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Chapter Text

Tout était en feu.

L’avion était en flammes tout n’était que chaos et confusion autour d’elle, et Anne ne se souvenait pas avoir déjà eu autant peur de toute son existence.

Ce n’était pas censé se passer comme ça.

Quand elle et les autres colombes du pensionnat de Saint-Cyr s’étaient embarquées pour faire ce voyage, aucune d’entre elles n’aurait imaginé que ça se terminerait comme ça.

Elles étaient en vie, pour la plupart, du moins Anne le croyait, l’espérait de toutes ses forces, et tout ce qui l’intéressait pour l’instant c’était d’échapper aux flammes, et oh est-ce que Gertrude allait bien ?

Elle souffrirait mille morts si une seule de ses amies disparaissait, mais si celle-ci mourait, elle le savait déjà.

Elle n’y survivrait pas.

Le feu était autour d’elle, et elle voulait fuir, fuir, mais elle avait tellement peur de faire quelque chose, et…

« Anne ! »

La voix de Gertrude la tira de torpeur et elle se ressaisit aussitôt.

La peur n’avait pas disparu, de même que le danger qui l’entourait.

Mais qu’importe.

Tant que sa petite-amie serait là, à ses côtés, elle trouverait toujours un moyen de s’en sortir.

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Même la douleur était complètement incapable de priver Gertrude du sentiment de fierté qui l’envahissait actuellement.

Elle aurait sans doute dû être en train de hurler de douleur actuellement, à cause de la morsure du fouet qui s’abattait de manière régulière sur son dos, mais, les dents serrées, elle s’y refusait.

Par orgueil tout d’abord, pour ne pas leur montrer à quel point c’était douloureux, la punition était déjà assez humiliante comme ça, hors de question de donner satisfaction aux maîtresses de Saint-Cyr, aussi gardait-elle la tête haute, fièrement dressée en signe de défi.

Pour sa chère Anne ensuite, pour qu’elle ne se sente pas seule ou plus mal qu’elle ne devait déjà l’être, pour lui prouver qu’elle n’avait pas à se sentir honteuse pour ce qu’elles avaient fait, pour ce qui s’était passé, pour ce qu’elles avaient tenté d’accomplir ensemble, en désespoir de cause.

Elles avaient tenté de se révolter, contre leurs enseignantes, contre les lois cruelles qui régissaient cette maison depuis un moment, un endroit qui avait fini par devenir une prison dans laquelle Gertrude ne se sentait plus chez elle.

Si elle avait pu continuer de converser avec Anne, la situation aurait été beaucoup plus supportable, mais même cela lui avait été cruellement ôté.

Il ne lui était plus rien resté à part un profond sentiment de révolte et d’injustice.

Et elles avaient échoué, bien sûr, évidemment, à elles deux seules, qu’auraient-elles pu faire en vérité ?

Mais malgré ça, malgré leur défaite, Gertrude était tentée de sourire, chose qu’elle aurait faite si elle n’avait pas craint que cela ne soit interprété comme de l’arrogance mal placée et que les coups de fouet ne deviennent après cela plus violents ou plus nombreux, ou pire, qu’Anne en fasse les frais à sa place.

Parce qu’elles avaient accompli quelque chose.

Parce qu’elle et Anne avaient réussi à démontrer que malgré tous leurs efforts, les maîtresses de Saint-Cyr n’étaient pas parvenus à faire d’elles des jeunes filles dociles et obéissantes, passives face à l’injustice, non, elles pouvaient être rebelles, fières, fortes et courageuses.

Un vent de rébellion avait soufflé sur l’école, une véritable tempête qui, la colombe l’espérait, emporterait bientôt tout sur son passage.

D’autres l’avaient été avant elles, et contrairement à Charlotte, à Hortense ou à Henriette, les choses ne s’étaient pas vraiment déroulées comme prévues, mais au bout du compte, ça revenait au même.

Elles aussi elles allaient quitter Saint-Cyr.

De la pire des manières possibles, mais elles seraient libres, enfin, loin de cet endroit cruel et de ses règles oppressantes, et surtout elles seraient ensemble.

Gertrude aurait celle qu’elle aimait à ses côtés, et elle se le jurait, rien ni personne ne pourrait lui enlever ça.

Et lorsque, plusieurs mois plus tard, elles se retrouvèrent toutes les deux à bord d’un navire en partance pour le Nouveau monde, elle ne savait pas comment les choses allaient se dérouler.

Mais elle était sûre d’une chose en revanche.

Elle ferait tout pour qu’Anne reste à ses côtés.

Quoi qu’il advienne.

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Anne savait très bien qu’aucune des maîtresses qu’elle avait eues autrefois à Saint-Cyr n’aurait approuvé ce qui était en train de se passer.

Autrefois, cela l’aurait affectée, lui aurait fait peur, mal aussi, tellement elle avait peur de ne pas rentrer dans le rang, de ne pas être en tout point parfaitement irréprochable.

Désormais, près de dix ans plus tard, longtemps après leur expulsion commune de l’établissement, elle n’en avait que faire.

Sans doute parce que désormais elle n’était plus à Saint-Cyr, qu’il n’y avait plus personne pour lui donner des ordres, la surveiller ou contrôler le moindre de ses faits et gestes.

Oui, elle était sur un autre continent, sans mari (elle et Gertrude avaient fui loin des hommes qui les avaient achetées dès qu’elles en avaient eu l’occasion), elle vivait avec une femme et elle l’aimait.

Et alors ?

Comment aurait-elle pu se blâmer pour ça, ou trouver ça mal ?

Alors que suivre les règles n’avait jamais que réussi à la transporter aux frontières du désespoir.

Alors qu’ici et maintenant, elle était enfin libre, elle-même, heureuse et comblée.

Alors qu’elle chantait une berceuse à Gertrude pour l’endormir afin qu’elle ne fasse pas de cauchemars à cause de ce qu’elle avait vécu durant son « mariage », et qu’elle caressait le chat qu’elles avaient recueilli quelques jours plus tôt et qu’elle réalisait qu’elle n’avait besoin de rien d’autre dans l’existence que de mener une vie paisible aux côtés de l’autre colombe.

Elle avait brisé toutes les règles qu’elle aurait pourtant dû suivre à la lettre.

Et ce constat la rendait particulièrement heureuse.

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La journée était belle et ensoleillée, mais des gros nuages gris allaient couvrir le ciel de tout le monde et plus rien ne serait jamais comme avant à la fin de cette journée.

Et si Gertrude avait su ce qui allait se passer, sans doute aurait-elle agi plus prudemment, aurait-elle un peu mieux dissimulé son bonheur.

Mais elle n’y pensa pas, parce qu’elle et Anne avaient trouvé un moyen de se retrouver, en cachette, pour se parler, ne plus avoir à seulement s’échanger des mots que n’importe qui pourrait trouver et lire.

Enfin elle arrivait à être heureuse, malgré l’atmosphère sombre et oppressante qui régnait à Saint-Cyr depuis que l’abbé Godet des Marais y faisait régner sa loi.

Mais certaines choses n’étaient pas faites pour durer.

Aussi, quand Gertrude se retrouva au pied du mur, qu’une des enseignantes découvrit son secret et la dénonça, quand cette révélation éclata au grand jour, elle ne ressentit ni honte, ni remords.

Seulement un unique regret, celui de ne pas avoir eu le courage d’embrasser sa chère Anne au moins une fois avant d’être condamnée à être séparée d’elle pour toujours.

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Ma chère Anne,

Je tiens à ce que tu saches qu’ici je suis très heureuse et que je pense à toi tous les jours. Je…

Anne savait très bien qu’elle aurait dû se sentir infiniment heureuse de recevoir des lettres de sa bien-aimée.

Surtout alors qu’elle n’y était pas autorisée et que sans l’entremise de Marguerite de Caylus, cela ne serait jamais arrivé, elle n’aurait jamais su ce qu’il lui était arrivé, et elle l’était sincèrement, chaque lettre de Gertrude la comblait de joie.

Mais depuis un moment, quelque chose sonnait faux.

L’enthousiasme présent dans toutes ses lettres ne parvenait jamais complètement à dissimuler le fait que l’ancienne colombe ne donnait jamais réellement de détails sur sa vie, ne parlait pas longuement de son mari, l’évoquait seulement brièvement, parlait surtout de Saint-Cyr et d’à quel point Anne lui manquait, ou de ce qu’elle accomplissait comme tâches.

Et Anne avait beau être naïve elle savait lire entre les lignes, et elle avait fini par percer le mystère, découvrir derrière tous les mensonges une vérité que Gertrude ne pouvait pas lui dissimuler bien longtemps.

Elle n’était pas heureuse au Nouveau monde.

La colombe ignorait si c’était parce qu’elles étaient séparées, parce que la vie était rude sur ce nouveau continent ou si son mari était violent et mauvais avec elle, mais quelle que soit la réponse, elle sentait une détermination nouvelle grandir en elle alors que les mois s’écoulaient et que les mensonges s’accumulaient sans cesse dans les écrits qu’elle lui envoyait le plus souvent possible.

Celle de quitter de Saint-Cyr et d’aller la retrouver, où qu’elle soit et de la tirer de la vie morne, terne et triste dans laquelle elle avait été enfermée.

Parce que Gertrude méritait d’être heureuse.

Et elle aussi.

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Gertrude avait l’impression qu’on lui enfonçait actuellement un poignard dans le cœur.

Peut-être que si c’était réellement arrivé, ça aurait été bien moins douloureux et insupportable que ce qui était en train de se dérouler juste sous ses yeux.

Anne…

Anne était en train de se faire fouetter.

Gertrude serra son mouchoir entre ses doigts tremblants, saisie d’une envie de hurler alors que les larmes dévalaient le long de ses joues.

Ce n’était pas juste.

Rien dans cette situation ne l’était.

Les séparer n’avait pas été juste, toutes ces règles cruelles et injustes non plus, et comme elle les détestait pour ça, comme elle les haïssait de les empêcher de s’aimer.

Et maintenant Anne était en train de souffrir le martyr, et c’était de leur faute.

Et de la sienne.

Parce qu’elle avait commis un acte abominable et que son aimée s’était sacrifiée pour elle, parce qu’elle était une bien meilleure personne qu’elle ne le serait jamais.

Et maintenant, elle allait la perdre, pour toujours.

Fouettée, punie pour un crime qu’elle n’avait pas commis, humiliée devant toutes les colombes, expulsée de Saint-Cyr pour toujours et promise à une vie incertaine et douloureuse, tout ça parce qu’elle avait fait le pire choix possible.

Gertrude ne savait pas au juste qui le plus blâmer pour son cœur qu’on arrachait si cruellement de sa poitrine, mais elle voyait bien que sa vie était en train de s’écrouler autour d’elle.

Et elle n’était pas sûre de jamais réussir à ramasser les morceaux de son être brisé et de les remettre à leur place après cela.

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Gertrude adorait la période du Carnaval.

Pouvoir se déguiser, porter un masque, être une autre personne, dans ce moments-là où elle feignait d’être quelqu’un d’autre, avoir le sentiment qu’elle pouvait faire ce qu’elle voulait était merveilleux.

Comme elle était loin de Saint-Cyr, de son carcan et de ses règles.

Ici, elle avait Anne, elle avait le choix, et c’était mieux que tout ce à quoi elle aurait pu rêver.

Masquée, costumée et habillée en homme, elle pouvait danser au bras de celle qu’elle aimait, et ensuite prétendre, si on l’appelait Gertrude, ce n’était pas moi, avec un air malicieux.

Elle pouvait embrasser Anne dans les coins sombres, ceux dans lesquels personne ne pouvait voir qu’elle était une femme.

Ce bal, c’était l’occasion de profiter de chaque instant, en attendant le moment où elle et Anne pourraient partir et se construire une vie.

Ensemble.

Dans un endroit où elles n’auraient plus besoin de se cacher pour pouvoir s’aimer.

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Quand la sorcière Gertrude avait parlé à son entourage de son envie d’explorer les mers, elles l’avaient presque tout regardée comme si elle était folle.

Charlotte, rebelle et anti-conformiste dans l’âme, et Henriette, capitaine d’un navire pirate, n’avaient pas sourcillé et l’avaient soutenue.

Mais Gertrude, surtout, ne voulait pas seulement explorer les océans, elle voulait respirer sous l’eau, rencontrer les sirènes.

Elle savait bien qu’elle n’y parviendrait jamais, que l’océan lui serait à jamais inaccessible, malgré sa magie, mais elle pouvait toujours rêver.

Et puis elle avait rencontré Anne, un jour où elle nageait paisiblement dans la mer, alors que la sirène l’observait avec curiosité.

Elles s’étaient revues, plusieurs fois, avaient discuté de leurs différences de monde, de leurs goûts, de leur envie d’aventure et d’exploration d’un monde qui leur était interdit, s’étaient rapprochées au fil du temps.

Quand Gertrude avait réalisé qu’elle était tombée amoureuse d’elle, elle n’avait pas eu peur un seul instant.

Elle aimait Anne, et Anne l’aimait.

Comment est-ce que face à ça, leurs différences auraient pu réussir à les séparer ?

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C’était dans ce genre de moments qu’Anne se rappelait ce qui l’avait fait tomber amoureuse de Gertrude.

Quand, chez l’apothicairesse, elle la voyait rassembler des ingrédients pour ensuite préparer un remède pour une des malades, elle voyait son cœur fondre de tendresse.

Surtout que Gertrude n’aimait pas ça, s’ennuyant rapidement et préférant faire d’autres activités contrairement à Isabeau, mais justement.

Elle avait fait contre mauvaise fortune bon cœur et avait fini par devenir assez douée, et ne rechignait plus à aider, même si elle s’était portée volontaire pour passer plus de temps avec Anne, elle s’en sortait mieux désormais.

Et Anne était heureuse.

Heureuse de l’aider à préparer des remèdes, heureuses de leurs conversations, de leurs sourires, de ces moments volés à Saint-Cyr, de leurs fous rires, de leurs discussions sur les remèdes ou les poisons, sur l’arme la plus surprenante qu’elles pourraient créer avec les plantes qu’elles avaient en leur possession.

Et la colombe ne voulait perdre en aucune façon tous ces moments passées avec elle.

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Anne s’était demandée, à de nombreuses reprises, comment au juste Gertrude faisait pour continuer à résister.

Si elle avait été seule, elle savait bien qu’elle se serait écrasée, se serait laissée étouffer par les nouvelles règles et lois de Saint-Cyr, qu’elle aurait eu trop peur pour tenter de faire autre chose que de s’y plier.

Elle n’aurait pas continué à essayer de la voir, quoi qu’il advienne, en dépit des conséquences si jamais on les découvrait, si on apprenait ce qu’il se passait, si on les surprenait en train de s’embrasser, si un seul de leurs mots d’amour était trouvé par une des maîtresses.

Elle aurait plié l’échine, comme toutes les autres, en priant pour qu’un jour les choses s’améliorent.

Mais pas Gertrude.

Gertrude voulait vivre, sourire, être heureuse, aimer, lutter contre les obstacles qui se trouvaient sur sa route, sans jamais abandonner, même si la lutte pouvait sembler trop désespérée et perdue d’avance, même si ce qu’elle faisait n’était pas autorisé.

Gertrude souriait, semblait lancer un défi au monde, Gertrude l’aimait et chacun de ses sourires, de ses baisers, de ses mots, redonnait de l’espoir à la colombe.

Gertrude lui donnait des raisons d’être courageuse, et c’était aussi pour ça qu’Anne l’aimait autant.

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Anne savait qu’elle n’aurait pas dû y penser.

Mais en ce jour, cela faisait désormais quinze ans qu’elle et Gertrude avaient été chassées de Saint-Cyr, expulsées, envoyées loin du royaume de France pour le Nouveau monde, quinze ans qu’elles avaient bâti une nouvelle vie ensemble.

La colombe regrettait parfois l’établissement, certaines des maîtresses, les autres colombes, évidemment, mais elle ne regrettait aucunement cette vie qui leur appartenait, qu’elles avaient choisie et organisée comme elles le voulaient.

Elles étaient libres et heureuses.

Alors dans ce cas-là, pourquoi ?

Pourquoi est-ce que, lors de cette date fatidique, son cœur se serrait-il à chaque fois ?

Elle avait tout ce dont elle aurait pu rêver pourtant.

Dans leur village, celui qu’elles avaient fondé ensemble, avec l’aide de Margot, de sa famille et de son peuple, tous ceux qui voulaient y vivre y étaient les bienvenus, peu importe leur nationalité, leur couleur de peau, leur religion (Anne songeait parfois avec nostalgie que Charlotte aurait aimé vivre dans ce lieu) ou la personne qu’ils aimaient.

Des gens étaient heureux dans ce havre de paix, grâce à elles.

Mais ça ne suffisait pas toujours à chasser le murmure pernicieux qui s’installait parfois dans son esprit.

Ce n’est pas moral.

Non, aux yeux des maîtresses de Saint-Cyr et de bien d’autres gens, sa vie avec Gertrude ne l’était pas, rien dans son existence ne l’était, et elle avait bien du mal à faire disparaître la culpabilité qui lui serrait parfois le cœur quand elle pensait un peu à trop à cet endroit où elle était restée durant des années.

Puis elle se souvenait qu’au bout du compte, elles ne pouvaient pas l’atteindre de là où elles étaient, qu’elle avait fait un choix et qu’elle n’en changerait jamais.

Quand la tristesse était trop grande, elle jouait avec son chat, ou avec un des chiens du village, qui parvenaient toujours à la faire sourire ou rire et qui lui tenaient compagnie quand Gertrude ou les autres villageois étaient occupés ailleurs.

Et puis de toute façon, il suffisait d’un sourire ou d’un baiser de la part de l’autre colombe pour que toute sa tristesse et ses doutes s’évanouissent en un instant.

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Jamais Gertrude n’avait voulu aller à Istanbul.

En vérité, si elle avait pu avoir le choix, jamais elle n’aurait quitté la France, jamais elle ne se serait rendue dans l’Empire ottoman.

Pas en tant en tant qu’esclave en tout cas.

Pas en tant que concubine faisant parti du harem du futur sultan Osman.

Si elle avait pu, elle se serait enfuie, loin de tout ça, et même les robes, les bijoux, les miroirs et autres objets magnifiques du palais n’auraient pas suffi à la faire rester.

Malgré tout, elle était heureuse d’une seule et d’unique chose, en dehors du fait le shezade, amoureux de sa concubine Meleksima, ne la touchait pas.

À Topkapi, elle avait rencontré Anne.

Anne, qu’elle avait aussitôt prise sous son aile, qu’elle s’était acharnée à protéger face à la violence du harem et des autres concubines.

Anne dont elle était tombée amoureuse si vite qu’elle ne s’en était même pas rendue compte tout de suite, tellement ça semblait être une évidence.

Elle était toujours une colombe en cage, et sa bien-aimée aussi.

Mais elle avait une raison de tenir désormais.

Et aussi d’espérer qu’un jour, peut-être, elles parviendraient toutes deux à regagner leur liberté.

Ensemble.

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Anne ne se serait jamais attendue à trouver l’amour de cette manière.

Pas comme ça, pas en rencontrant sa voisine de balcon, sur son balcon, tandis qu’elle était sur le sien, comme ça, par hasard, un soir, avant de commencer à discuter avec elle.

Elle ne savait rien d’elle, à part qu’elle s’appelait Gertrude, qu’elle était plutôt douée avec les plantes et qu’elle venait tout juste d’arriver en ville.

Elle savait qu’elle était jolie en revanche, gentille et drôle et qu’elle avait envie de lui parler à nouveau de cette manière, l’une sur un balcon et l’autre sur celui d’à côté, même c’était spécial comme manière de discuter.

Mais Anne s’en fichait, elle trouvait ces moments apaisants, revigorants, et toutes les discussions qu’elles eurent ensemble au fil des semaines, tous leurs rires, leurs fous rires, lui firent réaliser au bout d’un moment qu’elle en était tombée amoureuse, comme ça, séparées par une courte distance.

Et quand Gertrude finit par l’inviter à sortir avec elle, pour qu’elles puissent se voir enfin ailleurs que sur leurs balcons respectifs, elle accepta aussitôt.

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Quand elle avait vu l’objet, le cœur de Gertrude avait aussitôt fait un bond dans sa poitrine.

La jeune chômeuse avait pris l’habitude de faire fréquemment des brocantes pour se changer les idées et elle venait tout juste de tomber sur un objet magnifique.

Un bracelet qui était de toute évidence, elle le pressentait dans son être, ancien, très ancien.

Il le lui fallait, même si elle ne savait pas au juste pourquoi, tout comme elle n’avait jamais réussi à comprendre pourquoi elle tâchait de retrouver le plus d’objets datant de l’époque du règne de Louis XIV, elle en ressentait le besoin irrépressible.

C’était un mystère qu’elle n’était toujours pas parvenue à élucider, et qui la troublait beaucoup.

Alors qu’elle s’apprêtait à s’emparer de l’objet, une main se posa dessus en même temps que la sienne.

Gertrude se figea, interdite, et déjà prête à apostropher l’importun(e) qui osait se mettre entre elle et le trésor qu’elle était à deux doigts d’acquérir, quand soudainement, elle croisa le regard de l’inconnue.

Inconnue qui n’en était pas une.

Pourtant, cette femme qui se tenait tout juste en face d’elle, Gertrude aurait juré qu’elle ne l’avait jamais vue de sa vie, et pourtant.

Il y avait quelque chose de familier en elle et qui…

Quand d’un seul coup, tout lui revint en mémoire, la jeune femme sentit sa gorge se nouer.

Saint-Cyr, Madame de Maintenon, les colombes, la tentative d’empoisonnement, le Nouveau monde, leurs retrouvailles…

Une autre vie, vécue des centaines d’années plus tôt, et dont elle ne se souvenait pas, et oh comme ça expliquait tant de choses.

« Anne ? Bredouilla-t-elle d’une voix mal assurée et perdue.

Dans les yeux de l’ancienne colombe, une lueur brillait, la même que dans les siens.

- Gertrude ? »

Gertrude se souvenait de bien des choses maintenant, concernant son ancienne vie, mais une surpassait toutes les autres.

C’était d’à quel point elle l’avait aimée, autrefois.

Le bracelet oublié, elle se jeta dans les bras d’Anne qui la serra immédiatement contre elle, et Gertrude sentit des larmes de joie lui monter aux yeux.

Elle était rentrée à la maison.

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Anne avait du mal à rester concentrée.

Elle aurait dû l’être pourtant, après tout elle était en cours, un cours auquel elle était censée être attentive et qui l’intéressait, parlant d’œuvres et de peintures de la Renaissance, mais elle n’y parvenait pas.

Parce que Gertrude était juste à côté d’elle.

Gertrude, si belle, si gentille, si forte, elle et son sourire, ses longs cheveux dans lesquels le vent venait souvent se perdre.

Elle était amoureuse d’elle depuis le lycée, depuis qu’elles se connaissaient, et maintenant qu’elles étaient à la fac, ça n’avait pas changé, rien n’avait changé.

À part peut-être une chose.

Aujourd’hui, elle allait enfin oser se lancer.

Elle allait demander à Gertrude si elle voulait sortir avec elle, dépasser sa réserve et sa timidité habituelle, parce que si elle ne le faisait pas, elle vivrait éternellement avec des regrets.

Bien décidée, elle reprit sa prise de notes avec attention.

Ce n’était pas parce qu’elle était sur le point de peut-être avoir une vie amoureuse qu’elle devait pour autant cesser d’être sérieuse et travailleuse.

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Gertrude, souvent, n’arrivait pas à dormir.

Depuis qu’elle se souvenait de son passé, de la vérité, de cette autre vie dont elle ne savait rien avant ses retrouvailles avec Anne, son ancienne existence revenait fréquemment la hanter.

Saint-Cyr, les règles devenant de plus en plus cruelles, sa séparation d’avec Anne, sa colère, son désespoir, cette tentative de meurtre qui avait tout fait basculer, son expulsion, les coups de fouet.

Il y avait certaines choses dont elle aurait aimé ne pas se souvenir au bout du compte, et réaliser qu’elle avait grandi dans une école privée dans cette vie, dans une école qui ressemblait par bien des aspects à Saint-Cyr, mais que ça ne lui avait pas redonné ses souvenirs pour autant, lui donnait presque envie de rire.

Parfois, même lorsqu’Anne était blottie dans ses bras, le sommeil la fuyait.

Elle ne disait rien à sa petite-amie, pour ne pas l’inquiéter, pourtant l’ancienne colombe ne pouvait que voir les cernes se dessiner de plus en plus sous ses yeux.

Aussi, une nuit, alors que Gertrude s’était levée pour aller boire un verre d’eau, Anne se réveilla et la suivit.

« Tu te souviens des bals de Versailles ? Lui demanda-t-elle alors.

Gertrude eut un sourire amer.

- Tu veux dire ceux auxquels ni toi ni moi n’avons jamais eu le droit d’assister ?

Elles étaient des colombes, pas des dames de la cour, elles devaient être modestes, pieuses, obéissantes, reconnaissantes, même si ce n’était pas forcément ce qu’elles étaient foncièrement.

- Oui. Je me souviens des récits de Marguerite de Caylus, de ce que j’ai lu à ce sujet dans notre nouvelle vie, et… ça avait l’air si magnifique qu’il semblait que le simple fait d’y participer suffisait à annihiler toute tristesse.

Elle tendit sa main à Gertrude.

- Danse avec moi, reprit-elle.

- Ici ? Fit Gertrude, stupéfaite. Dans notre cuisine ?

Anne haussa les épaules.

- Pourquoi pas ? Ce n’est pas Versailles, et je n’ai pas une robe splendide ni des bijoux étincelants, mais… mais je pense qu’on le mérite. D’avoir notre danse, à toutes les deux, celles qu’on a… qu’on aurait jamais pu danser ensemble à l’époque. À chaque fois que tu te sentiras mal à cause de Saint-Cyr ou de l’Amérique, viens me voir et danse avec moi. Dansons toutes les danses qu’ils ne nous ont jamais autorisées à avoir. Dansons pour chasser les ombres et que le soleil revienne dans ton cœur. Jusqu’à l’aube s’il le faut. »

Alors qu’elles dansaient ensemble, maladroitement, en riant, Gertrude sourit.

Non ce n’était pas Versailles.

Mais c’était encore mieux, parce que c’était à elles.

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Henriette n’était pas censée l’apprendre comme ça.

En réalité, elle n’était même pas censée l’apprendre du tout.

C’était un secret, leur secret, celui qu’elles gardaient toutes les deux depuis des semaines, veillant à ce que personne ne les surprenne.

Apparemment, elles n’avaient pas été assez prudentes.

Parce que la bretonne les avait surprises en train d’échanger un baiser.

Elle avait entendu Gertrude appeler Anne mon amour.

Le baiser, le surnom, celle qui rêvait de partir en mer n’était pas stupide, elle n’avait pu que comprendre.

Et, le ventre noué par la peur, Gertrude s’était figée sur place.

Tout était perdu.

Elle, Anne, tout ce qu’elles avaient réussi à construire ensemble à Saint-Cyr, tout allait disparaître en une fraction de secondes, tout ça parce qu’elles avaient été trop stupides et imprudentes.

Parce que pour aussi rebelle que soit Henriette, elle allait parler, forcément, les dénoncer, le dire à une des maîtresses et alors…

Elle pouvait déjà entendre les remontrances de leurs enseignantes.

« Henriette… Balbutia-t-elle alors, à deux doigts de fondre en larmes, prête à la supplier, à lui promettre n’importe quoi pour qu’elle se taise.

À sa grande surprise, Henriette sourit, ne semblant ni dégoûté, ni horrifiée, ni en colère.

- Je ne dirai rien.

Gertrude cligna des yeux, stupéfaite.

- Quoi ?

- Tu penses vraiment que toi et Anne êtes les seules à pencher du côté de ce bord là ? L’interrogea la malouine.

La colombe la regarda comme si elle la voyait pour la première fois.

- Tu… Fit Anne, aussi surprise que Gertrude.

- Il n’y a pas que moi. Vous n’aviez jamais remarqué à quel point Charlotte et Hortense étaient proches ? Alors ne vous en faites pas, votre secret est bien gardé avec moi. »

Gertrude aurait sans doute dû se montrer méfiante, craindre qu’elle ne leur mente à toutes les deux, mais la sincérité sur le visage d’Henriette lui donna envie de lui faire confiante.

Elle eut raison.

Parce que quand la bretonne partit de Saint-Cyr pour Saint-Malo, elle accepta de les emmener avec elle.

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La reine Anne était beaucoup de choses.

Douce, gentille, obéissante, respectueuse des règles, désireuse de faire au mieux, de ne pas faire de vagues.

Anne ne s’était jamais considérée comme une personne très courageuse.

Tout avait changé quand elle avait rencontré la princesse Gertrude.

À partir du moment où elle était devenue son amie, sa meilleure amie, tout avait changé.

Lorsque l’amour s’y était mêlé, plus rien n’avait pu être comme avant.

Et Anne, oh, Anne avait toujours su qu’elle devrait faire un choix un jour, le choix que les héroïnes des romances qu’elle aimait tant lire devaient parfois faire, même si son cœur se brisait d’avance rien qu’à cette idée.

Et puis elle avait appris qu’elle devait se marier, Gertrude était venue la voir pour lui demander de fuir avec elle, et tout avait basculé.

Non, Anne n’était pas courageuse.

Du moins elle le croyait.

Anne suivait son devoir, toujours.

Mais pas cette fois.

Certaines choses méritaient qu’on se batte pour elles, qu’on envoie tout valser, devoir, honneur, responsabilités, et sa relation avec Gertrude était l’une d’entre elles.

Quand elle partit avec elle, au loin, sa main dans la sienne, ce fut sans le moindre regret.

Elle n’avait jamais aimé porté la couronne de toute façon, et Adélaïde et Aniaba s’en sortiraient très bien à sa place.

Elle, elle allait être heureuse.

Et ça valait bien tous les royaumes du monde.

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Quand Gertrude n’était pas là, Anne avait le sentiment que la maison était incroyablement vide.

Sa petite-amie lui manquait, leurs moments passés ensemble devant la cheminée, leurs danses dans la maison quand quelque chose n’allait pas, ou au contraire lorsqu’elles étaient heureuses, leurs discussions, leurs rires, leurs projets d’avenir.

Anne mettait son parfum, l’appelait le plus souvent possible et attendait son retour avec impatience.

Mais elle faisait également ce qu’elle avait à faire de son côté, s’acharnant à retrouver les Colombes qu’elles avaient autrefois connues durant leur première vie, à Saint-Cyr, et qui, peut-être, se souvenaient de qui elles étaient, ou p as.

Quand elle accueillit Charlotte, Hortense et Louise chez elles pour la première fois depuis qu’elle les avait revues, et qu’elles passèrent toutes les quatre l’après-midi ensemble, se rappelant d’innombrables choses qu’elles avaient cru oubliées, Anne sentit un sourire se dessiner sur ses lèvres.

Oh, comme elle avait hâte que Gertrude rentre et qu’elle puisse enfin renouer avec ses amies d’autrefois !

Chapter Text

Si elle l’avait pu, Gertrude aurait emmené Anne avec elle loin de cet enfer.

Quand elle avait tenté de lancer cette rébellion, à Saint-Cyr, jamais elle n’aurait pu imaginer qu’elles en arriveraient là un jour, envoyées au Nouveau monde pour y être « mariées » (vendues plutôt, et elles n’avaient pas le choix, elles n’avaient jamais eu le choix), et lire la peur dans les yeux d’Anne lui brisait le cœur.

Tout était de sa faute.

Parce qu’elle s’était rebellée.

Parce qu’elle n’avait pas voulu rentrer dans le rang.

Parce qu’elle avait entraîné Anne là-dedans alors qu’elle aurait pu la laisser vivre une vie morne et fade, mais confortable, sécurisée.

Sa compagne avait fait un choix, certes.

Mais c’était elle la responsable de tout cela.

Elle ne regrettait rien.

Mais elle aurait aimé pouvoir la protéger mieux que ça.

Elles allaient être séparées, sans doute éloignées, en devant épouser des hommes dont elles ne savaient rien et qu’elles n’aimaient pas.

Elle ne pouvait pas qualifier Saint-Cyr, pas ce qu’était devenu Saint-Cyr récemment en tout cas, de bon vieux temps.

Mais ici et maintenant, perdue dans une situation incertaine qu’elle ne pouvait pas maîtriser, face à un futur qui ne pouvait que tourner mal, elle était presque tentée de le faire.

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Quand Gertrude s’écria « il est mort ! Il est mort ! », Anne s’étonna de la voir pleurer.

Cela faisait déjà plusieurs mois qu’Anne et Gertrude étaient mariées, depuis déjà quelques semaines elles s’étaient retrouvées et avaient fui ensemble loin de leurs maris, qu’elles n’appréciaient guère et qui le leur rendaient bien.

Désormais, elles étaient certes libres, protégées par la tribu de Margot, mais chacune vivait avec la peur au ventre qu’un jour, tout ne finisse par s’écrouler si jamais l’époux qui les avait achetées les retrouvait et décidait de ramener sa femme chez lui.

Une chose qui n’arriverait plus jamais à Gertrude, dont l’époux était décédé, comme venait de lui apprendre le frère de Margot.

Et elle pleurait.

De joie, réalisa rapidement Anne, elle pleurait et riait en même temps, un sourire soulagé sur les lèvres.

Il venait de mourir et elle, elle était enfin libre.

Elle était loin de Saint-Cyr, loin de la France, et personne n’avait plus le moindre droit ou pouvoir sur elle.

Elle pouvait recommencer à vivre normalement, savourer chaque jour qui passait sans crainte, elle pouvait aimer Anne, construire une vie avec elle sans avoir l’impression que tout lui serait enlevé un jour.

Et oh comme Anne était heureuse pour elle, mais surtout, elle en avait la certitude absolue maintenant.

Tout n'était pas parfait, mais un jour, les cicatrices ne paraîtront plus.

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« Tu n’es pas obligée de faire ça si tu n’en as pas envie. »

Gertrude offrit un sourire faible à Anne.

C’était vrai, l’autre colombe avait raison.

Elle n’était pas obligée d’aller se baigner dans la rivière, elle qui, tout comme Anne, avait la phobie de l’eau depuis leur voyage en bateau vers le Nouveau monde.

Certes, aucune d’elle deux n’avait manqué de se noyer durant le trajet, mais les conditions avaient été tellement abominables qu’elles n’avaient pas pu empêcher de laisser cette peur les envahir, la peur d’une tempête, d’un naufrage, savoir que leurs vies ne seraient pas celles qui seraient protégées en priorité si cela arrivait.

Cette peur, Gertrude voulait la dépasser désormais.

Chaque cours d’eau, chaque rivière qu’elle voyait la faisait frissonner de terreur, la peur d’y tomber, de sombrer, de se noyer, alors qu’elle savait bien nager pourtant.

Mais elle avait fui son époux et la peur qui allait avec.

« Si, lui répondit-elle d’une voix assurée. Ça me va. »

Elle voulait faire disparaître cette peur là aussi, et elle le ferait avec Anne, de la même manière qu’elles avaient toujours tout fait depuis qu’elles avaient quitté Saint-Cyr.

Ensemble.

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Gertrude avait longtemps été considérée à Saint-Cyr comme de la mauvaise herbe.

Une graine de rebelle, un élément perturbateur, pas au même niveau qu’une Charlotte de Lestrange ou qu’une Henriette de Pusay, mais elle était surveillée étroitement.

Anne ne l’avait jamais vue de cette manière.

Pour elle, Gertrude était celle qu’elle aimait, la colombe qui l’avait aidée à apprendre ses vers et à bien jouer pour la pièce de théâtre, elle était celle qui la faisait rire, qui l’avait aidée à sortir de sa coquille et à devenir plus affirmée.

Gertrude était au sein d’un immense trésor la pépite la plus brillante qu’elle aurait jamais pu trouver.

Aussi, alors qu’elles grandissaient et que le temps passait, qu’elles restaient toutes deux à Saint-Cyr, elle ne fut, au bout du compte, pas aussi surprise que les maîtresses de la maison d’éducation royale quand Gertrude indiqua qu’elle voulait devenir enseignante à Saint-Cyr.

Oui, Gertrude s’emportait facilement, elle avait un tempérament rebelle et vif, mais elle pouvait aussi montrer preuve de patience quand la situation l’exigeait et qu’elle le voulait bien.

Elle n’était pas au même niveau qu’Isabeau, mais elle s’en sortait bien, et Anne avait toujours su qu’elle saurait parfaitement s’occuper des futures colombes.

Elle pourrait les comprendre mieux que personne, parce qu’elle aussi elle avait supporté les privations, les dures règles de Saint-Cyr, avant que l’ambiance ne redevienne celle qu’elle était avant.

Elle se soucierait de leur bien-être.

Jamais elle ne les brimerait, ne les enfermerait dans un carcan, jamais elle ne le empêcherait d’être elles-mêmes.

Elle leur apprendrait à être libres.

Et Anne ferait tout pour en faire de même.

Quand elle vit l’autre maîtresse lire un livre de mythologie nordique à sa classe de colombes, les ouvrant à d’autres horizons que simplement les textes que les anciennes maîtresses leur lisaient autrefois, la jeune femme sentit son cœur faire un bond dans sa poitrine.

Si elle l’avait pu, elle l’aurait embrassée.

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Anne se demandait par moments si quelqu’un allait finir par comprendre.

Si une personne, parmi les colombes ou les maîtresses de Saint-Cyr, allait finir par réaliser la vérité.

Et le fait que, depuis que Gertrude l’aidait à réviser ses vers, à travailler son jeu, son cœur battait chaque fois un peu plus fort, un peu plus vite en sa présence.

Si quelqu’un savait déjà qu’elle l’aimait, qu’elle attendait chacun des moments qu’elles passaient ensemble avec impatience, si elle n’avait pas réussi à être aussi discrète qu’elle voulait l’être, si quelqu’un avait vu ce qui se cachait au plus profond de son cœur.

Gertrude n’avait pas compris, pas encore, et Anne ne savait pas si elle pourrait le lui dire un jour.

Mais en dehors d’elle, elle ne voulait pas que qui que ce soit le sache, non, parce que c’était son secret, parce que c’était à elle.

À elle et à personne d’autre, et personne ne pourrait jamais lui enlever ça.

Saint-Cyr pouvait tout lui prendre, il lui resterait toujours son amour pour l’autre colombe.

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Anne aurait sans doute dû se douter que ça se terminerait comme ça.

C’était une partie de colin maillard après tout, et toutes les colombes étaient en train de courir un peu partout dans le parc de Saint-Cyr, et quand l’une d’elle s’était écroulée par terre, elle n’avait pas vraiment été surprise.

Mais en voyant qu’il s’agissait de Gertrude, elle courut aussitôt dans sa direction pour s’assurer qu’elle allait bien.

« Viens avec moi, lui lança-t-elle aussitôt en voyant qu’elle s’était écorchée le genou, allons chez l’apothicairesse, que j’arrange ça.

Gertrude sourit malgré la douleur alors que sa compagne l’aidait à marcher.

- Merci, lui chuchota-t-elle.

- Ce n’est rien voyons, lui répondit Anne, souriant elle aussi, heureuse d’avoir un prétexte pour passer du temps avec elle. »

Et peut-être que, une fois qu’elle l’aurait soignée, elle aurait le temps de trouver un endroit secret à l’abri des regards pour l’embrasser avant la reprise des cours.

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Gertrude n’avait jamais eu peur de beaucoup de choses.

Et elle savait bien qu’elle n’avait pas à avoir peur d’Hortense.

Déjà parce qu’Hortense était la gentillesse incarnée et parce qu’il ne pouvait pas y avoir moins effrayante qu’elle.

Elle savait aussi que son amie ne la rejetterait pas pour être ce qu’elle était, mais il y avait, nichée au creux de son ventre, cette crainte irrépressible.

Aussi, ce ne fut qu’à la fin du repas qu’elles partageaient ensemble, alors qu’Anne lui adressait un sourire d’encouragement, qu’elle prit une profonde inspiration, après avoir mangé une part de son dessert sucré pour se donner du courage.

« Hortense, je… enfin, on voudrait te dire quelque chose.

La bretonne lui lança un regard surpris.

- Quoi donc ?

- Hé bien… Anne et moi on… on sort ensemble, depuis quelques semaines déjà. Et je… je suis lesbienne.

La lycéenne ne se souvenait pas l’avoir déjà dit avant, à part peut-être à elle-même, à Anne ou à Charlotte qui était la seule de leur groupe à être au courant pour le moment.

Le soleil illuminait la pièce, et Hortense lui sourit.

- Je m’en doutais.

Gertrude cligna des yeux, stupéfaite.

- Tu… quoi ?

- Que vous étiez ensemble. Avant, je n’aurais rien vu, mais depuis que je fréquente Charlotte, je fais un peu mieux attention à ce genre de choses. Et je suis heureuse pour vous, vous êtes un couple adorable, merci de… de me l’avoir dit. De m’avoir fait confiance.

Anne fronça les sourcils.

- Comment ça tu fréquentes Charlotte ? »

La rousse rougit, et Gertrude sourit, sa peur définitivement anéantie.

Des ragots et des potins, voilà une merveilleuse manière de finir cette conversation.

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Gertrude avait cru que rien dans son existence ne serait jamais plus excitant que de jouer Esther devant la cour et le roi.

Elle avait eu tort.

Lorsque le roi Soleil était venu à Saint-Cyr pendant quelques jours, accompagné de quelques dames et courtisans de la cour, afin d’assister à leurs répétitions avant leur prochaine représentation, toutes les colombes avaient été incroyablement extatiques.

Certes, ils ne logeraient pas à Saint-Cyr même mais non loin, mais le roi et des nobles de Versailles étaient dans leur établissement.

Bien évidemment, Charlotte n’avait pu qu’entraîner les autres colombes, dont Louise, Isabeau, Gertrude, Anne et Hortense, dans une partie d’espionnage qui s’était révélée fort amusante.

Au début du moins.

Quand elles avaient compris qu’un complot était mis en œuvre contre le roi, qu’une tentative d’assassinat était organisée contre lui, elles n’avaient rien pu faire d’autre que de tout faire pour la déjouer, le sauver.

Et lorsque, après leur succès, le roi les avait toutes félicitées, Gertrude n’avait eu d’yeux que pour Anne, qui malgré sa peur les avait suivies dans cette aventure digne d’une légende.

Comme elle était fière d’elle !

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C’était une belle journée.

Certes, il pleuvait, chose que les maîtresses de Saint-Cyr n’avaient définitivement pas prévu, mais Anne s’en moquait bien.

Elle pouvait jouer dehors, s’amuser avec les autres colombes, dans le parc et en suivant cette chasse au trésor organisée par leurs enseignantes pour fêter le retour des beaux jours et la fin de l’hiver, même si le soleil n’était pas au rendez-vous.

Elle avait le droit de passer du temps avec Gertrude sans que qui que ce soit ne puisse y trouver quoi que ce soit à redire, elle pouvait rire sans crainte, sans peur que leur secret ne soit découvert un jour.

Elles couraient toutes les deux, ensemble, main dans la main, le sourire aux lèvres, suivant les indices disséminés un peu partout, bien décidées à trouver ce fameux trésor.

Quand Anne réalisa qu’elle avait trouvé, ses yeux se mirent à briller et elle commença aussitôt à creuser, tandis que Gertrude l’observait sans rien dire ou faire, le regard tendre et amoureux.

« Tu comptes me regarder faire tout le travail sans m’aider ? Plaisanta Anne, amusée.

- Je t’aime, lui dit alors Gertrude d’une voix douce.

Anne se figea pendant quelques secondes.

- Tu…

- Je t’aime tellement et pour tellement de raisons différentes. Je t’aime pour tout ce que tu es, pour ta force, pour ta gentillesse, ta force, ton courage, ta détermination, toutes ces choses qui ne se voient pas forcément au premier abord mais dont tu sais faire preuve si besoin. Et je t’aime pour cette flamme que je vois briller dans tes yeux. Et cette flamme, je… je ne veux surtout pas qu’elle s’éteigne. »

La gorge d’Anne se noua et une fois de plus, elle regretta d’être à Saint-Cyr.

Parce que si elles avaient eu leur maison rien qu’à elles, elle aurait pu l’embrasser là tout de suite, comme son être et son cœur le lui commandaient, sans craindre qu’elles ne soient surprises par quelqu’un.

Mais elle ne le pouvait pas.

La vie était vraiment injuste.

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Anne avait fini par croire que ce jour n’arriverait jamais.

Après des années à batailler, de toutes leurs forces, après une longue, trop longue attente, elle et Gertrude avaient enfin réussi.

Elles étaient devenues mères, d’une petite fille à laquelle Anne avait donné naissance quelques jours plus tôt, et ensemble, elles avaient planté un arbre pour célébrer cette naissance, pour cette famille qui était en train de grandir et de croître peu à peu.

Et Anne…

Anne ne s’était jamais sentie aussi comblée qu’avant ce jour.

Parce qu’elles avaient réussi.

Parce qu’après avoir vécu une vie où leur amour était interdit, une vie où elles avaient été séparées à cause de ça, elles s’étaient retrouvées, s’étaient souvenues, s’étaient aimées à nouveau, s’étaient mariées, avaient eu droit à tout ce dont elles avaient toujours rêvé.

C’était ça sa fin heureuse.

Celle que la petite pensionnaire de Saint-Cyr n’aurait jamais cru pouvoir avoir un jour, même dans ses rêves les plus fous.

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Quand les colombes étaient là, Gertrude se sentait presque chez elle.

Elle était loin de sa maison, de sa famille, mais avec Charlotte, Louise, Henriette, Hortense et Isabeau, et surtout Anne, elle ne ressentait pas autant de tristesse qu’à son arrivée à Saint-Cyr.

Et ce surtout parce qu’avec elles, elle n’avait pas à faire semblant.

Elle n’avait pas à mentir sur ce qu’elle était, sur ce qu’elle ressentait.

Parce qu’elles savaient, toutes, et qu’aucune ne la jugeait pour ça.

Ici, elle se sentait bien.

Et, lorsque les moments à Saint-Cyr étaient trop rudes, les colombes pouvaient se retrouver en cachette pour discuter, plaisanter, rire et surtout jouer.

Et chaque baiser volé que Gertrude pouvait dérober à Anne en cachette des maîtresses de Saint-Cyr l’aidait à mieux respirer quand elle se retrouvait seule dans son lit la nuit.

Et c’était grâce à ses amies.

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Gertrude aurait aimé pouvoir revoir les maîtresses de Saint-Cyr.

Pour pouvoir leur dire merci au bout du compte.

Parce que même si ça n’avait pas été leur intention première, les expulser de Saint-Cyr, elle et Anne, les avait rendues heureuses, leur avait permis de trouver le bonheur.

Dans la souffrance, le sang et les larmes, après une lutte acharnée, mais qui avait porté ses fruits.

Et maintenant, près de soixante ans après leur départ de la France, elle et Anne pouvaient le dire sans hésitation.

Elles avaient vécu une belle vie.

Elles étaient vieilles désormais, et ne pouvaient plus faire grand-chose, à part passer du temps ensemble, se réchauffer devant un feu de cheminée, parler de leurs souvenirs de jeunesse en se berçant sur leur galerie, leur passé de colombe, leurs débuts au Nouveau monde, leur lutte pour créer un endroit dans le monde où tout le monde pourrait être heureux, libre et en sécurité.

Le début avait été douloureux et semé d’embûches.

Gertrude en avait la certitude, leur fin serait magnifique.