Work Text:
Kwang Chul-hee étira ses jambes sous le kotatsu, content de profiter d'un peu de chaleur, pour une fois. Depuis qu'il était arrivé à Takayubi, il avait fini par se résigner aux températures glaciales, au froid qui mordait sa peau du matin au soir, au givre qui recouvrait le paysage. Il était certes kaigenais, avait vu le jour dans un endroit sans doute aussi froid que celui-là, mais il s'en souvenait si peu... Il ne s'y était jamais habitué, balloté d'une région à l'autre, voire dans d'autres pays, où l'hiver était si doux qu'on pouvait rester en manches courtes jusqu'au retour des étouffants beaux jours.
Mamoru était assis à côté de lui, penché sur ses leçons de vocabulaire. Ils se touchaient sans y penser, pressés l'un contre l'autre pour tenir du même côté de la table. A chaque fois que leurs mains s'effleuraient, Chul-hee ne pouvait réprimer un frisson. La peau de Mamoru restait glacée en toutes circonstances ; il aurait pu plonger ses mains dans le feu qu'aussitôt sorties, elles seraient redevenues froides. Pourtant, il ne se lassait pas de les toucher. Il aurait d'ailleurs pu attraper sa main libre, celle qui n'était pas occupée à écrire, et la prendre dans la sienne. Mamoru l'aurait laissé faire. Mais il aimait encore mieux ces brefs contacts, ces instants volés où il lui expliquait un terme ou un concept, et qu'ils se frôlaient, durant une dinma ou peut-être moins.
À chaque fois que cela arrivait, Mamoru frissonnait, il pinçait les lèvres, détournait le regard et Chul-hee ne pouvait s'empêcher de sourire. Où était-il passé, dans ces moments-là, le combattant bravache, qui était prêt à le passer à tabac, le jour de leur rencontre ? Maintenant qu'il y pensait, Chul-hee se rendait compte que tout était allé très vite. Il l'avait détesté à la première seconde où ils s'étaient vus, il l'avait provoqué pour le simple plaisir de le voir s'énerver. Il avait instillé le doute dans son esprit, et s'était délecté de la lueur de désespoir qu'il avait allumée dans ses yeux. Le soir-même, alors qu'il était rentré, soigné mais épuisé et echevelé au domicile familial, il s'en était tant voulu qu'il n'avait pas fermé l'oeil de la nuit.
Depuis, Chul-hee s'était échiné à corriger son erreur. S'il ne se reprochait plus d'avoir révélé la vérité à Mamoru, il voulait lui prouver que son monde restait debout. Il avait fini par comprendre qu'un Matsuda ne s'épanouit qu'au contact de la guerre, une épée à la main, prêt à donner sa vie pour l'Empire. L'idée lui déplaisait. Depuis qu'il avait appris à connaître Mamoru et plus encore, depuis qu'ils avaient échangé ce baiser — suivi de nombreux autres — un soir après les cours, il nourrissait l'espoir secret de le voir renoncer, trouver un autre chemine, quitter sa montagne, la mort qui l'attendait au tournant, et qu'il le suivrait la prochaine fois que le travail de son père forcerait les Kwang à déménager de nouveau.
— Hé ho ? Chul-hee ?
Mamoru le fixait, la tête penchée sur le côté comme un chiot perplexe.
— Pardon, j'étais parti dans mes pensées pendant quelques instants.
— J'ai vu ça, oui. Je n'arrive pas à comprendre ce mot-là.
Chul-hee se pencha sur le texte, dont Mamoru avait entouré un mot au crayon gris. Lui-même ne le connaissait pas, et même avec le contexte, difficile de savoir ce qu'il signifiait. Il soupira. Depuis que Mamoru et lui avaient passé cet accord, ses progrès en vocabulaire avait ravi son professeur, qui lui fourissait avec joie du contenu plus ardu pour le mettre au défi. Quand même, il y a difficile et difficile... songea Chul-hee.
D'ordinaire, il aurait sorti son info-com, dont le dictionnaire intégré lui aurait tout de suite sorti définition, étymologie, synonymie et plusieurs phrases d'exemple afin de comprendre dans quel contexte précis ce terme était envoyé. Mais puisque le réseau restait encore très poussif dans cette zone, il se résigna à employer le dictionnaire, cette vieille brique de papier jauni qui avait un jour appartenu à la grand-tante de Mamoru et que Misaki avait mis à disposition des deux adolescents. Chul-hee ne se souvenait pas de la dernière fois où il en avait vu un, et pensait parfois aux réactions hilares de ses amis de Yamma devant une telle antiquité.
— Alors ?
— Minute, je cherche.
Mamoru se pencha à son tour au dessus de l'ouvrage, se rapprochant de Chul-hee jusqu'à poser son menton sur son épaule. Chul-hee se contenta d'en profiter. Il ne fit aucun commentaire, ne lui fit même pas remarquer. A Takayubi, et à plus forte raison dans les vieilles familles guerrières comme l'étaient les Matsuda, on ne se touchait pas en public, pas même entre époux. Si entre amis, les garçons se mettaient volontiers des tapes dans le dos, il était inconcevable de se tenir la main au vu et au su de tous.
Ces convenances d'un autre âge s'effaçaient parfois, entre les deux garçons, mais jamais pour bien longtemps. Ils trouvaient parfois, à la fin des cours, un endroit tranquille à l'abri des regards et profitaient de quelques minutes, lovés l'un contre l'autre, jusqu'à ce que Mamoru décrète, le rouge aux joues, qu'il en avait assez.
— Alors, qu'est-ce que ça veut dire ?
— Aucune idée, c'est un vieux texte, on ne parle plus du tout comme... Ah si, ça y est, j'ai trouvé.
La définition était bien cachée, parmi la liste des usages figurés de ce terme. Chul-hee l'avait bien deviné, personne n'utilisait plus ce mot-là, désormais, on ne le trouvait que dans les vieux livres. Le fait que l'auteur l'ait utilisé dans un sens métaphorique impossible à comprendre à la première lecture n'aidait pas beaucoup non plus.
— Et du coup ?
— C'est une façon complètement dépassée de dire « voler un baiser ».
Mamoru se redressa, comme s'il venait tout juste de prendre conscience de sa position. Chul-hee ne voulait pas le laisser partir, pas encore, alors il passa son bras autour de lui et l'attira de nouveau contre lui. Mamoru se laissa faire. Il laissa de nouveau tomber sa tête sur l'épaule de Chul-hee, et prit sa main. Il entortilla leurs doigts, une moue agacée au visage.
— La phrase ne veut rien dire, c'est n'importe quoi…
— C'est une image, c'est poétique. Il faut imaginer le vent comme une personne qui viendrait s'allonger dans un champ de fleurs, qui serait aussi une personne, et qui, en le voyant endormi, lui volerait un baiser pour le réveiller.
L'occasion était trop belle. La mère de Mamoru et ses tantes s'étaient retirées dans une autre pièce, avec les enfants, et les hommes de la maison travailleraient encore à l'extérieur du domaine pendant un moment.
— Comme ça.
Chul-hee attrapa le menton de Mamoru. Il lui laissa quelques instants pour se dérober s'il le voulait, un dernier échappatoire. Il ne la saisit pas. Chul-hee, dans un sourire, posa ses lèvres sur celles de Mamoru. En une dinma, tout disparut autour d'eux. Ils existaient, seuls, dans un univers rien qu'à eux. Chul-hee se demanda si cela changerait un jour, si avec le temps, la magie se dissiperait et qu'il ne sentirait plus de fourmis au bout de ses doigts à chacun de leurs baisers. Il fit remonter sa main vers la joue de Mamoru, la peau douce et glacée lui arracha un frisson.
— Vus !
Le shoji s'ouvrit en grand, révélant Setsuko et Hyori. La première arborait un large sourire sardonique tandis que la seconde se cachait le visage dans le creux de son coude, mortifiée. Les deux adolescents se séparèrent comme s'ils venaient de recevoir un choc électrique, et s'assirent chacun à un bout de la petite table.
— Tante Setsuko... couina Mamoru. Vous... vous nous observez depuis longtemps ?
— Nous voulions un peu de thé pour faire une pause dans notre couture. Je me suis dit que deux jeunes esprits en plein effort intellectuel pourraient aussi profiter d'un moment de répit, mais je vois que vous ne m'avez pas attendue pour vous détendre.
Chul-hee, qui jusqu'alors n'osait regarder rien d'autre que ses chaussettes, jeta un oeil inquiet vers Mamoru. Ce dernier avait viré au rouge brique et semblait déployer tous les efforts du monde pour soutenir le regard de sa tante.
— Vous ne direz rien à mon oncle, pas vrai ?
Chul-hee déglutit. Mamoru lui avait déjà expliqué que les relations entre garçons ne posaient pas de problème à Takayubi, que c'était même vu comme une expérience de jeunesse normale et saine. Ce qu'il craignait, par contre, c'est que le chef des Matsuda voie d'un mauvais oeil que son neveu choisisse de s'acoquiner avec un étranger plutôt qu'avec quelqu'un dont il connaissait la famille.
Setsuko, elle, partit dans un grand éclat de rire.
— Parce que vous croyez qu'il l'ignore !
Devant l'air interloqué des deux garçons, elle poursuivit, toujours hilare :
— Votre nyama est vivante, vous savez, elle réagit à vos émotions. N'importe quel théonite aux alentours peut le ressentir et c'est d'autant plus vrai pour quelqu'un comme mon époux. Vous ne vous contrôlez pas très bien, en plus. La première fois que c'est arrivé, je servais une collation à ces messieurs, et vous vous êtes tant enflammé qu'ils ont cru qu'un tajaka venait de débarquer dans le village. Je revois encore l'air affolé de Yukino Dai, prêt à saisir son sabre pour bouter l'ennemi hors de Takayubi, quand votre père a dit, avec son calme habituel (Elle prit une voix exagérement grave) : « Ne vous en faites pas, il s'agit juste de mon idiot d’aîné qui prend le chemin de l'âge adulte. »
— Setsuko, sermonna Hyori en lui tirant la manche, vous vous montrez inconvenante.
— Pas autant que ces deux-là, répliqua-t-elle d'une voix chantante.
Chul-hee, qui aurait aimé s'enterrer au plus profond de la montagne pour échapper à la honte, croisa le regard de Mamoru et lui adressa une grimace embarrassée. Il l'avait mis dans l'embarras et le regrettait. D'autant que désormais, il pourrait toujours courir pour lui quémander un baiser. Lui qui avait enfin réussi à faire fondre un peu toute cette glace…
— Je parlerai à mon oncle, dit Mamoru à l'adresse de Setsuko. Je lui dirai. Pour être honnête.
— C'est une bonne décision, ça.
Elle s'avança dans la pièce et lui ébouriffa les cheveux. Le geste sembla outrageusement familier à Chul-hee, qui n'avait vu des Matsuda qu'une distance froide, soucieuse des convenances. Cependant, du peu qu'il avait aperçu de cette femme, elle lui semblait appartenir à un tout autre monde.
— Et ne vous en faites pas pour son avis. Le jeune Kwang vient de loin, mais mon cher Takashi ne tarit pas d'éloges à propos de son père. Il est ravi de vous voir fraterniser.
Elle tourna les talons et rejoingnit Hyori qui, elle, n'avait pas bougé d'un pouce.
— Allez, je vous amène deux bonnes tasses de thé, donnez-moi juste quelques siiranu. Et soyez sages, on vous surveille.
Les deux femmes disparurent dans le couloir et un silence glaçant tomba dans le petit salon. Chul-hee ne savait plus où se mettre. Mamoru lui en voudrait, il n'avait aucun doute là-dessus ; il lui avait déjà expliqué plusieurs fois à quel point les démonstrations d'affection en public étaient socialement inacceptables. Il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même. Il attrapa sa trousse sur la table, et la fourra dans son sac.
— Bon, je crois que je vais m'en aller, ça vaut sans doute mieux.
— Quoi ? Non, reste…
Sans qu'il s'en rende compte, Mamoru s'était déjà remis devant son cahier et recommençait à lire le texte. Il releva la tête lorsque Chul-hee lui dit vouloir partir et le regarda avec une drôle de moue, le visage fuyant.
— On a... pas fini les devoirs. J'ai besoin de ton aide, moi.
Chul-hee resta un instant interdit devant cette situation qu'il n'avait pas du tout envisagée. Il était tellement persuadé que Mamoru lui en voudrait qu'il ne comprit pas tout de suite ce qui se passait. Finalement, il reprit place à son tour. Sous la table, la main de Mamoru trouva la sienne. Il ne la lâcha pas quand, un peu plus tard, Setsuko revint avec deux tasses fumantes.
