de bois simple et les fragiles verres rouges.
« Nous portons deux serments désormais, » murmura-t-elle simplement.
Un nuage passa devant la lune, plongeant momentanément le jardin dans une obscurité plus profonde. Lorsque la clarté revint, la lame avait disparu et Isabelle essuyait les verres avec un morceau de sa chemise. Quand elle eut terminé, elle les tendit à Saint-Lucq qui les reprit avec un sourire reconnaissant. Il les replaça sur son nez, masquant à nouveau ses yeux extraordinaires.
Cet échange, simple en apparence, était à nouveau une promesse tacite - ils feraient face ensembles aux périls du monde extérieur et sauraient se retrouver, sans masques ni faux-semblants dans leurs moments de liberté.
